55 ans de l’indépendance et 31 ans de la République : Un basculement vers l’autocratie

À l’occasion de la 55e célébration de l’Indépendance le 12 mars 2023, quelques acteurs de la société mauricienne font un constat de notre société, et élaborent aussi sur les changements qu’ils aimeraient voir. Pour ces derniers, si beaucoup a été accompli, il reste néanmoins beaucoup à faire, que ce soit sur le plan politique, démocratique, économique et social.

Xavier Luc Duval : « Immense chantier législatif pour le prochain gouvernement »

Le leader de l’Opposition, Xavier Luc Duval, estime que « le pays est la dérive. Il passe d’un pays démocratique pour devenir une autocratie ». En tant que leader de l’Opposition, il affirme que « la priorité d’un prochain gouvernement est d’apporter des changements en profondeur pour consolider notre espace démocratique ». Il déplore le fait que nous ayons un Premier ministre omnipuissant et un Président de la République qui est à la botte du Premier ministre. En ce qui concerne le nombre de mandats du Premier ministre, Xavier Duval ajoute qu’il faudrait revoir la durée du mandat du Premier ministre, et préconise dans la même foulée qu’une limitation de deux mandats consécutifs soit introduit.

Un autre changement majeur qu’il faudrait apporter, c’est au niveau du Parlement, qui doit pouvoir exercer librement son droit de regard. Toujours sur le plan de la transparence, il plaide pour que les clauses de confidentialité soient rendues illégales, vu que l’Opposition parlementaire n’a pu exercer son droit de regard sur des projets tels que Safe City, ou encore le Metro Express, qui ont englouti des milliards.

Selon lui, nous faisons face à une situation « où toutes les nominations ont été faussées, avec des personnes indésirables, incompétentes et inexpérimentées à la tête des institutions clés du pays ». Il plaide aussi pour une meilleure transparence en ce qui concerne les nominations importantes, que ce soit dans les institutions du gouvernement, les compagnies publiques ou les corps paraétatique. Sur le plan des recrutements au niveau de la fonction publique, il plaide pour une refonte de la ‘Public Service Commission’ (PSC) pour permettre une meilleure égalité des chances.

Par ailleurs, revenant sur les lois électorales, le leader de l’Opposition ajoute que c’est un fait qu’il y a une différence de taille en ce qui concerne le nombre de votants dans les différentes circonscriptions. Selon lui, cela n’est pas démocratique et il faudrait revoir cela.

« Un prochain gouvernement devra se lancer dans un véritable chantier législatif, car tout est à revoir. Il y a une série de changements qu’il faudrait apporter dans le pays, mais pour cela, il faut un changement de gouvernement », conclut-il.

Neena Ramdenee (LPM) : « Pourquoi pas une femme Première ministre à la tête du pays ? »

Pour Nina Ramdenee, membre de Linion Pep Morisien (LPM), « nous vivons dans un siècle où tout va à la vitesse grand ‘V’. 55 ans d’indépendance pour un pays, cela peut sembler peu, mais en vérité c’est un long laps de temps. Et force est de constater que Maurice a encore beaucoup à faire dans plusieurs domaines ».

Sur le plan de la démocratie, elle soutient que « le point fondamental de toute démocratie qui se respecte est le respect de la liberté d’expression, comme établi par notre Constitution, que ce soit au sein de l’Assemblée nationale ou dans la rue. Or, que voyons-nous ? À l’Assemblée nationale, nous avons un Speaker qui empêche le travail législatif de se dérouler en toute quiétude. Il ne fait preuve d’aucune neutralité, qui est à la base de sa fonction. Il favorise le gouvernement, tout en coupant la parole aux députés de l’Opposition et en les mettant à la porte pour plusieurs séances ».

Et en ce qui concerne la liberté d’expression dans la rue, ce n’est pas mieux. Nina Ramdenee revient ainsi sur l’incident du vendredi 3 mars 2023, où les membres de LPM ont été traînés manu militari au poste de police des Casernes centrales avant le début d’une manifestation contre le Commissaire de Police. Ils ont ensuite été déférés devant le magistrat qui a toutefois décidé de les libérer sans imposer de caution. Nina Ramdenee fait ressortir que la loi stipule qu’il faut avoir moins de 12 manifestants, mais maintient toutefois, qu’outre elle-même, il y avait seulement 7 autres membres de LPM sur les lieux.

Elle revient aussi sur la disparité entre le nombre de femmes et d’hommes au Parlement. Selon elle, les femmes à Maurice constituent plus de 50 % de la population, ce qui ne se reflète pas concernant leur représentation au Parlement. Il n’y a que 20 % de femmes à l’Assemblée nationaleet trois femmes ministres sur 24. « Nous souhaitons ainsi une parité de candidats présentés par les partis politiques, sans attendre de loi en ce sens, ce qui fait que numériquement, il y aura plus de femmes élues. Cela encouragera et favorisera l’entrée des femmes dans la politique active. Le pays ne pourra que bénéficier de la présence des femmes au Parlement. Avec une sensibilité différente, elles amèneront un plus indéniable au pays », explique Nina Ramdenee. Elle se demande aussi s’il n’est pas grand temps d’avoir une femme Première ministre à Maurice.

Faizal Jeerooburkhan, observateur politique : « Le pays bascule vers une autocratie »

Faizal Jeerooburkhan, observateur politique, dresse un tableau plutôt sombre. Il fait ainsi observer qu’après 55 ans d’indépendance, nous vivons toujours dans une démocratie représentative, où le peuple exerce le pouvoir politique d’une manière indirecte en élisant des représentants chargés d’établir en leur nom des lois (pouvoir législatif) et de les exécuter (pouvoir exécutif).  Or, selon lui, ce modèle a été maintenu et exploité politiquement depuis l’indépendance par « deux dynasties ethno-castéistes en alliance avec d’autres partis et en connivence avec l’oligarchie, et plus récemment, avec la mafia ».

Il fait ainsi ressortir que « depuis les années 2000, ce système est utilisé pour piller les finances publiques et pour s’approprier les terres de l’État à des fins d’enrichissements personnels ou partisans. L’argent sale sert à acheter les votes des électeurs. La démocratie est mise en danger par la mauvaise gouvernance, l’opacité, le népotisme, la fraude et la corruption, le communalisme, etc. ». 

Or, toujours selon Faizal Jeerooburkhan, toute transition vers une démocratie participative, qui favorise l’implication des citoyens dans la vie politique active et dans le processus de prise de décision, ne retient pas les faveurs de nos dirigeants politiques. « C’est plutôt l’inverse que nous constatons, avec beaucoup d’amertume et de répugnance. Il me semble que la république a basculé dans une autocratie », dénonce-t-il. Il plaide dès lors pour un changement en profondeur. Selon lui, l’emphase doit être mise sur les concepts tels que la démocratie, la méritocratie, la transparence, la bonne gouvernance et l’égalité des chances, entre autres.

Il faudrait en parallèle protéger et consolider les « chiens de garde » de la démocratie : l’opposition, la presse, les syndicats, les ONG, la société civile, le judiciaire, etc. Concernant la liberté d’expression, la persécution contre la presse écrite et les radios privées doit cesser. Les lois telles que l’ICT Act, l’IBA Act ou encore les lois anti-regroupement dans le sillage de la covid-19, doivent être revues afin de permettre aux citoyens d’exprimer leurs opinions librement, sous certaines restrictions raisonnables. Il faudrait aussi revoir la MBC Act pour s’assurer que la MBC ne monopolise pas l’espace télévisuel d’une façon partisane. « Dans ce contexte, une ‘Freedom of Information Act’ est primordial pour consolider la démocratie », explique Faizal Jeerooburkhan

Sur le plan constitutionnel, le système électoral de ‘First Past the Post’ doit être amendé pour inclure une dose de proportionnelle, ceci pour mieux refléter les votes exprimés par les électeurs. Le ‘Best Loser System’ est une aberration et doit disparaitre de notre Constitution, dit-il. Une loi anti-transfuge doit être promulguée pour mettre fin au « transfugisme pervers et immoral ». Le fonctionnement du Parlement doit être revu pour permettre à l’Opposition de jouer pleinement son rôle. Un sénat serait certainement un plus. Un « comité de sages » national aiderait à sélectionner les meilleurs candidats à la tête des institutions, ainsi que pour les postes constitutionnelles, sur une base de compétence et d’intégrité.

Les élections législatives, municipales et villageoises doivent être organisées par la Commission électorale, l’‘Electoral Boundaries Commission’ (EBC) et l’‘Electoral Supervisory Commission’ (ESC) en toute indépendance et impartialité. L’EBC doit reconsidérer la délimitation des circonscriptions suite à un nouveau recensement, affirme notre interlocuteur. Les sociétés socioculturelles qui utilisent des arguments communaux, castéistes ou religieux en donnant des consignes de vote doivent rester à l’écart de la politique. Il faudrait revoir le rôle et le financement de ces sociétés.

Faizal Jeerooburkhan ajoute aussi qu’il faut combattre l’ingérence politique à outrance dans les institutions publiques et parapubliques. Celles-ci doivent opérer en toute indépendance avec des personnes intègres et compétentes à leur tête. Il faut aussi contrôler le financement des partis politiques en octroyant plus de pouvoirs à l’ESC, pour s’assurer que l’argent et le pouvoir ne pervertissent pas la démocratie. Le mandat du PM doit être limité à deux.

« Tout ceci requiert davantage de consultations avec les citoyens et les forces vives sur le processus de prise de décision sur les enjeux sociaux, politiques et économiques majeurs, ce qui implique l’éducation des gens à travers des débats non-partisans à la radio et à la télévision et dans les réunions politiques », conclut l’observateur politique. 

Stéphanie Anquetil : « Il nous faudrait une société plus ‘women friendly’ »

Pour la députée du Parti travailliste (PTr), Stéphanie Anquetil, parmi les changements qu’elle souhaiterait voir à Maurice, elle aurait voulu que Maurice devienne une société plus « women-friendly ».

« Mais on est encore loin de ce but. Pour cela, il faudrait un changement dans la mentalité des gens. On doit travailler ensemble pour l’avènement d’une culture de respect et d’égalité pour toutes les personnes, indépendamment de leurs genres, et ainsi donner à la femme la place qui lui revient au sein de la société », dit-elle.

Pour illustrer ses propos, elle aborde la scène politique à Maurice. « En politique surtout, on ressent terriblement cette absence d’égalité. Il faut dire que Maurice est le plus mauvais élève lorsqu’il s’agit de la représentation des femmes au Parlement. On se retrouve complètement dans la queue et il faut ainsi apporter un changement à ce niveau ». Elle souligne ainsi que c’est inacceptable qu’aujourd’hui, seulement trois femmes sont ministres. Qui plus est, « le speaker de l’Assemblée nationale est un homme, le Premier ministre est un homme et le Président de la République est aussi un homme ».

« Les portefeuilles qui sont réservés pour les femmes sont toujours le ministère de la Femme, celui de l’Éducation ou encore l’Égalité des genres. Or, les femmes ont amplement démontré qu’elles peuvent elles aussi gérer des responsabilités à la tête du pays. Il est grand temps, par exemple, d’avoir une femme comme ministre des Finances. Si à la maison, la femme peut gérer les finances, pourquoi elle ne peut les gérer au niveau du pays ? », se demande-t-elle. « Je voudrais voir une femme à la tête du ministère des Finances. Une autre femme à la tête des Affaires étrangères. Nous demandons ainsi de non seulement augmenter le nombre des femmes au Parlement, mais aussi de donner plus de chance aux femmes d’assumer de plus grandes responsabilités au sein du gouvernement. Il est grand temps d’arrêter les préjugés dans ce domaine. Mais il y a un gros travail à faire pour pouvoir atteindre cet objectif et apporter le changement d’attitude voulu », préconise-t-elle.

Il faudrait selon elle, dans un premier temps, changer les attitudes et le comportement au niveau individuel, qui mènent vers des inégalités. « Il faudrait qu’on reconnaisse déjà les droits des femmes dans notre pays. Il faudrait ensuite donner de la place aux femmes dans tous les domaines. Si on ne prend pas le taureau par les cornes maintenant, nous serons condamnés à être dans la même situation dans les prochains 20 ou 30 ans », conclut-elle.

Jocelyn Chan Low : « Le changement passe avant tout par les partis politiques »

Selon l’observateur politique Jocelyn Chan Low, il y a un problème clé à Maurice : les partis politiques eux-mêmes. Ils ne fonctionnent pas, selon lui, de la manière qu’il faudrait. « 55 ans après notre indépendance, force est de constater que les partis politiques, que ce soit à Maurice ou à Rodrigues, sont des partis ‘personnels’, et qui ne sont pas vraiment démocratiques ou collégiales », regrette Jocelyn Chan Low. Par partis politiques ‘personnels’,  il veut dire que ces partis tourneraient autour d’une seule personne.

La démocratie dépend non seulement du régime qui est en place (par exemple, un régime parlementaire ou présidentiel), mais aussi des partis politiques. Or, à Maurice, il y a cette perception que notre démocratie a été confisquée au profit de ces personnes dont le nom est synonyme de leur parti. « La politique à Maurice est une affaire de quatre ou cinq personnes », dit sans détour Jocelyn Chan Low.

Selon lui, il est ainsi très important de revoir l’agencement des partis et la manière dont ils fonctionnent. Par exemple, Jocelyn Chan Low explique que quand quelqu’un n’est pas d’accord avec une chose dans le parti, il doit soit accepter la décision collégiale, ou bien il doit partir pour éviter la fragmentation du parti.

Notre interlocuteur plaide pour une meilleure transparence dans le fonctionnement des partis. Il préconise aussi la mise sur pied d’un ‘Registrar of Political Parties’. « C’est cela le changement qu’il faudrait apporter dans notre système politique », conclut Jocelyn Chan Low.

Fabrice David : « Je souhaiterais plus de transparence et de redevabilité »

Fabrice David, député du Parti travailliste (PTr), se montre plutôt attristé. « Ce 12 mars 2023, cela fera 55 ans que Maurice est un ‘État souverain et démocratique’ selon l’article premier de notre Constitution, qui est entré en vigueur le 12 mars 1968. Mais tristement, cet anniversaire intervient à un moment de notre histoire où le pays connait un recul de la démocratie », déplore-t-il.

Le député devait étayer ses dires en faisant référence à plusieurs rapports d’organismes indépendants qui confirment ce recul de la démocratie à Maurice, que ce soit le rapport V-Dem, celui de Reporters Sans Frontières (RSF), ou encore celui d’IDEA International, entre autres.

En tant que jeune député travailliste, Fabrice David veut lui aussi des changements dans le pays, alors que nous célébrons les 55e anniversaire de notre indépendance et les 31 ans de la République. Pour lui, il faudrait avant tout des changements au niveau du « Temple de la Démocratie », c’est-à-dire le Parlement. Il souhaite ainsi que le ‘Question Time’ et le ‘Prime Minister’s Question Time’ (PMQT) soient étendus pour donner la chance aux parlementaires de l’Opposition de s’exprimer. Dans le même registre, il souhaiterait qu’il y ait une obligation pour les ministres de déposer les réponses écrites et autres documents demandés dans un délai de 7 jours à partir de la date de la question parlementaire.

Fabrice David souhaiterait aussi plus de transparence et de redevabilité, notamment à travers la promulgation d’une ‘Freedom of Information Act’, qui est l’un des grands engagements du prochain gouvernement, sous l’égide des Travaillistes.  Selon lui, « cette nouvelle loi donnera accès aux informations concernant la gestion de l’État et rendra transparentes les décisions gouvernementales, l’attribution des contrats publics ainsi que les nominations dans les institutions ».