Ally Lazer : « Il y a des foires de drogues, comme il y en a de légumes »

  • « Le combat se fait sur le terrain et non pas entre les quatre murs du Bâtiment du Trésor »

 

La situation concernant la drogue n’a jamais été aussi alarmante. C’est Ally Lazer qui le dit. Le constat de ce travailleur social comptant plus de quarante ans dans ce combat donne la chair de poule…

 

Zahirah RADHA

 

Q : Un Premier ministre qui reconnait que la drogue accède facilement au pays malgré la fermeture des frontières. Est-ce un aveu d’échec ?

Définitivement !

 

Q : Où Pravind Jugnauth a-t-il fauté dans sa mission de « casse les reins trafiquants » ?

Il a tellement fauté que je ne sais même pas par où commencer ! S’adressant à la nation récemment, plus précisément après la première manifestation citoyenne, il a dit qu’une fois que le rapport de la « Court of Investigation » sur le Wakashio sera prêt, il agirait de la même façon qu’il l’avait fait dans le cas du rapport de la commission d’enquête de Lam Shang Leen. Pour moi, il s’agissait d’une provocation pure et simple.

 

Q : Pourquoi ?

Qu’il me montre les actions qu’il avait prises ! La commission d’enquête Lam Shang Leen avait coûté plusieurs millions de roupies que, je précise, ne sortaient pas de la poche de Pravind Jugnauth mais celles des contribuables. Or, la seule action qu’il a prise c’est d’instituer un comité interministériel où siégeait un ministre qui avait induit et le Parlement et la commission d’enquête en erreur en disant que la situation de la drogue n’était pas alarmante et qu’il n’y avait pas de morts par overdose.

Il a aussi mis sur pied une ‘Task Force’ où j’ai dû répéter tout ce que j’avais dit à Paul Lam Shang Leen et ses assesseurs. On est finalement retourné à la case du départ.  Deux ans après que ce rapport a été rendu public, les avocats-politiciens véreux continuent d’exercer. Les 136 trafiquants que j’avais dénoncés opèrent toujours impunément.

J’ai lancé un défi au Premier ministre pour un face-à-face. Je lui aurais montré exactement où il a fauté, voire failli dans son prétendu combat contre la drogue. Je lutte contre ce fléau depuis plus de quarante ans et je peux vous dire que la situation n’a jamais été aussi alarmante. Elle a empiré, allant « from bad to worst ».

 

Q : Qu’est ce qui explique cette ampleur qu’a prise le trafic de drogue ?

Le Premier ministre a reconnu que la fermeture des frontières n’était pas un obstacle pour l’entrée de la drogue au pays. Beaucoup de drogues rentrent chez nous par voie maritime, mais aussi dans des conteneurs, comme il l’a lui-même dit. Cela me révolte qu’il affirme ne pas pouvoir fouiller tous les conteneurs. C’est extrêmement grave. Quel signal envoie-t-il en tant que Premier ministre et ministre de l’Intérieur aux trafiquants de drogue ? N’est-ce pas un aveu que les autorités ne sont pas compétentes ? Faut-il chercher encore plus loin pour savoir pourquoi le trafic de drogue a amplifié ?

 

Q : Il y a eu dans le passé la commission Rault et la toute récente présidée par Lam Shang Leen. N’ont-elles été d’aucune utilité ?

Je vous le dis en toute sincérité, avant la commission Lam Shang Leen, je ne connaissais rien de la loi régissant une commission d’enquête. Ce n’est qu’après ma déposition qu’un avocat, qui n’a jamais défendu un cas de drogue, m’a invité à son bureau pour me l’expliquer. Il m’a fait comprendre qu’une commission d’enquête n’a pas de pouvoirs légaux pour agir. Raison pour laquelle les avocats-politiciens véreux peuvent toujours exercer. Je me demande pourquoi le gouvernement a gaspillé autant de ressources, d’énergie et de fonds publics en instituant une commission d’enquête qui a duré pendant trois ans et qui n’a finalement servi à rien. C’est très grave. Entretemps, la situation a empiré.

 

Q : Mais le Premier ministre préside aussi un Conseil de haut niveau sur la drogue. N’a-t-il pas donné des résultats ?

Ce n’est que pour la galerie ! Il veut montrer qu’il « casse grand paké ». Mais quel a été le résultat ? Ce comité siège entre les quatre murs du Bâtiment du Trésor alors que le combat contre la drogue se fait sur le terrain. Pour moi, ce comité est synonyme de jeter la poudre aux yeux de la population. La situation, je le redis, a empiré drastiquement.

 

Q : Les saisies records de ces derniers temps n’ont-elles pas freiné la disponibilité à gogo de la drogue ?

On a connu, dans ce pays, toutes sortes de pénuries, allant de la pomme de terre à l’oignon jusqu’au thé sec quand un laborantin clandestin à Triolet en achetait en grande quantité pour fabriquer de la drogue synthétique. Par contre, il n’y a jamais eu de pénurie de drogues. Le jour où il y en aura, on verra une révolution dans le pays.

 

Q : N’est-ce pas exagéré de parler de révolution ?

Je sais de quoi je parle ! Quand ils sont en état de ‘fat yen’ (ndlr : en manque), les toxicomanes, qui sont en surnombre, révolteront. S’il y a effectivement des gens de bonne volonté au sein des autorités qui veulent combattre ce fléau et qui sont payés pour faire ce travail, qu’ils viennent me voir. Je les emmènerai dans les coins et recoins du pays pour leur montrer où se vend la drogue. Il y a même des foires de drogues, comme il y en a de légumes.

N’oubliez pas que les 95 kilos de cocaïne saisis à Pailles étaient arrivés à bord du navire qui transportait le Metro Express et avaient déjà franchi la douane. Ce n’est qu’une infime partie qui a été découverte. Imaginez combien de kilos ont dû rentrer. Jusqu’ici, il n’y a eu point d’arrestation.

 

Q : Où se situent donc les failles ?

Le plus grand obstacle dans cette lutte demeure la corruption. Il y a aussi une protection occulte des barons de la drogue. L’affaire Kistnah dure depuis des années. Je me demande s’il n’y a pas intentionnellement des ‘delaying tactics’ pour que les avocats des présumés trafiquants puissent finalement demander la radiation des charges, comme dans le cas de Gros Derek. Précédant l’arrestation de Navind Kistnah, son frère avait averti que « si mo frère kozer, bocou gros latet pou tomber ».

L’ironie, et ce qui est révoltant aussi, c’est que ce n’est pas le responsable de l’ADSU ou son adjoint qui a été dépêché au Mozambique pour ramener ce suspect, mais un envoyé spécial du PMO. Posez-vous la question pourquoi. Est-ce par hasard que même pas « ene ti latet » est tombé jusqu’ici ? Nous prend-t-on pour des imbéciles ? N’est-ce pas tout aussi révoltant que le « zenfant lakaz » Geanchand Dewdanee, qui a été vu sur des photos en compagnie du Premier ministre, soit libéré deux ans après son arrestation pour faute de preuves ?

 

Q : Vous insinuez qu’il y a une relation incestueuse entre le pouvoir et les présumés trafiquants ?

Oui, je vous l’ai dit. Le plus grand obstacle dans le combat contre la drogue est la corruption. Sinon, Dewdanee ne serait pas un homme libre aujourd’hui. Les prisons, précisons-le, sont remplies à 80% par des consommateurs de la drogue. J’aurais souhaité que ce soit 80% de trafiquants qui soient incarcérés.

 

Q : Il y a pas mal de critiques contre l’ADSU, le rapport Lam Shang Leen étant même allé jusqu’à préconiser son démantèlement alors que le Premier ministre a opté pour son maintien. Qu’en pensez-vous de cette unité ?

La majorité des éléments de la police et de l’ADSU font leur travail correctement et honorablement. Il faut bien qu’il y ait une unité pour combattre la drogue. Il y a néanmoins quelques brebis galeuses et des vendeurs de conscience. Une révision du système s’impose. C’est inacceptable, par exemple, qu’un haut gradé de l’ADSU agisse comme garçon d’honneur lors du mariage de la fille d’un caïd de la drogue.

Il y a trop de questions qui restent sans réponses. Comment expliquer que 16 kilos d’héroïne manquaient au compteur après la saisie des 135 kilos d’héroïne dans le port ? Comment se fait-il que 7 kilos d’héroïne et Rs 800 000 saisis chez un trafiquant de drogue puissent disparaître du coffre-fort de l’ADSU, qui est sous haute sécurité, sans qu’une dynamite ne tombe sur les Casernes centrales ?

 

Q : Parlons de statistiques. Sait-on combien de toxicomanes le pays compte actuellement et quelle quantité de drogues est vendue mensuellement par exemple ?

Aucune étude n’a été faite pour connaître les statistiques ou pour situer l’ampleur du problème. Dix ans de cela, j’avais estimé qu’au moins 57 kilos d’héroïne étaient vendus par mois. À cette époque, il n’y avait pas encore de drogues synthétiques ou d’autres types de drogues qui sont disponibles actuellement.

Quand mon oncle était décédé d’overdose il y a quarante ans de cela, la cause inscrite sur son acte de décès était ‘œdème pulmonaire’. Le pays enregistre plusieurs cas de décès attribués à l’œdème pulmonaire chaque semaine. Combien parmi sont liés à la drogue ? On n’en sait pas. À la Réunion, quand une personne décède des suites d’un œdème pulmonaire, un test de toxicologie est effectué pour déterminer si elle est morte d’overdose. Malheureusement chez nous, ce test n’est pas pratiqué. Voilà comment on cache la vérité. C’est ce qui avait d’ailleurs permis à un ministre en fonction de dire qu’il n’y avait pas de morts liés à la drogue.

 

Q : Combien de types de drogues sont disponibles en ce moment sur le marché ?

Il y a principalement deux catégories de drogues : celles des riches et celles des pauvres. Il y a eu, depuis les années 60, le gandia, suivi de l’introduction de l’opium qui était réservé aux commerçants d’une communauté spécifique. Au début des années 80, il y a eu l’introduction de l’héroïne no. 6. Celle-ci est la plus mauvaise qualité d’héroïne et avait provoqué la mort de beaucoup de toxicomanes.

Elle était vendue à l’époque à Rs 7 la dose. Aujourd’hui, un gramme d’héroïne vaut plus qu’un gramme de l’or, soit plus de Rs 12 000 / gramme. 40 doses peuvent être obtenues à partir d’un gramme d’héroïne mélangé avec du panadol pour augmenter le volume. La dose est vendue à Rs 200 ou Rs 250, dépendant de la localité.

Il y a également le Subutex que les toxicomanes utilisent pour s’injecter par voie intraveineuse. Pour couronner le tout, il y a la cocaïne et l’ecstasy qui sont réservées uniquement pour les bourgeois. Ensuite, il y a les drogues synthétiques qui sont vendues à Rs 100 la ‘pocket’ et qui font un ravage parmi les jeunes.

Q : Que faut-il faire pour prendre les taureaux par les cornes ?

Il y a deux aspects importants dans la lutte contre la drogue : la réduction de l’offre et la réduction de la demande. La réduction de l’offre implique la mobilisation de la police et du judiciaire. Par contre, la réduction de la demande passe par la prévention, le traitement et la réhabilitation. Le seul organisme qui faisait la prévention, la NATRESA, a été démantelée par un ministre sur un simple coup de tête alors qu’il aurait fallu la réinventer et la redynamiser. Résultat : on n’a aucune politique nationale de prévention alors que la situation l’exige.

 

Q : Quel est le but de votre marche prévue pour le 31 octobre ?

L’objectif principal, c’est de tirer la sonnette d’alarme sur la gravité de la situation, mais aussi de dénoncer la protection occulte des trafiquants et des vendeurs de conscience. Il y a un rajeunissement et une féminisation des vendeurs et des consommateurs de la drogue. À travers cette marche, nous témoignerons aussi notre solidarité envers les victimes décédées de la drogue ainsi qu’envers leurs proches. J’invite donc les Mauriciens à venir nous soutenir en masse pour dire NON à la drogue et à la corruption.