Anil Gayan : « Une commission d’enquête sur les acquisitions à la Santé »

  • « Je n’aurais pas été dans le même état d’âme qu’Ivan Collendavelloo l’est envers le Premier ministre »

Il le dit ouvertement : il regrette de ne pas faire partie du conseil des ministres. Mais cela ne l’empêche pas de jeter un regard critique sur ce qui se passe actuellement dans le pays. Dans l’entretien qui suit, Anil Gayan égratigne volontiers son leader Ivan Collendavelloo dont il attend toujours les explications dans l’affaire Saint-Louis. Il souhaite aussi une commission d’enquête avec des ‘terms of reference’ élargis pour faire la lumière sur les acquisitions d’équipements et de médicaments faites par le ministère de la Santé, mais aussi sur tout le processus d’appels d’offres à Maurice.

 

Zahirah RADHA

 

Q : Vous avez été ministre sous le précédent mandat de Pravind Jugnauth et vous paraissiez jouir de son soutien. Pourquoi avez-vous donc été privé d’investiture aux dernières élections ?

C’est vrai que je n’ai pas eu de ticket aux dernières élections. Il faut rappeler que j’étais ministre dans le gouvernement de sir Anerood Jugnauth avant que Pravind Jugnauth ne prenne les rênes du pouvoir. Sous le règne de SAJ, il n’y avait eu aucun problème et je n’avais aucune raison de douter que je n’aurais pas d’investiture. D’autant que j’avais bien labouré la circonscription no. 20. D’ailleurs, vous avez vu le résultat catastrophique de l’absence d’un meneur comme moi dans cette circonscription. Bref, c’est du passé maintenant. Mais la raison principale pour laquelle j’avais été privé d’un ticket, c’est parce qu’apparemment, il y avait une enquête de l’ICAC qui était en cours et je que pourrais être appelé à y témoigner.

Q : Vous parlez de l’enquête sur l’affaire Sumputh ?

Oui. C’est la seule raison que m’avait donnée mon leader (ndlr : Ivan Collendavelloo). Il était d’accord sur le principe qu’une personne est « brûlée » du moment qu’elle est appelée à donner un témoignage à l’ICAC. Ce qui s’applique aussi à lui.

 

Q : Cela vous surprend-il qu’il ait préféré être révoqué au lieu de soumettre sa démission ?

S’il avait utilisé le même raisonnement dans son propre cas, il aurait dû ‘step down’. Mais c’est évident qu’il ne l’a pas appliqué dans son cas. Quand Ravi Rutnah et moi-même, nous n’avions pas eu de tickets, je voulais en discuter avec lui, parce que mon leader était Ivan Collendavelloo et non pas Pravind Jugnauth. Je m’attendais quand même à ce qu’un leader puisse ‘stand up’ en faveur des membres de son parti. Je ne crois pas qu’il l’ait fait. C’est pour cela que j’attends une réunion du ML.

 

Q : Avec recul, pensez-vous que Collendavelloo ne s’était intéressé qu’à ses propres intérêts politiques ?

Je pense que ses relations avec le Premier ministre étaient tellement intimes qu’il ne se limitait qu’aux décisions prises ensemble. Je dois aussi faire ressortir qu’à un certain moment, après que je n’eus pas eu de ticket, je lui avais demandé ce que je pouvais faire pour donner un coup de main pour les élections. Il m’a répondu qu’il allait prendre rendez-vous avec le Premier ministre pour qu’on en discute. Un rendez-vous a effectivement été pris, mais il n’est pas venu à cette rencontre.

 

Q : Avez-vous quand même rencontré le Premier ministre ? Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Oui, je l’ai rencontré. Mais je ne peux vous révéler la teneur de cette conversation qui est confidentielle dans le vrai sens du terme.

 

Q : Ivan Collendavelloo n’a-t-il pas encore pris contact avec les membres du parti deux semaines après sa révocation ?

Je ne sais pas pour les autres membres du ML, mais il ne m’a pas contacté.

Q : Mais êtes-vous toujours président et leader-adjoint du ML ?

Oui. C’est pour cela que j’attends un appel ou une convocation quelconque pour aborder toute cette affaire. Tout comme les autres membres. Il y va de l’avenir du parti. Quand un leader est révoqué par le Premier ministre, cela provoque une situation très délicate. D’où l’importance que la question soit discutée au sein du parti.

 

Q : Il y a un autre membre du ML, Seety Naidoo, qui était au courant de l’enquête de la BAD. Le sujet n’a-t-il jamais pas été évoqué au parti ?

À ma connaissance, non. Seety Naidoo était le président du board du CEB et n’était donc pas un membre actif. Il n’assistait pas aux réunions du parti.

 

Q : Pensez-vous que le ML doit rester au gouvernement malgré la révocation de son leader ?

Je trouve que la situation est quelque peu inconfortable. Il ne s’agit pas d’un membre qui a été révoqué, mais du leader d’un parti. C’est inconfortable de rester au gouvernement dans ces circonstances.

 

Q : Pourtant, les deux hommes disent toujours partager une amitié !

L’avenir nous le dira. Moi, je pense que la situation est inconfortable. Le Premier ministre l’a révoqué pour certaines raisons. Si elles sont valables pour une révocation, elles rejailliront implicitement sur la personne révoquée. On ne voit pas tous les choses de la même façon. Mais moi, je n’aurais pas été dans le même état d’âme qu’Ivan Collendavelloo l’est envers le Premier ministre.

 

Q : En tant que légiste, comment voyez-vous l’affaire Saint-Louis ?

Le Premier ministre a reçu un résumé du rapport de la BAD qui évoque le nom d’Ivan Collendavelloo, qui a résulté en sa révocation, et celui de Paul Bérenger. Ce rapport est confidentiel, selon le Premier ministre. À mon avis, quand un rapport est confidentiel, il l’est pour tout le monde. Mais il y a des entorses à ce principe de confidentialité, c’est mauvais sur le plan de la bonne gouvernance.

En ce qu’il s’agit du plan purement juridique, si on accepte de montrer ce rapport à une personne qui est directement concernée, on doit pouvoir le montrer à toutes les autres parties concernées dans un esprit de ‘fairness’ et de ‘natural justice’. Vous ne pouvez pas accuser quelqu’un sans lui donner l’occasion de se défendre et de faire des représentations. Ainsi, le Premier ministre aurait pu appeler Paul Bérenger pour le lui montrer, tout en demandant de préserver sa confidentialité.

 

Q : Il a voulu le montrer au leader de l’Opposition…

Mais le nom du leader de l’Opposition n’y est pas mentionné ! Il faut le montrer à la personne qui est directement concernée. Or, le leader de l’Opposition n’a rien à faire avec le rapport. C’est le nom de Bérenger qui est mentionné, selon le Premier ministre et Ivan Collendavelloo lui-même.

 

Q : Rejoignez-vous ceux qui pensent qu’il faut une commission d’enquête sur cette affaire ?

La raison évoquée pour ne pas instituer une commission d’enquête, c’est les frais, mais aussi la durée. Les ‘terms of reference’ d’une commission d’enquête sont déterminés par le gouvernement. Ils peuvent faire état de n’importe quoi et pas nécessairement de l’enquête qui est en cours. Dans ce contexte précis, une commission d’enquête aurait pu servir, pas nécessairement pour incriminer X ou Y,  mais surtout pour s’enquérir de tout le fonctionnement des appels d’offres, des spécifications et de l’octroi des contrats. Elle aurait pu aussi établir les normes et les paramètres qu’il faut respecter à l’avenir, surtout quand il s’agit des gros contrats coûtant des milliards de roupies, relevant des fonds publics.

 

Q : Puisqu’on parle de contrats, le ministère de la Santé est actuellement dénoncé pour l’acquisition d’équipements médicaux durant le confinement. Vous qui avez occupé ce fauteuil durant le précédent mandat, y voyez-vous des irrégularités ?

Il n’y avait pas eu de Covid-19 ou de situation d’urgence quand j’étais ministre de la Santé. Mais lorsque j’assumais ce poste, il n’y a jamais eu de question parlementaire sur l’acquisition des équipements ou de médicaments. Je me faisais un devoir de ne jamais fourrer mon nez dans les ‘tendering procedures’. Je pourrais d’ailleurs défier n’importe qui dit le contraire. Les exercices de ‘tendering’ ont leurs propres paramètres et un ministre ne doit jamais s’impliquer dans ce processus.

Ce cas implique aussi un contrat de plus d’un milliard de roupies. Il y a beaucoup d’interrogations. Des ‘ventilators’ ont été commandés mais ne sont pas nécessairement utilisables. Y a-t-il eu un ‘due diligence’ ? Ce ‘direct procurement’ n’est-il pas un danger pour les fonds publics ? Qu’en est-il de la qualité des médicaments achetés ? D’ailleurs, le ‘Chief Pharmacist’ a pris sa retraite suite aux problèmes qui ont surgi parce que, d’après ce que j’ai compris, il ne pouvait pas signer ces acquisitions qui n’étaient pas strictement aux normes.

Il faut aussi une commission d’enquête sur toutes ces acquisitions. Et comme je l’ai dit, les ‘terms of reference’ doivent peut-être englober tout le processus d’appels d’offres à Maurice.

 

Q : Insinuez-vous que l’actuel ministre de la Santé ait pu fourrer son nez dans les procédures d’appels d’offres ?

Une commission d’enquête pourrait l’établir. Il serait bon de savoir s’il y a des liens beaucoup plus poussés entre le ministre et le directeur de ces compagnies. Y a-t-il une certaine amitié entre eux ? Où habite cette personne ? Depuis quand fournit-elle des médicaments au ministère ? Il y a beaucoup de questions qui se posent.

 

Q : Q : Il paraît que vous avez récemment eu une rencontre avec d’autres amis du précédent mandat. Va-t-elle déboucher sur une stratégie politique ?

J’espère qu’il n’y aura pas de représailles contre eux ou leurs proches suite à cet entretien ! Dans une démocratie, on peut avoir différentes opinions, mais cela ne doit pas mener à des représailles.

Pour revenir à votre question, il y a effectivement eu une rencontre et il y en aura d’autres. On discute surtout de notre orientation politique pour l’avenir.

 

Q : Comment ce groupe évalue-t-il ce qui se passe actuellement dans le pays ?

Je pense qu’il y a beaucoup de mécontentement dans le pays. Tant que nous pratiquons une politique de fermeture des frontières, je crains qu’il y aura, d’ici la fin de l’année, beaucoup de licenciements dans les hôtels. Il y aura également une pénurie de devises. Il paraît que c’est un gouvernement qui réagit trop vite…

 

Q : C’est-à-dire ?

Il y avait une question parlementaire sur la clinique que mon ami Zouberr Joomaye veut concrétiser à Coromandel. Mais j’entends dire, durant la réponse, que l’affaire a été référée à l’ICAC. Pourquoi ? Je n’y comprends rien. Pourquoi y a-t-il eu une ‘knee-jerk reaction’ ? Il se peut que ce soit le manque d’expérience ou de confiance pour faire face aux problèmes.

 

Q : Mais il y a pourtant un sentiment presque généralisé que le Premier ministre et le gouvernement ne réagissent pas suffisamment vite, ou sinon du tout, pour gérer, régler ou tacler les problèmes ou les scandales qui secouent le pays ?

Le Premier ministre a quand même réagi quand il a eu le rapport sur Saint-Louis. Mais l’on ne sait pas encore s’il réagira sur le dossier Hyperpharm. Ce qui est plus grave dans l’affaire Saint-Louis, c’est quelles seront les implications pour l’enquête en cours  maintenant que PadCo est passée sous administration volontaire? Les directeurs renverront toutes les questions aux administrateurs. Cette administration volontaire est-elle arrivée de façon normale ou a-t-elle été provoquée par ce qui se passe dans le sillage de l’enquête Saint-Louis ?

 

Q : Y a-t-il un risque que l’affaire ne débouche sur une impasse ?

Elle peut donner une occasion aux directeurs qui avaient pris des décisions nécessaires pour maintenant renvoyer la balle aux administrateurs. Cela pourrait créer un problème au niveau de l’enquête.

 

Q : N’aurait-il pas été plus facile de demander la coopération des autorités danoises ?

Je crois qu’une demande pour une copie du rapport a été déjà faite sur la base de la « mutual legal assistance ». Mais y aura-t-il un suivi ? Je pense que l’ICAC aurait dû déjà dépêcher une délégation au Danemark. Elle aurait pu y rencontrer des représentants de la compagnie danoise et des personnes qui ont été licenciées pour avoir leurs témoignages tout en leur donnant les garanties nécessaires. Si elles avaient accepté de venir déposer à Maurice, on aurait pu à ce moment savoir s’il y a un ‘case’ ou pas. Et si elles avaient refusé de venir, ce n’aurait pas été une question de cover-up, mais plutôt de manque de témoignages.

 

Q : Pour s’y rendre, il faut d’abord que les frontières soient ouvertes, n’est-ce pas ?

L’ouverture des frontières est ‘highly overdue’. Tant qu’on ne les rouvre pas, on aura des problèmes, mais en prenant toutes les précautions nécessaires. Il faut relancer le tourisme en prenant toutes les précautions comme le dépistage avant et après l’arrivée des touristes à Maurice. Il y aura un élément de risque, certes, mais il faudra le contenir. Il faut aussi comprendre que les touristes n’ont la plupart qu’une dizaine de jours de congé et ne peuvent pas passer quatorze jours en quarantaine.

Mais s’il y a des signes qu’ils sont contaminés, il faudra là les diriger vers des centres de quarantaine. Mais on ne peut pas leur demander de payer les frais d’hôtels et de quarantaine. La fermeture de l’aéroport est aussi source de problèmes pour ceux qui doivent suivre des traitements médicaux à l’étranger. Certains risquent même la mort. Il faut donc agir rapidement. Le lockdown ne doit pas résulter en un crackdown sur le tourisme.

 

Q : En général, vous en pensez quoi du budget ?

Je suis très inquiet pour l’avenir du pays. Je pense que la CSG sera catastrophique pour la nation. La concentration des pouvoirs entre les mains de l’EDB est mauvaise. Il y a eu heureusement un ‘backpedaling’ sur la ‘solidarity levy’. Mais déjà, beaucoup de compagnies évoluant dans le global business se délocalisent et cet exode s’accentuera davantage si l’inclusion de Maurice sur la liste noire de l’UE est confirmée. Je pense aussi que la manne financière de Rs 80 milliards de la Banque de Maurice nous fera peut-être plus de tort que de bien. J’aurais souhaité qu’on ait eu un budget patriotique après la Covid. Cependant, tel n’a pas été le cas.

 

Q : Votre ancien collègue du cabinet ministériel Sudhir Sesungkur nous a avoué n’avoir aucun regret de ne pas faire partie de ce gouvernement. Partagez-vous ce sentiment ?

Si j’étais au gouvernement, il n’y aurait peut-être pas eu ce nombre de problèmes. Surtout avec mon expérience et ma grande gueule !

Q : Vous le regrettez donc ?

Oui. L’absence de quelqu’un comme moi au conseil des ministres ait pu avoir occasionné des dérapages. On parle beaucoup de la jeunesse, mais l’expérience compte aussi.

 

Q : Vous mettez en doute la compétence des jeunes ministres actuels ?

Un jeune hésitera toujours à parler ouvertement au Premier ministre. Veut-on un gouvernement où tout le monde a peur de parler au chef ou un gouvernement où il y a un choc des idées qui débouche sur des meilleures décisions dans l’intérêt du pays ?

 

Q : Il y avait ce choc des idées quand vous étiez au gouvernement ?

À chaque fois qu’il y avait des problèmes, je m’exprimais.

 

Q : Cette orientation de l’avenir politique que vous aviez évoquée plus tôt, peut-on avoir une indication de quoi il s’agit ?

Je vous la donne : ce n’est pas que quelques leaders qui peuvent décider du destin politique de Maurice.

 

Q : Une nouvelle formation politique en gestation ?

Tout est possible en politique.