Boycott d’une partie de la presse et démocratie parlementaire menacée : Dangereuse dérive

Depuis quelques jours, l’Express et Top FM ont été interdits d’accès aux conférences de presse du Premier ministre, Pravind Jugnauth. Nous nous sommes tournés vers le Dr. Catherine Boudet, analyste politique, et Jean-Claude de L’Estrac, ancien politicien et journaliste, qui nous éclairent sur cette façon d’agir du PM.

Le premier refus est intervenu la semaine écoulée. Les deux médias affirment qu’ils ont bien reçu une invitation. Or, sur place, un policier leur refuse l’accès à la salle de conférence, vu qu’ils ne sont pas invités.

Suite à la question d’un journaliste sur l’absence de certains titres de presse, le Premier ministre devait expliquer que les médias concernés ne fournissent pas des informations exactes, et disent tout le contraire de ce qu’il dit. Selon le PM : « Ban la presse qui pour vine dire le contraire de ce qui mo dire ici, be mo prefere zot pas vini, mo dire ou franc ». Il considère que ces médias ont ‘misreported’ ses propos, ou ont meme écrit des faussetés.

Mercredi 12 août : encore une fois, les journalistes de l’Express, dont Axcel Chenney et ses deux collègues, devraient etre refoulés par des policiers. Ces derniers affirment avoir eu des instructions en ce sens.

Dr Catherine Boudet, analyste politique : « Une atteinte au droit des Mauriciens à l’information »

L’interdiction d’accès à deux médias à la conférence de presse du Premier ministre le 12 août dernier constituait une atteinte à la liberté de la presse mais aussi au droit des Mauriciens à l’information, dit d’emblée la politologue Catherine Boudet.

« Le droit à l’information, qui fait partie des droits humains, est encore plus crucial dans une situation d’urgence environnementale comme celle que traverse le pays avec la marée noire du Wakashio. Lorsqu’en situation de crise, l’angoisse de la population et l’incertitude sont à leur comble, l’information vient alors jouer un rôle important, pour apaiser les esprits mais aussi pour permettre la résilience de la société et l’organisation des moyens à mettre en œuvre », explique-t-elle.

Elle estime que ce boycott, outre d’être un faux pas de la communication du PMO, constitue un aveu de faiblesse. « Ce faisant, le PMO risquait fort de s’engager dans une malheureuse guerre médiatique avec les médias et l’Opposition, au lieu de s’inscrire dans une démarche de gouvernance. On peut noter toutefois que le tir a été rectifié par la suite, puisque le boycott a été levé pour la visite du Premier ministre à Bois-des-Amourettes le lendemain. La communication gouvernementale fait partie intégrante de la bonne gouvernance, sans quoi on risque d’ouvrir la porte à des dérives et instrumentations néfastes pour la stabilité du pays tout entier », affirme notre interlocutrice.

Jean Claude de L’Estrac, ancien rédacteur-en-chef : « Désespérant, le manque de solidarité dans la presse »

« Il n’existe pas de démocratie sans la liberté d’expression. Cette liberté de s’exprimer émane du droit de savoir et de partager l’information. Ce n’est pas un droit confié à quelques professionnels des médias, c’est un droit des citoyens ; les journalistes ne sont que ‘l’œil et l’oreille des citoyens’. Et rendre public ce qui est d’intérêt public est une œuvre de salubrité citoyenne. Le secret et l’opacité sont les boucliers de l’injustice et de la corruption. Comme la presse est la sentinelle de nos droits à la transparence.

Ces vérités dites et redites, il implique que tout frein à la liberté d’expression, toute entorse à la libre circulation de l’information sont des atteintes graves à la démocratie. Nous en sommes là.

Même si nous n’avons pas à nous offusquer des relations tendues et conflictuelles entre la presse et le pouvoir  – c’est dans l’ordre des choses – il faut s’inquiéter de l’intolérance grandissante du régime à l’égard de toute forme de critique. C’est souvent ainsi que les pouvoirs politiques dérivent vers le totalitarisme. Cette tentation a existé dans notre histoire. Nous sommes un pays qui a déjà instauré la censure de la presse, l’interdiction de paraître à la presse de l’opposition. Prenons garde !

Je trouve désespérant le manque de solidarité dans la presse. Toute attaque contre un journal, quel que soit sa ligne éditoriale, soit être dénoncée par l’ensemble de la profession. Dans le passé, c’est la solidarité journalistique qui avait permis de combattre une autre tentative de museler la presse. »

Reporters Sans Frontières (RSF) dénonce

Suite à l’interdiction qu’on fait subir à ces deux groupes de presse, l’ONG internationale Reporters Sans Frontières (RSF) n’a pas tardé a démontrer son mécontentement sur sa page officielle Twitter durant la semaine.

On peut y lire : « Deux médias privés, ‘l’express’ et ‘Top FM’, empêchés d’accéder aux conférences de presse du Premier ministre Pravind Jugnauth sur les conséquences de la marée noire. »

L’organisation, qui milite pour la liberté de la presse, rappelle qu’informer est « un droit » et le « libre accès à l’information une nécessité ».

 

La démocratie parlementaire bafouée par le Speaker

Nos parlementaires, surtout ceux de l’Opposition, font souvent face à des suspensions intempestives et lourdes de la part du Speaker, Sooroojdev Phookeer, ou du ‘Deputy Speaker’, Zahid Nazurally, qui commence à lui emboiter le pas. Or, cela peut porter atteinte au travail d’un député. En outre, l’interdiction faite au leader de l’Opposition d’accéder à son bureau semble montrer qu’un nouveau pas a été franchi dans l’ignominie. Nous avons abordé le sujet avec un député suspendu, Shakeel Mohamed, et aussi avec deux anciens Speakers, notamment Kailash Purryag et Ajay Daby. Ces derniers nous font carrément comprendre que le Speaker a outrepassé ses pouvoirs et a agi dans l’illégalité.

 

L’apanage du Speaker : suspensions lourdes et interdictions

Sous le régime actuel, nous avons eu droit ces derniers temps à la suspension de plusieurs élus de l’hémicycle. Avant le confinement, le leader de l’Opposition lui-même, Arvin Boolell, avait été suspendu pour deux séances parlementaires. Ce qui fait qu’il n’y a pas eu de Private Notice Question (PNQ) pour ces séances.

Mais les suspensions intempestives ont repris de plus belle à la reprise des travaux parlementaires, après l’enlèvement du confinement. Le 22 juillet dernier, le député mauve, Rajesh Bhagwan, a été à son tour suspendu pour deux séances, cela après un accrochage avec Deepak Balgobin.

Lors de la dernière séance, Shakeel Mohamed a été, dès le début de la séance, suspendu après une motion du Premier Ministre, Pravind Jugnauth, dans ce sens. Dans la soirée, Franco Quirin, député du MMM, a été à son tour été suspendu pour les deux prochaines séances, tandis que le député de la majorité, Vikash Nuckchady, a été « ordered out » par le Deputy Speaker.

On n’oubliera pas de sitôt que le jeudi 13 août, le leader de l’Opposition, qui devait tenir un point de presse dans son bureau, a été interdit d’accès à son bureau. Ce qui a créé la colère du côté des parlementaires de l’Opposition.

 

 Shakeel Mohamed : « Le gouvernement viole sciemment  la section 12 de la Constitution »

Expulsé et suspendu à plusieurs reprises par le Speaker, actuellement suspendu pour les trois prochaines séances parlementaires, Shakeel Mohamed ne cache pas sa colère : « La démocratie parlementaire n’est pas menacée, la démocratie parlementaire n’existe plus ! » Il poursuit : « On fait semblant d’être dans un pays démocratique, mais le MSM fait les choses avec machiavélisme, et cela selon une stratégie propre à ce parti. »

Le député du PTr estime que le but du MSM est de détruire la liberté d’expression, que ce soit celle des journalistes, des citoyens et des parlementaires. Or, le gouvernement viole sciemment  la section 12 de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, et tout cela est fait avec le coup de main réfléchi et calculé du Speaker, Sooroojdev Phokeer. « C’est une conspiration pour détruire la nature de l’état démocratique de l’ile Maurice », conclut Shakeel Mohamed.

Kailash Purryag : « Le Speaker a agi illégalement »

Selon Kailash Purryag, Speaker à l’Assemblée nationale de 2005 à 2012, « Les récents évènements au Parlement démontrent clairement que la démocratie parlementaire est menacée. »

Il aborde dans un premier temps les pouvoirs du Speaker. Selon lui, le Speaker a le droit de sanctionner les députés qui outrepassent les règlements durant les séances parlementaires, mais il y a une façon d’agir.

Le Speaker doit avertir au préalable les députés, en les faisant comprendre que des sanctions seront prises si les agissements non parlementaires continuent. « Mais un Speaker ne peut pas mettre qui que ce soit en dehors de l’hémicycle durant une séance sans des avertissements ou sans raison valable », souligne-t-il.

Se référant à l’interdiction imposée le jeudi 13 août au leader de l’Opposition d’accéder à son bureau, Kailash Purryag fait comprendre comment fonctionne l’Hôtel du gouvernement. Si le Parlement est en train de siéger, le Speaker a le contrôle sur tout l’Hôtel et les bâtiments annexes. Mais quand le Parlement ne siège pas, le Speaker a le contrôle uniquement sur l’hémicycle.

Ce qui fait que la décision prise par le Speaker le jeudi 13 août pour interdire à Arvin Boolell d’avoir accès a son bureau est illégal, explique Kailash Purryag. « Ce n’est pas normal qu’on puisse empêcher le leader de l’Opposition d’entrer dans son bureau, où il doit travailler. L’Hôtel du gouvernement contient aussi la bibliothèque, où les parlementaires doivent se rendre pour rechercher des documents et travailler, donc les empêcher d’entrer dans ce lieu est illégal », affirme notre interlocuteur.

Il revient sur les qualités qu’un Speaker doit avoir : le Speaker doit d’abord être totalement impartial. Il cite un ancien Speaker anglais, Lord Bruce Bernard Weatherill, qui avait dit, « The quality of a good speaker is total impartiallity ». Ensuite, le Speaker doit surtout protéger la minorité parlementaire dans l’hémicycle, pour que la majorité n’abuse pas de ses pouvoirs vis-à-vis d’eux.

« Il ne faut pas oublier qu’un député est un élu du peuple, et il est dans l’hémicycle pour faire son travail. Le fait que le Speaker a beaucoup de pouvoirs ne veut pas dire qu’il doit abuser de ces pouvoirs », conclut-il.

Ajay Daby : « Une menace pour l’exercice des fonctions d’un parlementaire »

Ajay Daby, ancien Speaker de 1983 à 1990, se dit être choqué par l’interdiction faite au leader de l’Opposition d’accéder à son bureau. Il fait ressortir que l’accès vers le bureau du leader le l’Opposition ne doit jamais être interdit, surtout dans des moments où l’urgence est de mise. Il ne mâche pas ses mots : « Ce genre d’action de la part du Speaker est abusif, illégal et excessif. »

Personne n’a le droit de s’ingérer dans le travail du Leader de l’Opposition, ou dicter son agenda, poursuit-il. Le bureau du leader de l’Opposition a été alloué à qui de droit pour que ce denier puisse y travailler. Il doit même y avoir un personnel mis à sa disposition pour qu’il puisse effectuer son travail de parlementaire.

En ce qui concerne les autres parlementaires qui n’ont pas eu accès à l’Hôtel du gouvernement, c’est tout à fait illégal, fait comprendre Ajay Daby. Les députés doivent avoir accès à la bibliothèque, ou s’ils doivent siéger sur un ‘select committee’. De ce fait, l’accès au bureau du leader de l’Opposition ne doit jamais être interdit.

En ce qui concerne les suspensions et les expulsions des parlementaires, Ajay Daby souligne que cela peut constituer une menace pour l’exercice des fonctions d’un parlementaire. « Si cela est répété, cela devient une menace sur l’exercice démocratique dans son ensemble », analyse-t-il.