Dr Muniruddeen Lallmahamood:“Un manque de volonté pour exploiter la finance islamique à Maurice”  

  • « Le gouvernement n’est pas en mesure d’augmenter ses dépenses, surtout quand la dette publique est aussi élevée, soit 65% du PIB. Il dispose donc de moyens limités pour concrétiser certaines choses »

 

Le Dr Muniruddeen Lallmahamood, expert en finance islamique, vient tout juste de rentrer au pays après avoir assisté, au début du mois, à l’« Islamic Finance Week » à Londres. L’ancien CEO de la « Century Banking Corporation » (CBC) situe l’importance de promouvoir et stimuler la finance islamique, comme le font déjà divers pays de l’Europe et du Moyen Orient. Ce qui permettra, selon lui, l’épanouissement de notre secteur financier. Le Dr Muniruddeen Lallmahamood ne se contente pas uniquement d’analyser et de critiquer, mais aussi de suggérer diverses mesures qui pourront être appliquées afin que la finance islamique décolle vraiment à Maurice…

Zahirah RADHA

 

Q : La finance islamique avait été introduite à Maurice en 2009. A-t-elle progressé dix ans plus tard ?

Dès 2006 en fait, le ministère des Finances avait manifesté un réel intérêt pour la finance islamique. Une structure avait même été mise sur pied pour que la réglementation des services financiers soit revue et pour qu’elle puisse être compatible avec la finance islamique. La « banking act » et l’«income tax act » avaient conséquemment été amendées, plus particulièrement après le budget de 2006. C’était un premier pas très important qui témoignait une certaine volonté politique.

Cet amendement nous permettait ainsi d’offrir des produits financiers islamiques, tout en assurant que les transactions financières islamiques et conventionnelles soient sur un ‘level playing field’. Cette mesure s’alignait sur la position adoptée par le Singapour, le Royaume Uni et le Luxembourg, soit des pays qui ne sont pas à prédominance musulmane mais qui avaient quand même adopté les produits financiers islamiques. Mais contrairement à ces pays, il n’y a eu, à Maurice, qu’un développement sporadique au fil de ces années. Ce qui est vraiment regrettable.

Q : Pourquoi ce développement sporadique alors qu’ailleurs dans le monde, on parle de plus en plus d’un levier à exploiter pour le développement du secteur financier ?

Les raisons sont claires et nombreuses. D’abord, les banques autorisées pour opérer ce comptoir spécial préfèrent ne pas s’y aventurer. De plus, la première banque détenant une « Islamic Business Banking Licence » avait été établie en 2009 comme une banque d’investissement et ce n’est que récemment, soit l’année dernière, qu’elle a commencé à offrir ses services sur le marché au détail. L’absence des produits conformes à la « shariah » dans le secteur non-bancaire et l’absence d’une « shariah index » à la « Mauritius Stock Exchange » est aussi déplorée.

Le manque de connaissance quant au potentiel que la finance islamique représente pour le marché global contribue également à ce développement sporadique. D’ailleurs, nous n’avons qu’un nombre restreint d’avocats, de comptables et d’auditeurs professionnels qui ont de l’expertise dans les produits qui sont « shariah compliant ». Nous notons aussi, avec regret, que les universités publiques n’offrent pas de cours en finance islamique alors que le pays veut promouvoir le secteur financier. C’est comme si on veut aller en guerre sans qu’on ait les armes nécessaires.

Q : Aurait-on pu mieux faire pour promouvoir la finance islamique en cette décennie ? 

Il y a un manque de volonté et de programme spécifique nous permettant d’exploiter le potentiel que ce marché nous offre. On aurait pu offrir plus d’« incentives », par exemple. Ce qui n’a pas été le cas. Étant donné qu’on veut positionner Maurice comme un centre financier et un pont vers l’Afrique, il est impératif qu’on complémente le marché traditionnel en tirant partie des services financiers islamiques. Ceux-ci peuvent stimuler la croissance de notre secteur financier, d’autant qu’aucun de nos pays voisins n’offrent ce type de produits.

N’oublions pas que plus de 50% des pays africains sont membres de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI), ce qui nécessitera, bien entendu, des produits financiers islamiques comme moyens d’inclusion financière. Il est prévu que, sur les dix prochaines années, les affaires en Afrique accroîtront aussi vite que celles en Chine et l’Inde l’ont été. Raison pour laquelle il est plus que jamais important que Maurice se donne les moyens nécessaires pour en profiter pleinement. D’où l’importance d’inclure la finance islamique dans son programme.

Q : Que devrions-nous faire pour rattraper ce retard considérable alors que Maurice ambitionnait d’être le premier pays africain à offrir ce type de service ?

Je recommanderai fortement l’émission des « sovereign islamic bonds », aussi connus comme les « sovereign sukuks ». Il a été prouvé que ceux-ci ont grandement contribué au développement des services financiers islamiques et du système bancaire. L’émission de ces « sovereign islamic bonds » permettra au gouvernement de financer des projets publics d’envergure puisqu’elle attirera des investisseurs alternatifs. Des pays tels que Singapour, le Luxembourg ou Hong-Kong l’ont déjà fait.  D’ailleurs, le Royaune Uni se penche déjà sur sa deuxième émission des « sovereign sukuks », telle qu’annoncée durant la tenue de la « Islamic Finance Week » la semaine dernière. Une initiative qui permettra au Royaume Uni de récolter les bénéfices des services financiers islamiques en dépit des incertitudes liées au Brexit.

Par ailleurs, puisque notre pays s’embarque dans une réforme de la loi concernant les « blockchains », je me demande si les « Fintech shariah compliant products » seront aussi inclus dans notre blueprint financier.

Q : Est-ce que notre cadre régulateur nous permet d’émettre des « sovereign sukuks » ?

Certainement ! La section 3(a) de la « Public Management Debt Act 2008 » stipule clairement que “the Minister may enter into such agreement, sell, purchase or otherwise acquire any immovable property or any right therein, lease movable or immovable property and generally engage in such transactions and perform such activities as may be reasonably necessary for the purpose of issuing Sovereign Sukuks in Mauritius”.

Q : Selon le premier rapport de la Banque Mondiale publié il y a deux ans, la finance islamique est citée comme un moyen de réduire les inégalités de revenus et à un meilleur partage de la prospérité. Comment pourrait-elle aider à la démocratisation de l’économie et de la richesse mauricienne ?

En effet, la finance islamique, si elle est appliquée judicieusement, peut engendrer plusieurs bénéfices, dont la réduction des inégalités de revenus et un meilleur partage de la richesse, comme vous l’avez mentionné. La philosophie de l’économie islamique repose sur une balance équitable entre les profits et la justice. Mais les bénéfices ne peuvent qu’être récoltées à long terme. Je dois préciser qu’à Maurice cependant, la finance islamique ne représente même pas un pourcent de l’industrie financière.

Q : Comment y remédier ?

Il serait souhaitable que le gouvernement se fixe un objectif pour que ce marché atteigne 3 à 5% du marché sur les trois prochaines années. Et puisqu’on parle d’un juste milieu entre les profits et la justice, nous devrions commencer à réguler l’industrie, un exercice qui peut être très périlleux quand il s’agit de déterminer et de distribuer les taux d’intérêts ou de profits.

Q : Qu’en est-il du rôle de la Banque Centrale, de l’EDB et de la FSC dans tout cela ? La finance islamique figure-t-elle parmi leurs priorités ?

Ces institutions peuvent jouer un rôle prépondérant dans le développement et la croissance du secteur puisque la Banque de Maurice et la « Financial Services Commission » (FSC) sont membres de l’« Islamic Financial Services Board » (IFSB). Qui plus est, la Banque centrale est un actionnaire de l’« Islamic Liquidity Management Corporation ». D’ailleurs, le sommet ISFB de 2014 avait été organisé par la BoM. Je pense que l’EDB ainsi que la « Mauritius Bankers Association » (MBA) doivent également songer à inclure la finance islamique dans leur agenda.

Q : Les banques commerciales fournissent-elles les efforts nécessaires pour que ce type de service soit reconnu et accessible aux clients et aux investisseurs ?

À présent, il n’y a qu’une seule banque qui détient une licence pour l’ « islamic banking », et ce avec des services limités. Aucune des banques conventionnelles n’opère de comptoir islamique. Ce qui est malheureux.

Q : Quel constat faites-vous sur la situation économique locale en général ?

La situation économique actuelle n’est pas rose ! D’ailleurs, le Fond Monétaire International (FMI) a tiré la sonnette d’alarme en avril 2019, en disant que le pays fait face à plusieurs problèmes d’ordre structurel, dont une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, une population vieillissante ainsi qu’une baisse de la productivité et de la compétitivité des coûts.

Ce qui m’inquiète le plus, c’est d’abord le taux de chômage parmi les jeunes. Puisque les élections générales sont derrière la porte, la solution la plus facile serait que le gouvernement emploie plus de personnes. Mais ce n’est là qu’un moyen à court terme qui ne ferait que masquer les symptômes du problème au lieu de l’attaquer à la racine. Avec le taux élevé de la dette, qui est actuellement à 65% du Produit Intérieur Brut (PIB), la meilleure solution pour le gouvernement c’est qu’il mise sur le secteur privé pour créer des emplois. Cela devrait d’ailleurs être, pour moi, l’une des priorités du prochain gouvernement. Ceci dit, le gouvernement ne peut pas non plus compter uniquement sur les entreprises locales pour créer des emplois. Il devrait, parallèlement, attirer plus d’investissements directs étrangers à Maurice, non pas ceux qui ne font qu’investir dans le marché financier, mais ceux qui contribuent aussi à la création d’emplois.

Le taux du PIB est actuellement à 3.8%, ce qui est décent mais pas suffisamment assez pour une jeune nation en voie de développement comme Maurice. Je pense qu’on peut faire nettement mieux. Toutefois, nous ne devrions pas faire de raccourci pour que le PIB puisse accroître. Nous devrions, au contraire, bâtir le pays sur une base solide afin d’atteindre une croissance économique durable sur le long terme. Il y a eu, certes, quelques bonnes initiatives qui ont reflété dans le dernier rapport du « Doing Business » où Maurice figure parmi les 20 premiers dans le monde. Nous ne sommes ainsi pas très loin du Royaume Uni, classé à la neuvième position, en terme de compétitivité globale.

D’autres facteurs qui affectent l’économie mauricienne sont notamment le taux élevé d’inégalité des revenus, le ratio des emprunts non-performants aux « gross loans » qui s’élève à 7,9% et finalement le taux élevé du « public sector debt » chiffré à 65% du PIB à la fin de 2018. Le taux d’inflation affecte aussi, depuis le début de cette année-ci, le coût de la vie du Mauricien moyen. Le FMI prévoit d’ailleurs que le CPI augmentera de 1, 8% à à 4, 1% d’ici la fin de 2019.

Q : Votre souhait pour le secteur économique et financier ?

Généralement parlant, le gouvernement n’est pas en mesure d’augmenter ses dépenses, surtout quand la dette publique est aussi élevée. Il dispose donc de moyens limités pour concrétiser certaines choses. Nous devrions cependant nous concentrer sur l’amélioration de notre capital humain au lieu du capital infrastructurel. Le gouvernement devrait aussi encourager et stimuler la croissance des affaires en attirant plus d’investissement direct étranger pour créer des emplois. Dans le long terme, il faudrait aussi que le système éducatif soit amélioré pour que les jeunes terminant leur scolarité et les gradués puissent aisément trouver un emploi à Maurice. Qui plus est, le gouvernement devrait aussi travailler en étroite collaboration avec le secteur privé pour identifier les disparités du marché du travail.

En ce qu’il s’agit du secteur financier, le taux élevé du ratio des loans non-performants de 7, 9 % n’augure rien de bon pour notre pays. Ce problème a persisté durant les cinq dernières années. Une réforme s’avère maintenant nécessaire afin de resserrer les « credit risk assessment standards », l’objectif étant non seulement de rendre notre industrie bancaire plus robuste mais aussi d’assurer que les emprunteurs non-qualifiés ne soient pas accablés de dettes qu’ils ne pourront pas rembourser ensuite. Des mesures appropriées doivent d’ailleurs être prises pour sévir contre ceux qui commettent des fraudes pour sécuriser des loans.

Notre pays est confronté à des difficultés sur le plan économique. Si rien n’est fait dans les plus brefs délais, la situation risque de se corser. L’économie doit ainsi figurer parmi l’une des priorités du prochain gouvernement.