Dr Shameem Jaumdally : « Le pire reste à venir »

Notre invité de cette semaine est « Senior Research Scientist » et « Head of Diagnostics & Transmission Group » au « Centre for Lung Infection and Immunity, University of Cape Town Lung Institute & Groote Schuur Hospital » en Afrique du sud. Le Dr Shameem Jaumdally, qui est aussi « Clinical Research Advisor », évalue la situation de la pandémie Covid-19 à Maurice. Il dénonce d’emblée le nouveau protocole mis en place par les autorités, bien qu’il accueille favorablement l’auto-isolement. Il estime qu’il y a un besoin pressant pour que le gouvernement revoie sa stratégie, d’autant qu’il n’est, selon lui, qu’une question de temps avant que le variant Delta ne fasse son apparition à Maurice.

Zahirah RADHA

Q : De l’Afrique du sud où vous êtes basé, comment jugez-vous la situation de la Covid-19 à Maurice ?

La situation se détériore visiblement avec le nombre de cas enregistré quotidiennement. Certes, les cas n’ont pas augmenté de façon exponentielle durant les deux dernières semaines puisqu’on reste dans la fourchette de 200 à 300 cas. Le problème cependant, c’est qu’il y a beaucoup de cas qui ne sont pas répertoriés officiellement, soit parce que des personnes, étant asymptomatiques, ne savent pas qu’elles sont contaminées, soit parce qu’elles choisissent volontairement de ne pas se faire dépister pour éviter l’auto-isolement. Il faut aussi savoir que l’hospitalisation des patients, surtout quand il y a une flambée de cas, surviennent généralement deux semaines après la détection d’un cas positif alors que les décès survient, eux, trois semaines après qu’un patient ait été testé positif. À Maurice, le nombre moyen de cas enregistré par jour ainsi que le nombre croissant de décès ont commencé à grimper il y a environ deux semaines de cela.

Q : Le nombre de morts attribués directement à la Covid-19 interpelle-t-il vu le faible nombre de patients symptomatiques admis à l’hôpital ENT ?

Le nombre de décès enregistré dans un laps de temps aussi court est inquiétant, d’autant qu’il n’y en a pas eu autant auparavant. J’estime personnellement que c’est un excès de zèle que de cibler les personnes âgées de 65 ans ou qui ont des comorbidités pour les hospitaliser. Je ne crois pas d’ailleurs que sur 402 cas (mercredi 26 août), seulement 3 sont symptomatiques. Je pense plutôt que les chiffres sont manipulés pour faire croire que la campagne de vaccination est efficace. À moins qu’ils n’hospitalisent que ceux qui ont des problèmes respiratoires, mais pas ceux qui ont d’autres symptômes. Ce qui est alors très dangereux.

Est-ce qu’il y a un suivi parmi ceux qui sont asymptomatiques pour voir s’ils développent des symptômes plus tard ? Qui nous dit qu’il n’y a pas de morts parmi les cas asymptomatiques âgés de moins de 65 ans parce qu’ils ont développé des symptômes tardivement ? Je sais qu’ils disent qu’il y a une équipe qui fait un suivi, mais je ne crois pas qu’ils le fassent pour toutes les personnes qui sont infectées, d’autant qu’il y a au moins 2000 cas qui sont actuellement enregistrés par semaine. Quelle est leur capacité pour faire un suivi dans chaque foyer ?

Q : De Covid-safe en 2020 à Covid-unsafe en 2021. Cette évolution aurait-elle pu être évitée ?

Cela aurait pu être mitigé ou mieux contrôlé si on s’était préparé aux stratégies telles que « work at home » et d’« online teaching » ainsi que la mise en place d’un système de communication pour éduquer et sensibiliser la population sur un changement de comportement. Il nous faut tirer des leçons des pays qui ont été les plus affectés. Maurice est resté dans une bulle pendant un an et demi. Le pire reste à venir, surtout avec l’ouverture des frontières et l’apparition éventuelle du variant Delta. Même d’autres pays comme les États-Unis, Israël et le Royaume-Uni, où le taux de vaccination est pourtant assez raisonnable, font l’amère expérience d’une résurgence de cas positifs en raison de la reprise des activités et aussi parce que les gens voyagent. C’est donc difficile de tout contrôler, même avec la vaccination. Il nous faut, à Maurice, une stratégie qui englobe la vaccination et un changement de comportement chez la population.

Q. A-t-on tort de minimiser le nombre grandissant de cas sous prétexte que la plupart sont asymptomatiques ?

Il y a effectivement une certaine banalisation de la Covid-19 à Maurice. Le gouvernement n’aide en rien quand il minimise la situation en raison du grand nombre de cas asymptomatiques. Le danger est toujours présent puisque les patients asymptomatiques peuvent propager le virus. Ce qui explique probablement la hausse du nombre de cas d’infection. Il se peut aussi qu’il y ait des personnes vaccinées qui ne développent pas des symptômes aussi sévères, mais qui sont positifs et qui propagent, sans le savoir, le virus dans la communauté. Raison pour laquelle il ne faut pas banaliser la situation.

Selon l’OMS d’ailleurs, dans plusieurs pays, même ceux vaccinés avec Johnson & Johnson ou Pfizer ont développé des symptômes ou des maladies sévères et il y en a qui sont même décédés du variant Delta. Les cas asymptomatiques actuels sont peut-être une indication de l’efficacité des vaccins. Mais il faut garder en tête que la situation changera avec l’apparition des variants. Je tiens aussi à faire ressortir qu’on fait face à un nouveau virus. En tant que professionnels de santé, on apprend et on se met à jour quotidiennement pour pouvoir anticiper et mettre en place des stratégies qui marchent.

Q. Pourtant le nouveau protocole ne semble pas en être une, d’autant qu’il ne préconise aucun dépistage ou prise en charge des cas asymptomatiques âgés de moins de 65 ans. Cette décision est-elle rationnelle ?

Je suis totalement contre ce nouveau protocole. Il est vrai qu’en Afrique du sud par exemple, quand il y a une montée de cas, comme c’est le cas actuellement à Maurice, une restriction en termes d’âge et de situations médicales est imposée pour déterminer l’éligibilité de ceux pouvant se faire dépister. On cible généralement ceux âgés de 45 ans à monter pour le dépistage. La raison est scientifique et guidée par la recherche. La moyenne d’âge dans les soins intensifs sud-africains est de moins de 40 ans. Ce qui démontre que cette tranche d’âge est aussi affectée par le virus bien que les personnes les plus à risque sont âgées de 45 ans et plus.

À Maurice, le dépistage est limité à ceux âgés de 65 ans à monter alors qu’il y a des personnes ayant des comorbidités, comme l’hypertension, le diabète et les maladies cardiovasculaires qui leur met davantage à risque d’une maladie plus sévère de la Covid-19. Ces comorbidités ne sont pourtant pas présentes uniquement chez les personnes de 65 ans à monter. Ceux ayant 30 ou 40 ans en sont tout autant affectés et sont également à risque de développer des maladies sévères.

Q. L’auto-isolement à domicile est aussi source d’inquiétude…

J’étais partant pour cette stratégie dès le départ. La quarantaine n’avait vraiment pas de sens. Idem pour le ‘contact tracing’. Des millions de roupies ont été engouffrées dans ce système qui n’a jamais été, pour moi, un moyen de mitiger ou diminuer les risques à un niveau significatif. Dès le début de cette deuxième vague à Maurice, on aurait dû habituer les gens à s’auto-isoler à la maison, surtout quand le nombre de cas était encore relativement bas. L’auto-isolement est pratiqué dans presque tous les pays du monde. Cette stratégie a été mise en place dans beaucoup de pays bien avant la disponibilité des vaccins et peu importe leur statut actuel de vaccination.

Bien entendu, ceux qui habitent avec des personnes âgées ou qui sont plus à risque, entre autres, peuvent être mis en quarantaine. Le gouvernement change de stratégie tellement vite qu’il se contredit surtout par rapport à ce qui a été fait auparavant. Cela dit, les gens doivent aussi se responsabiliser pour mitiger les risques de transmission et d’infection.

Q. Et si jamais on est confronté aux variants plus virulents que ceux enregistrés jusqu’ici chez nous, la situation serait-elle contrôlable avec ce nouveau protocole qui vous fait tiquer ?

Ce n’est pas une question de « si », mais de « quand ». Dès que les frontières seront rouvertes, d’autres variants, y compris le Delta qui s’établit comme le variant prédominant dans plusieurs pays à travers le monde actuellement, feront inévitablement leur apparition. J’ai personnellement vécu trois vagues de la Covid-19 en Afrique du sud. La première vague concernait le virus originaire de Wuhan, suivi du variant Beta qui est originaire de l’Afrique du Sud et du Delta qui a submergé le système de santé sud-africain d’une façon dont on ne pouvait pas s’attendre. On pensait que les gens avaient développé une certaine immunité naturelle contre cette maladie puisqu’une grande partie avait déjà été infectée auparavant. Mais c’est le contraire qu’on a vu. Beaucoup de personnes infectées durant les précédentes vagues ont développé des maladies symptomatiques sévères après s’être contaminées au variant Delta. Il y en a même qui en sont mortes.

Quand on regarde la différence biologique entre le variant Delta et le variant présent à Maurice, il ressort que le Delta a un taux de transmission qui est quatre à huit fois plus élevé. La montée de cas positifs sera donc fulgurante quand le Delta fera son apparition. Comme je l’ai dit, le Delta affecte des personnes plus jeunes, soit ceux âgés de moins de 40 ans. Ce qui est en contradiction avec la stratégie mise en place actuellement. Celle-ci, me semble-t-il, ne marche déjà pas avec le virus moins virulent et moins transmissible présent actuellement à Maurice. C’est vraiment très inquiétant de penser à ce qui peut se passer quand le Delta y sera présent.

Q. La Santé mise beaucoup sur la vaccination alors qu’il n’y a toujours pas eu d’étude sur l’efficacité des vaccins ou le niveau d’anticorps présents chez les vaccinés à Maurice. Est-ce logique ?

J’ai écouté et lu certaines déclarations du Dr Lam. J’ai cru comprendre qu’il y a un certain suivi de pharmacovigilance qui est fait pour analyser le niveau d’efficacité des vaccins pour contrôler le taux d’infection et de développement de maladies sévères. Je pense qu’ils le font à base d’anticorps neutralisants. Mais en tant que scientiste, je peux vous dire que les tests scientifiques réalisés en laboratoires pour déterminer la durée d’efficacité des vaccins sont moins concluants que les échantillons de sang pris dans le contexte de vie réelle.

Prenons le cas de figure d’Israël. Des personnes qui s’étaient faites vaccinées au tout début de la campagne de vaccination, soit en février et mars, parce qu’elles étaient sur la liste prioritaire en raison des comorbidités, font aujourd’hui partie des victimes israéliennes vaccinées qui meurent. Les observations scientifiques et de vie réelle semblent indiquer que l’immunité de ces personnes a baissé au fil du temps parce qu’elles ont été vaccinées plus tôt que les autres.

Je ne sais pas quelle est la capacité des autorités mauriciennes à effectuer des recherches. Mais nous vivons dans un contexte où la pandémie affecte tous les pays du monde. Pourquoi ne pas apprendre de ceux qui ont la capacité de faire des recherches ? Pour moi, Israël est un exemple parfait pour Maurice, d’autant que le taux de vaccination des deux pays est presque comparable. Maurice doit développer des stratégies et revoir sa façon de contrôler l’épidémie par rapport à l’efficacité et les limitations de la vaccination, la vitesse à laquelle le variant sera transmis, le groupe de personnes affectées en termes d’âge et de leur profil de santé ainsi que les lieux où les infections sont répertoriées.

Q :  Que préconisez-vous pour une meilleure gestion de la pandémie chez nous ?

La plupart des pays sont guidés par la recherche et la science. Les gouvernements et les autorités placent leur confiance dans des gens qui sont compétents, qui comprennent la nature d’une épidémie et qui peuvent développer une stratégie visant à mettre en place un système efficace pour contrôler le taux d’infection, d’hospitalisation et de fatalité. Cela me rend triste quand le Dr Jagutpal n’arrive même pas à répondre à une simple question relative au nombre de personnes infectées qui ont été vaccinées alors que cela relève des informations de base pour établir une banque de données pouvant servir à mettre en place des stratégies appropriées.

Outre d’investir dans la recherche, il faut que les autorités mauriciennes soient avant-gardistes, tout en tirant des leçons des pays qui en ont déjà fait l’expérience. Je le redis, Maurice est resté dans une bulle pendant un an et demi. Il ne sait pas vraiment ce qui s’appelle une épidémie qui progresse à une vitesse fulgurante et des hôpitaux qui sont débordés. C’est là où réside le danger. Avec le variant Delta, le risque sera davantage plus conséquent.