Eric Ng Ping Cheun : « L’économie est en danger »

Dans l’entretien qui suit, Eric Ng Ping Cheun fait un survol de la situation économique. Pour qu’il y ait de relance, dit-il, il faut d’abord que le gouvernement revoie ses priorités. Actuellement, insiste l’économiste, il y a trop d’incohérences en ce qui concerne les mesures annoncées ou prises par le gouvernement.

 Zahirah RADHA

 Q : Face à une économie déjà fragilisée, on doit maintenant faire face aux défis provoqués par la Covid-19 et l’inclusion de Maurice sur la liste noire de l’UE. Sommes-nous suffisamment armés pour les surmonter ?

Il y a une conjonction d’événements et de facteurs qui complique la situation économique, d’autant qu’elle n’était déjà pas très reluisante avant la Covid-19. Le confinement national l’a aggravé davantage. On pensait que le budget aiderait à redresser la situation. Mais celui-ci a été relativement décevant du point de vue du secteur privé et des entreprises. Ajouté à cela, il y a aussi eu l’inclusion du pays sur la liste noire de l’Union Européenne (UE). Je me demande lequel de ces trois facteurs est le plus grave.

L’inclusion de Maurice sur cette liste noire est d’une extrême gravité puisqu’elle entraîne des difficultés pour des transactions bancaires au niveau national. Elle peut aussi provoquer des sorties de capitaux. Ce qui aura un impact sur la roupie. On n’est pas mieux loti non plus sur le plan politique et social. Les scandales, les allégations de corruption et la démission de l’ancien Deputy Prime Minister d’une part, et les pressions sociales et la manifestation du 11 juillet d’autre part, contribuent à ce mélange détonant.

 Q : Le manque de visibilité dans plusieurs secteurs clés de l’économie est vivement décrié. Cela n’accentue-t-il pas le malaise parmi les opérateurs ?

C’est surtout le tourisme qui est le plus touché par ce manque de visibilité, notamment concernant l’ouverture des frontières. La relance de l’économie sera difficile tant que celles-ci ne seront pas ouvertes. Notre économie a toujours été dépendante de l’étranger, des exportations, mais aussi des importations. Le secteur du tourisme est néanmoins le plus affecté en ce moment puisque les hôtels ne travaillent pas.

D’autres secteurs, comme l’immobilier, sont aussi affectés puisque les clients étrangers ne peuvent pas venir chez nous pour constater de visu les propriétés. Il y a  quelques centaines de contrats qui restent à être signés dans ce secteur. Ce qui aurait pu nous apporter des devises pour soutenir la roupie.

La réouverture des frontières reste évidemment une décision compliquée. Cependant, nous ne pouvons pas continuer à nous renfermer sur nous-mêmes. Si l’on attend 2021 pour les rouvrir, la situation s’empirera davantage. Le chômage augmentera et la contraction sera sévère.

Le manque de visibilité concernant les fonds qui doivent être décaissés par la « Mauritius Investment Corporation » (MIC) pour aider les grands groupes n’arrange pas les choses. Jusqu’ici rien n’a été fait à ce niveau. Or, pour que ces entreprises puissent revoir leurs stratégies, il faut qu’elles sachent si et de quelle façon le gouvernement les aidera.

La situation est grave. Il est vrai qu’on parle d’une deuxième vague dans d’autres pays comme la France. Il est aussi vrai que même si l’on ouvre les frontières, cela ne veut pas dire que les touristes viendront tout de suite en grand nombre. N’empêche que nous devrions quand même assurer la visibilité de la destination mauricienne.

 Q : L’EDP a investi dans une campagne promotionnelle en faveur de Maurice. Cela ne suffit-il pas pour assurer cette visibilité ?

Je ne le pense pas. Comment pouvez-vous faire de promotion quand vous ne pouvez même pas donner la date de l’ouverture des frontières ? Comment voulez-vous qu’un touriste fasse des réservations quand les frontières sont encore fermées ? Je note aussi une grande contradiction entre les intentions et les actions. On ne peut pas prétendre d’axer notre stratégie sur une politique Covid-free d’un côté et de l’autre, on n’ouvre pas nos frontières. Soit on est Covid-free et on attire des touristes, soit on est un pays qui court toujours des risques et on maintient la fermeture des frontières. C’est incohérent !

Entretemps, c’est tout un secteur qui est en danger. Cela peut avoir des répercussions sur le secteur bancaire. 10 à 12 % des prêts accordés par les principales banques commerciales concernent le secteur touristique. Si ce secteur fait faillite, ces banques se retrouveront avec 10 à 12% de prêts « non-performing ». Il y aussi le secteur para-hôtelier, entre autres, qui dépend de l’ouverture des hôtels et des frontières. Ce n’est pas un sujet qu’on peut prendre à la légère, surtout que, dans la région, d’autres compétiteurs comme les Maldives, le Sri Lanka, les Seychelles, accueillent déjà des touristes, bien qu’ils ne soient pas nombreux. Mais ils ont l’avantage d’être visibles sur le plan international.

Q : Qu’aurez-vous préconisé comme mesures pour le secteur touristique ?

Qu’on ouvre les frontières aux touristes, mais qu’ils restent à l’intérieur de l’hôtel pour que les officiers du sanitaire puissent assurer un suivi durant leur séjour. D’ailleurs, la plupart des touristes privilégient les forfaits ‘all inclusive’. Je ne pense donc pas que ce sera un problème pour eux de rester à l’hôtel. Cela s’appliquera bien sûr aux hôtels de plage et non pas aux ‘business hotels’. Mais il faudra d’abord commencer par là et voir comment cela marche. Tout ne pourra pas retourner 100% à la normale dès le départ. Il faudra le faire de façon graduelle.

Il faudra aussi qu’on cesse de faire croire à la population que le risque zéro existe. Il n’existe pas. Il faut plutôt diminuer les risques. N’oubliez pas que les maladies et les virus existent partout à travers le monde. On doit pouvoir vivre avec ce virus de la même façon, mais en prenant toutes les précautions sanitaires. En attendant qu’il y ait un vaccin, on doit quand même pouvoir faire rouler l’économie. La France, par exemple, est ouverte bien qu’elle enregistre toujours des cas quotidiennement. Ce sera une erreur stratégique si on persiste à maintenir la fermeture des frontières.

Q : Quid du rôle de la MTPA?

Elle doit commencer à préparer sa stratégie Covid-free. Elle doit aussi s’orienter vers les pays où il y a moins de cas de Covid, tels que l’Allemagne, l’Europe du Nord, pour diminuer les risques. En même temps, il sera difficile de venir avec une stratégie touristique sans que la politique d’accès aérien ne soit connue. Je ne sais pas si Air Mauritius reprendra ses vols le 1er septembre. Il est impératif qu’on ait un accès facile aux nouveaux marchés. La MTPA devra définitivement mettre en place une stratégie de diversification agressive vers d’autres marchés et elle doit être prête dès la date d’ouverture.

Q : Il paraît que la mise en liquidation d’Air Mauritius a été évitée. Est-ce au moins une bonne nouvelle pour le pays ?

Il est dans l’intérêt du pays qu’il y ait une compagnie d’aviation nationale. Mais il faut maintenant revoir sa gestion. Il nous faut tirer des leçons de ces cinquante dernières années. À chaque fois qu’un gouvernement a été élu, il y a placé « so dimounes ». Le personnel de la compagnie n’a fait que gonfler. Tant que la situation était correcte, on a pu le tolérer. Mais les difficultés liées surtout à la Covid nous ont permis de voir qu’on ne peut plus le soutenir. C’est le prix à payer pour toutes les ingérences politiques qu’il y a eues. Je pense que la compagnie doit être plus autonome et qu’il faut que des personnes compétentes soient nommées aux postes de responsabilité. Tout reposera sur l’efficacité de sa gestion. On aura besoin d’Air Mauritius pour notre stratégie touristique, surtout concernant la diversification des marchés touristiques.

Q : La MIC est censée effectuer les premiers décaissements aux entreprises en difficulté cette semaine. Cela permettra-t-il à notre économie de respirer ?

La MIC est censée venir à la rescousse des grands groupes pour éviter les impacts systémiques et les pertes de milliers d’emplois. Dans un premier temps, cette aide financière leur permettra certainement de respirer et de survivre. Mais encore faut-il connaître les conditions qui y sont rattachées. Celles-ci doivent être flexibles pour que ces groupes puissent les respecter.

Cependant, il faudra aussi voir du côté de l’économie réelle. Il faut que celle-ci redémarre pour que les grands groupes puissent réaliser des chiffres d’affaires et rembourser la MIC. Si l’économie réelle elle-même ne redémarre pas, ces groupes pourraient toujours se retrouver en difficulté et se verront contraints de licencier. C’est là que le budget entre en jeu. Je n’ai pas l’impression que ce budget, surtout avec toutes les mesures fiscales qu’il comporte, pourrait relancer l’économie de sitôt.

Pour que l’économie soit relancée, il faut donner la confiance aux opérateurs et aux investisseurs. Il faut que les entreprises aient plus de flexibilité pour qu’elles puissent se restructurer et relancer la production.

Q : Pourquoi ce budget ne relancera-t-il pas l’économie, selon vous ?

On avait auparavant une politique de fiscalité légère. Or maintenant, ce budget impose plus de taxes sur les entreprises et les particuliers. Les entreprises doivent désormais se concentrer plus sur leur planification fiscale pour voir commenter éviter de payer plus de taxes au lieu de se concentrer sur la façon de relancer la production et de sauvegarder les emplois.

On fait face à une situation compliquée, couplée d’une contraction économique provoquée par la pandémie. Le gouvernement a, lui, trouvé les moyens d’obtenir Rs 60 milliards de la Banque de Maurice, ce qui lui donnait une marge de manœuvre confortable, tout en alourdissant la fiscalité pour les entreprises et les particuliers. Cela n’a pas de sens. Au contraire, une aide de la Banque de Maurice aurait dû précisément servir à ce que les entreprises ne soient pas pénalisées.

Au lieu de se concentrer sur les secteurs de production, du tourisme, la manufacture, l’offshore, la priorité du budget est la construction. On sait tous que la construction ne relancera pas l’économie puisqu’elle dépend elle-même de l’importation. Or, nos frontières sont fermées et on a aussi des problèmes de devises. Comment pourra-t-elle donc relancer l’économie ? Le budget a raté le coche en terme de priorité, surtout dans le contexte actuel qui est dominé par la menace Covid.

Q : Maurice a reçu le prêt le plus élevé jamais accordé auparavant par l’Agence Française de Développement (AFD), soit Rs 15 milliards. Quel effet aura-t-il sur la dette publique ?

L’année dernière, le gouvernement avait pris de l’argent du ‘Special Reserve Fund’ de la Banque de Maurice pour rembourser les dettes extérieures. Aujourd’hui, quand il a vu que c’était une mauvaise stratégie, il fait l’inverse en augmentant la dette extérieure. Il est vrai que la situation économique a changé avec la Covid.

Il faut aussi comprendre que c’est un emprunt en devises. Son taux d’intérêt est peut-être faible, soit 1%. Mais notre taux d’intérêt domestique est aussi faible. Si on emprunte sur 5 ans, le taux d’intérêt domestique peut être de 2 ou 3%. Par contre, avec une dette étrangère en Euro, le risque demeure évidemment le taux de change. La valeur de l’euro est aujourd’hui à Rs 47 au lieu de Rs 40 il y a peu de temps de cela. Quand on commencera à rembourser le moratoire de ce prêt dans dix ans, l’Euro pourrait dépasser les Rs 50. Il faudra donc plus de roupies pour rembourser en euro. Ce qui aurait pu être évité dans le cas d’une dette domestique.

On comprend toutefois que les Rs 60 milliards que la Banque de Maurice veut lever sur le marché des capitaux, c’est justement pour obtenir des fonds domestiques. Une bonne partie de cet argent servira à financer le budget 2020-2021. Je note que, depuis deux ou trois ans, le budget dépend de plus en plus d’un prêt ou des dons étrangers pour son financement. J’estime qu’il faut faire attention à ce qu’on finance un déficit budgétaire à travers des prêts étrangers.

 Q : Dans une situation économique particulièrement difficile où les institutions sont appelées à jouer un rôle important, quel regard jetez-vous sur leur fonctionnement et surtout sur les personnes qui y sont nommées ?

Il est important qu’on ait « the right men » ou « right women in the right places ». Il faut que des personnes crédibles soient nommées à la tête des institutions pour inspirer confiance aux investisseurs tant locaux qu’étrangers.

C’est après quarante ans de l’indépendance qu’on se retrouve avec une contraction aussi sévère. Le gouvernement aurait dû au moins, dans le contexte actuel, oublier le côté politique et nommer des personnes compétentes à des postes clés. Mais tel n’est clairement pas le cas.

Il faut que le gouvernement, le secteur privé, les institutions et les régulateurs aient une seule vision et qu’ils regardent dans la même direction. C’est aussi facile de faire des annonces, mais encore faut-il que celles-ci soient mises en oeuvre. Prenons l’exemple de la liste noire de l’UE. Il ne suffit pas de respecter les critères établis par l’OCDE, mais il faut également qu’on envoie les bons signaux en termes des nominations faites à la tête des organismes régulateurs et des institutions concernées par la lutte contre le blanchiment d’argent. Il faut parallèlement qu’elles débouchent sur des résultats concrets, surtout quand il y a des scandales et des allégations de corruption.

Q : Les organismes régulateurs assument-ils leur rôle comme il se doit ?

On a récemment adopté plusieurs lois. Nou fort dans passe la loi ! C’est toutefois leur exécution qui est importante. D’où l’importance qu’il y ait des personnes compétentes qui dirigent les organismes régulateurs pour prouver que « we mean business ». « Actions speak louder than words ».

Q : Quelles sont vos prévisions sur le plan économique ?

Les indicateurs économiques sont éloquents. Je ne crois pas que l’économie retournera à la normale avant la fin de 2022. On devra surmonter beaucoup de problèmes. Je pense notamment aux enjeux de la pension et du vieillissement de la population, surtout avec l’introduction de la Contribution Sociale Généralisée (CSG). Bien entendu, je ne cite là qu’un exemple.

Il ne faut pas se voiler la face. L’économie est en danger. On doit rester concentré sur les enjeux économiques. Le gouvernement doit avoir le courage pour prendre certaines mesures phares et courageuses au lieu de faire de la politique politicaille.