[Interview] Dr Shameem Jaumdally : « La récente vague est la première que le pays a réellement connue jusqu’ici »

2021 a été dominé par la Covid-19. C’est donc naturellement qu’on termine cette année avec un post-mortem de la gestion de la pandémie à Maurice. C’est le Dr Shameeem Jaumdally, actuellement à Maurice, qui nous fait cette autopsie, ayant été sur tous les fronts cette année pour informer, dénoncer et proposer notamment sur tout ce qui touche à la Covid-19.

Zahirah RADHA

Q : Il a été confirmé que l’Omicron était présent à Maurice avant même l’arrivée à Maurice des passagers, dont vous-même, en provenance de l’Afrique du Sud sur le fameux vol MK 5852. Quel est votre état d’âme ?

J’avais déjà dit, dans la presse et ailleurs, qu’il était fort probable que l’Omicron était déjà présent dans la communauté locale avant même l’arrivée de ce vol, car il y avait avant nous, d’autres passagers qui étaient venus de l’Afrique du Sud au moment où ce variant avait été détecté et dont certains avaient été testés positifs. Je suis frustré car j’ai dû rester en quarantaine pendant une semaine et une autre en auto-isolement. Ce qui a chamboulé mes plans.

On sait aussi que, sur le plan économique, la destination sud-africaine est très importante pour le tourisme mauricien. Cela n’a pas de sens qu’il y ait toujours des restrictions concernant cette destination alors que nos frontières avec la France, qui rapporte plus de cas d’Omicron par jour, ne sont pas fermées et qu’il n’y a pas de quarantaine pour les Français. J’aimerais bien que quelqu’un vienne m’expliquer le pourquoi de ce genre de protocole qui ne tient pas la route.

Q : Le nombre de cas de contamination et de décès est actuellement à la baisse. La récente vague est-elle derrière nous ?

La récente vague liée au Delta est très probablement derrière nous. Avec l’émergence des variants, on doit s’attendre à avoir un certain nombre de vagues qui infectera le maximum de personnes avant que les cas ne diminuent. Il y a actuellement encore des personnes positives à la Covid-19 qui sont en circulation dans la communauté, avec ou sans connaissance de cause. Ce qui veut dire que le virus sera toujours en circulation durant les festivités de Noël et de fin d’année. Un rebond concernant le nombre d’infections et de décès sera donc inévitable, même si je ne pense pas qu’il sera aussi conséquent que la récente vague liée au variant Delta.

Q : Ce rebond est donc prévu pour janvier ?

Très certainement. J’ai fait un peu de tour de l’île, que ce soit à la plage, dans la capitale ainsi que des régions urbaines et rurales, et partout, le constat est le même. Il y a un relâchement au niveau des gestes barrières. De plus, des fêtes sont prévues un peu partout. J’ai moi-même été invité à des rassemblements. Cela prouve que le message des professionnels de santé, incluant le mien, ne passe pas. Dans de telles circonstances, un rebond sera inévitable.

Q : Vous prévoyez que cette vague ne sera pas aussi virulente que la dernière. Mais l’Omicron, qui rôde déjà dans les parages, n’est-il pas à craindre ?

C’est difficile à dire puisqu’on n’a pas encore suffisamment de données sur l’Omicron. Mais je pense que le variant Delta continuera à sévir à Maurice pendant encore un mois au minimum et il reste le variant le plus redoutable. N’oublions pas qu’il est aussi plus transmissible.  Si l’Omicron a pris le dessus, c’est parce que la capacité du Delta a baissé à un niveau où il ne peut pas concourir avec un nouveau variant qui a une capacité de réinfection beaucoup plus avantageuse.

Q : Mais ce rebond que vous prévoyez serait-il lié au Delta ?

Les derniers dix jours de l’année seront déterminants pour prévoir quelle sera la situation au début de l’année prochaine, en gardant en tête que Maurice vient de connaître sa première réelle vague.

Q : On dit pourtant que c’était la troisième vague !

Absolument pas ! Tout est dans la terminologie. Quand on parle d’une vague, on fait allusion à une montée. Il faut cependant voir comment elle monte. Ce qu’on a eu l’année dernière à Maurice, ce n’était qu’un « outbreak » qui a pu être contrôlé parce que le pays était fermé. C’était donc facile d’enrayer l’épidémie.

Même ce qu’on a vécu en mars de cette année n’était pas une vague. Une vague survient lorsqu’on a tellement de cas que tout le système hospitalier est chamboulé. Raison pour laquelle je maintiens que le pays a connu sa première vague avec le Delta. Les gens n’en étaient pas conscients et n’ont donc pas fait de réajustements dans leur vie quotidienne.

Q : Cette vague est donc arrivée au moment pile où les restrictions sanitaires ont été assouplies ?

Exactement ! Je risque de déplaire à certains, mais je pense qu’on a gardé les frontières fermées pendant trop longtemps. La vaccination était importante pour avoir un contrôle sur la maladie.  Mais certains messages faisant croire que le pays était « covid-safe » et « covid-free » ont donné l’impression à la population qu’elle peut continuer d’agir avec une certaine normalité. Or, il y a eu un concours de circonstances avec l’ouverture des frontières et la série de congés publics au début du mois de novembre où il y a eu plusieurs rassemblements qui ont provoqué cette vague.

Il incombe toutefois aux autorités d’instaurer des restrictions, surtout quand la population ne se montre pas suffisamment responsable. C’est ainsi à travers le monde. En Afrique du Sud par exemple, un couvre-feu a été imposé et n’a pas été enlevé jusqu’ici. C’est la responsabilité des dirigeants de mettre en place un système de protocole qui marche, tout en gardant un équilibre sur le plan économique et une certaine normalité dans la vie quotidienne du peuple.

Q : Quelles leçons devrait-on tirer de cette première vague comme vous le dites ?

Il faut en tirer de multiples leçons. Premièrement, il faut mettre en place un système d’alerte comme il y en a pour le cyclone. Les différents niveaux doivent être calculés en fonction du nombre de cas d’infections et d’admissions dans les hôpitaux. J’estime qu’il faut aussi pouvoir identifier les facteurs à risque, plus précisément les « super-spreader events » comme les mariages, les anniversaires, les cérémonies religieuses ou encore les cérémonies « coupe-ruban » qu’organisent le gouvernement comme si les nouvelles infrastructures ne peuvent pas être utilisées si elles ne sont pas inaugurées officiellement !

Ensuite, le système de santé et d’hospitalisation doit être revu. Le nombre de décès des patients positifs à la maison est, en termes de pourcentage, trop élevé pour un petit pays comme le nôtre. Les gens craignent de se rendre à l’hôpital et je précise que ce n’est pas à cause du personnel médical. Ce dernier travaille sous l’égide d’un ministère qui a fauté en termes de la mise en place des protocoles d’information et de formation de son personnel. Or, il y a toujours un besoin urgent pour former le personnel médical qui ne sait toujours pas comment agir faute d’un protocole efficient et rigoureux.

Finalement, il faut communiquer de façon claire, transparente et cohérente. Malheureusement, la communication du gouvernement est déficiente. Ce sont des gestionnaires qui sont appelés à communiquer alors qu’ils ne savent pas le faire. Ce qui explique pourquoi ceux qui hésitent toujours à se faire vacciner n’ont pas pu être convaincus de le faire.

Q : Vous avez souvent fait état d’une incohérence au niveau de la campagne de vaccination. Cette incohérence persiste-t-elle toujours ?

Oui, absolument. C’est ce qui fait plus de morts. Il faut savoir que les non-vaccinés ont neuf (9) fois plus de risques de mourir que les vaccinés. C’est là que la nécessité d’informer la population entre en jeu. Il ne s’agit pas de la responsabilité d’un médecin de le faire, mais plutôt d’une personne ayant reçu une formation et qui maîtrise l’art de communiquer.

Je ne suis pas xénophobe, mais pensez-vous qu’une personne venant de La Réunion, qui ne connait ni notre langue ni notre façon de vivre, puisse communiquer avec la communauté ? Une personne parlant un mélange d’anglais et de ‘kreol potisse’ arrivera-t-elle à faire passer un message de façon efficace ? N’y a-t-il personne de compétent à Maurice qui puisse le faire ? Une entité comme l’Université de Maurice est un bijou et une arme extrêmement efficace qu’on aurait pu utiliser pour faire ce travail de communication.

Q : Des ressources sont donc inutilisées ?

Tout à fait. Je pense notamment à l’UoM, au « Mauritius Research Council » (MRC), aux autres instituts de recherche et aux anciens employés à la retraite qui auraient pu énormément aider dans ce combat pour apporter une certaine confiance au sein de la population, et aussi à contrecarrer la campagne antivax. 

Q : Mais n’a-t-on pas déjà atteint l’immunité collective ?

La vaccination nous donne une certaine protection. Mais n’empêche qu’il y un certain nombre de personnes dont le système immunitaire est plus vulnérable et qui seront toujours à risque de la maladie sévère. Le « herd immunity » est atteint quand le maximum de personnes est protégé soit à travers l’immunité naturelle, ayant déjà été infectées, soit à travers la vaccination. Or, on sait que des vaccins utilisés à Maurice, le Sinopharm et le Covaxin n’ont qu’une efficacité de moins de 50%. Raison pour laquelle l’Afrique du Sud n’a jamais considéré d’utiliser ces vaccins.

Q : Dès le départ donc, on a raté le coche en ce qu’il s’agit des vaccins utilisés, sachant qu’un grand nombre de la population a des comorbidités ?

Il y avait un problème au niveau du choix des vaccins. Ceci dit, c’est l’AstraZeneca qui avait été le premier vaccin obtenu à Maurice. Il fallait cibler ceux qui étaient plus à risque. Malheureusement, la stratégie vaccinale n’était pas bien réfléchie.

Q : N’était-ce pas plutôt une question de disponibilité des vaccins ?

Justement, quand on sait qu’on en a moins, il faut le donner à ceux qui en ont le plus besoin. Un lobbying était nécessaire pour qu’on puisse obtenir des vaccins efficients dans le temps qu’il faut, mais je ne pense pas que ce lobbying a été fait comme il le fallait. Sinon, avec seulement 1, 2 millions d’habitants, cela n’aurait pas été difficile d’obtenir des vaccins efficaces.

Mais en même temps, il faut aussi se demander combien de personnes compétentes il y en a au niveau du « High-Level Committee », surtout dans un contexte d’épidémie ? Combien de virologues, d’épidémiologistes, de vaccinologues, de chercheurs et de conférenciers de haut niveau compte-t-il en son sein ?

Q : Tout cela ne se résume-t-il pas qu’à un manque de préparation, sachant que ce n’est que récemment qu’une demande pour former les réanimateurs a été formulée auprès des autorités françaises ?

Le pays avait connu une période de relâchement qui n’était pas mauvais en soi puisqu’il n’y avait pas de Covid-19 à cette période. Mais celle-ci n’aurait-elle pas dû être utilisée à bon escient pour préparer notre système de santé et former le personnel médical ? D’ailleurs, quand j’avais proposé d’emmener mon équipe de l’Afrique du Sud pour aider Maurice…

Q : La même proposition qui est restée lettre morte jusqu’ici ?

Tous mes courriels sont restés sans réponses. Je travaille dans l’un des hôpitaux académiques faisant partie des « Top 5 » sur le continent africain. L’équipe que je proposais n’était pas composée uniquement de spécialistes, mais aussi de formateurs qui passent leur temps à former des étudiants en médecine. Pour eux, la formation n’est que « dipain diber ».

Q : Cette proposition, vous l’aviez faite contre paiement ou sur une base volontaire ?

Zéro paiement. D’ailleurs je m’étais récemment rendu au Zimbabwe pour aider à la mise en place d’une stratégie contre la Covid-19 et la tuberculose. J’ai aussi un voyage programmé pour le Mozambique.  

Q : Le fait que le gouvernement ait fait l’acquisition du Tocilizumab et du Molnupiravir peut-il nous aider à contrôler le nombre de décès ?

Malheureusement, l’efficacité du Molnupiravir n’est pas aussi prometteuse qu’on le pensait. Pour que les autorités régulatrices acceptent un traitement, il faut que son efficacité soit au-dessus de 50%. Merck, le producteur, avait d’ailleurs rapporté que le Molnupiravir comportait une efficacité de 50%. Mais dans le contexte de la vie réelle, cette efficacité n’est malheureusement que de l’ordre de 20%. Valeur du jour, les vaccins restent donc plus efficaces pour se protéger contre la maladie sévère.

Concernant les traitements, on attend avec impatience Paxlovid, un autre médicament produit par les laboratoires Pfizer. Heureusement, on rapporte que celui-ci pourrait être produit en version générique.

Il faut aussi savoir que la protection se joue à trois niveaux. Le premier concerne la protection contre l’infection à travers les gestes barrières. Le deuxième concerne la vaccination. Et les médicaments ne viennent qu’au troisième niveau car ils n’agissent pas sur le système immunitaire mais directement sur le virus lui-même. C’est probablement quand on aura un traitement efficace contre la Covid-19 qu’on retrouvera une certaine normalité.

Q : Les versions génériques sont-elles aussi efficaces que la version originale, sachant que les Molnupiravir dont on s’est procuré sont des génériques ?

Je suis personnellement un grand fan des médicaments génériques. L’acquisition des médicaments en quantités suffisantes peut parfois poser de gros problèmes. Raison pour laquelle les génériques sont souvent privilégiés. Selon ma compréhension, l’efficacité des génériques n’est pas moindre. La seule différence, c’est que les autres composants qui y sont généralement inclus peuvent des fois provoquer des effets secondaires qui sont légèrement plus perturbants qu’avec la pilule originale.

Q : La question que tout le monde se pose : jusqu’à quand la Covid-19 sera-t-elle encore présente ?

Elle sera encore là pendant des années. La question qu’il faut plutôt se demander, c’est pour combien de temps encore continuera-t-elle à affecter notre vie comme elle le fait actuellement ? Un microbe, qu’il soit un virus, une bactérie ou un « fungi », continuera de se propager dans la communauté jusqu’à ce qu’il devienne une endémie ou qu’elle ne disparaisse. Pour disparaître, le taux de mortalité doit être tellement élevé que le virus tue des personnes plus vite qu’il ne se propage.

Or, la Covid-19 ne vient pas avec un taux de mortalité élevé. Il faudra donc attendre qu’elle devienne endémique. On pourra alors continuer de vivre malgré sa présence, comme le VIH/SIDA en Afrique du sud, la tuberculose en Afrique subsaharienne et la malaria dans les pays africains. À Maurice, on ne retrouvera pas une certaine normalité tant que le maximum de personnes ne soient pas infectées. D’où l’importance de protéger les personnes vulnérables à travers la vaccination et la « booster dose ».

Ceux qui ont reçu le Sinopharm ou le Covaxin doivent se considérer comme n’ayant pas été vaccinés. Je leur conseille de faire leur booster soit avec le Pfizer ou le Johnson & Johnson. Je demande aussi aux Mauriciens en général d’apprendre à vivre entre les vagues. Ils doivent aussi se montrer responsables durant cette période festive. « Nou pa envi fer fête zordi et enterre nou fami demain ».

Respectons les gestes barrières. Que les rassemblements soient aussi restreints que possible et qu’ils se fassent dans des endroits ouverts. Les autorités doivent aussi assumer leurs responsabilités en mettant en place davantage de restrictions au lieu de permettre au Metro d’opérer jusqu’à fort tard.