[Interview] Jyoti Jeetun : « Nous sommes entraînés dans un modèle de consommation qui n’est pas soutenable pour un pays comme le nôtre »

  • « C’était ridicule de voir une ministre du gouvernement en train d’imiter une conversation en bhojpuri […] Par contre, la population s’attend à ce qu’une ministre responsable dise des choses plus sensées, qu’elle prenne les actions qu’il faut pour contrer la crise du coût de la vie, et qu’elle s’attaque à la racine du problème au lieu de se contenter de prodiguer des soins palliatifs. Cela dit, je ne cautionne pas le vitriol déversé sur elle sur les réseaux sociaux »
  • « Je rencontre de nombreux entrepreneurs, petits planteurs, professionnels, indépendants, dans les villages aussi bien que dans les villes, et ils sont tous en difficulté. La hausse des coûts paralyse leurs entreprises alors que la pénurie de main-d’œuvre est un défi quotidien »

Après huit années intenses de transformation réussie du Groupe, Jyoti Jeetun a décidé de quitter ses fonctions de Group CEO afin de poursuivre de nouveaux horizons”. C’est ainsi que le Groupe Mont Choisy avait annoncé le départ de Jyoti Jeetun comme Group CEO le 16 juillet dernier. Ces « nouveaux horizons » l’ont amené à la politique. Elle a ainsi rejoint le MMM, qui est en alliance avec le PTr. Elle nous livre dans l’entretien qui suit sa vision d’un avenir meilleur…

Zahirah RADHA

Q : Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter une riche carrière et votre comfort zone pour vous lancer dans l’arène politique ?

Je suis un enfant de l’indépendance de l’île Maurice. J’ai grandi dans un village et dans un environnement certes pauvre, mais avec de grandes valeurs, comme le dur labeur, l’effort, le sacrifice, l’intégrité et le sens d’appartenance communautaire. 

Comme le reste de la population, j’ai été témoin de la lente dégradation du pays.  Et je me suis mise à réfléchir… Un demi-siècle après l’indépendance, est-ce ce pays que nous laisserons aux générations futures ? 

Quitter une corporate life alors que j’étais au sommet de ma carrière n’a pas été une décision facile à prendre. D’abord, pour moi personnellement, et ensuite pour ma famille.  Mais comme mes enfants me le disent souvent : « Mam, si quelqu’une comme toi ne le fait pas, qui le fera ? ». Je ne pouvais pas ne pas écouter cette voix, car cette voix n’est pas seulement la leur, mais aussi celle d’innombrables citoyens du pays et de la diaspora. Maintenant que ma décision est prise, je suis en paix avec elle, quoi qu’il arrive.  Même si je n’y parviens pas, j’aurais au moins essayé.

Q : Vous aviez été pressentie par un « think tank » à un moment donné pour diriger une formation politique, avec vous-même comme Premier ministre en cas de victoire. Qu’est-ce qui vous a finalement propulsé au sein d’un parti politique traditionnel ?

Depuis la Covid-19, je rencontrais régulièrement un groupe de personnes qui s’est constitué en un groupe de réflexion. Celui-ci était composé de vétérans qui n’ont d’autre intérêt que le bien commun de la société. C’était déjà évident qu’il y avait, dans les quatre coins du pays, une soif de changement.

Nous avons donc réfléchi à la meilleure façon d’apporter un changement pour une nouvelle île Maurice. Serait-ce grâce à une expansion du groupe de réflexion, pour avoir une meilleure résonnance de notre voix dans la société ? Serait-ce à travers un nouveau mouvement politique autre que les partis politiques traditionnels existants ? 

En fin de compte, la majorité d’entre nous a estimé que même si un nouveau mouvement politique est idéal et souhaitable, cela nous prendrait énormément de temps pour pouvoir être efficace, surtout dans notre système politique qui n’est pas système présidentiel. Comme l’un d’eux nous répétait à maintes reprises : « rêvez, mais rêvez les yeux ouverts ». 

Parallèlement, j’ai été approchée directement, aussi bien que par l’intermédiaire d’amis, pour rejoindre les partis politiques traditionnels. D’ailleurs, la plupart d’entre nous ont conclu que la meilleure alternative pour répondre à cet appel au changement dans le pays était en unissant nos forces.  J’ai donc rejoint le MMM qui est en alliance avec le Parti Travailliste. Je suis parfaitement consciente que ces partis ont leur propre structure et leurs objectifs et que je dois m’y adapter. Je suis convaincue qu’au sein de la direction et des membres de ces partis, il existe un désir et une volonté réelle d’écouter le cri du peuple pour qu’il y ait un changement.

Q : Comment se passe vos premiers pas en tant que politicienne sur le terrain ?

I’m living a day at a time.  Il me faut d’abord apprendre à connaître les membres du parti (ndlr : du MMM), ceux de la régionale et aussi le fonctionnement des diverses instances. 

Je dois avouer que j’ai été accueillie par une vague de soutien et d’appréciation dans le pays. Ce qui me donne de l’espoir. C’est très encourageant, à l’opposé du cynisme qui nous paralyse souvent.

Nous devons restaurer la confiance dans la vie publique. J’estime qu’il y a des politiciens bien intentionnés dans l’alliance de l’opposition. Ils n’ont besoin que d’être vus et entendus. Ils représentent le visage du changement.

Q : À peine votre premier entretien radiophonique et vous avez déjà été ciblée par le gouvernement, dont la ministre Dorine Chukowry, qui vous a répliqué en Bhojpuri. Cela vous a-t-il surprise?

Absolument !  Je ne suis ni ministre, ni députée, ni élue.  Je n’ai même pas de poste au sein du MMM, le parti que j’ai rejoint récemment.  Je me demande donc si sa réaction n’était pas quelque peu exagérée, un overkill.  C’était ridicule de voir une ministre du gouvernement en train d’imiter une conversation en bhojpuri. Je dois préciser que le bhojpuri est ma langue maternelle. C’est dans cette langue que je parle avec ma vieille mère et ma sœur aînée. C’est la langue que nous parlons couramment dans notre environnement social. Ce que j’ai raconté lors de mon entretien radiophonique avec Nawaz Noorbux relevait de conversations authentiques que j’ai eues avec elles.

Par contre, la population s’attend à ce qu’une ministre responsable dise des choses plus sensées, qu’elle prenne les actions qu’il faut pour contrer la crise du coût de la vie, et qu’elle s’attaque à la racine du problème au lieu de se contenter de prodiguer des soins palliatifs.

Cela dit, je ne cautionne pas le vitriol déversé sur elle sur les réseaux sociaux. Je ne pense pas que ce soit digne d’une société qui respecte les hommes et les femmes.

Q : Quel constat faites-vous de la situation actuelle dans le pays ?

56 ans après l’indépendance, many things may have been broken in our country and in our society. Notre modèle économique ne marche plus. Notre production et notre exportation ne sont pas suffisantes. Il y a un manque cruel d’innovation. Nous sommes entraînés dans un modèle de consommation qui n’est pas soutenable pour un pays comme le nôtre.

Sur le plan social, il y a trop de laissés-pour-compte, ce qui n’est pas bon pour l’harmonie sociale.  Le développement économique doit être inclusif. Chaque citoyen doit sentir qu’il a eu sa part du gâteau.

Q : Quelle vision avez-vous justement pour le pays ?

Permettez-moi d’abord de vous énumérer les valeurs qui me tiennent profondément à cœur : l’intégrité, le dur labeur, et la confiance. Nous vivons à une époque où les gens sont de plus en plus exigeants, et à juste titre. Ils ne réclament que la transparence, la redevabilité (accountability) et l’intégrité.

Mais au lieu de critiquer les politiciens et les dirigeants politiques, nous devons d’abord commencer à nous remettre en question.  Faisons une introspection et voyons si nous épousons et reflétons nous-mêmes les valeurs que nous attendons des autres. 

L’autre problème majeur est l’éducation. Notre système éducatif n’est pas adapté aux besoins de l’île Maurice d’aujourd’hui et de demain. Nous éduquons et formons nos enfants uniquement pour qu’ils réussissent aux examens, et non pas pour qu’ils développent des capacités d’analyses ou des compétences nécessaires pour pénétrer le marché du travail. Ils n’ont pas d’expérience réelle de la vie et puisqu’ils sont cloitrés dans le cocon familial, leur adaptation à la vie est différente de celle de notre génération. 

La drogue est dévastatrice et tue davantage nos jeunes, d’autant que la drogue est désormais présente dans les établissements scolaires, y compris les écoles primaires. Comment protégeons-nous nos enfants ? Nous avons une génération perdue. Notre petite île est entourée par la mer, mais comment protégeons-nous nos côtes ?  Nous devons nous engager à sortir des sentiers battus et de trouver des solutions.

Ensuite, l’éléphant dans la pièce, c’est notre population vieillissante, exacerbée par l’exode massif de nos citoyens, dans l’espoir d’un avenir meilleur ailleurs.  25 % de notre population sont âgés de plus de 60 ans. Ce pourcentage continuera d’augmenter d’ici 2030. L’interrogation principale demeure la suivante : d’où viendra notre main-d’œuvre, même si les gens continueront à travailler après l’âge de 60 ans ?

La liste est longue et I can go on and on.  Mais ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une vision pour l’avenir, voire pour les prochaines 10, 20 ou 50 prochaines années. Nous devons déterminer où nous voulons aller, et de quelles ressources nous aurions besoin pour y parvenir. Il nous faut un roadmap. Sans cette vision à long terme, nous resterons assis à nous plaindre de notre situation actuelle.  Nous ne serons jamais proches de ce qu’est le Singapour aujourd’hui.

Q : Le public, du moins ceux que vous avez rencontré jusqu’ici, est-il conscient des enjeux actuels ?

Tout à fait ! Je suis même étonnée de leur raisonnement et prise de conscience. N’oublions pas que l’appel au changement vient de la nation mauricienne elle-même, sans oublier la diaspora. Comment donc le peuple peut-il ne pas être conscient de ces problèmes ? Ma décision, je vous le rappelle, était en grande partie basée sur ce que je pensais être l’appel du peuple.

Q : Pensez-vous que l’alliance PTr-MMM, dont vous faites maintenant partie, correspond au changement que le peuple veut voir alors que le gouvernement ferait tout pour rester au pouvoir ?

Je n’ai absolument aucun doute que cette alliance convaincra le peuple de son engagement, en dépit de ses ressources limitées. Mais nous ne nous faisons pas d’illusions. La bataille sera rude.  Ceux qui sont au pouvoir disposent, selon ce qu’on dit, de ressources financières conséquentes. Sans compter que les leviers d’État sont également entre leurs mains.

Mais de notre côté, nous avons une vision pour l’avenir. Nous apportons de l’espoir là où il y a le désespoir. Nous disposons d’une belle équipe de dirigeants émergents, qui épaulent les deux leaders de l’alliance de l’opposition, nommément Paul Bérenger et Navin Ramgoolam. Je garde aussi l’espoir que Rezistans ek Alternativ se joindra à cette équipe gagnante pour contribuer à la construction d’un avenir meilleur pour le pays, dans le même esprit que je l’ai fait, c’est-à-dire si on veut être percutant, il nous faut réunir les forces.

Ayant longuement discuté avec Paul Bérenger et Navin Ramgoolam en one to one, je suis convaincue qu’ils sont conscients du poids de la responsabilité qui pèse sur leurs épaules, soit celui de laisser un riche héritage aux générations futures.

Q : Vous avez évolué dans le secteur privé pendant de nombreuses années. Celui-ci est-il inquiet de la situation économique qui prévaut dans le pays ?

Il existe partout des préoccupations, ici ou ailleurs, parmi les grandes ou les petites et moyennes entreprises. Je rencontre de nombreux entrepreneurs, petits planteurs, professionnels, indépendants, dans les villages aussi bien que dans les villes, et ils sont tous en difficulté. La hausse des coûts paralyse leurs entreprises alors que la pénurie de main-d’œuvre est un défi quotidien. De nombreuses personnes quittent le pays, ce qui entraîne un énorme manque de main-d’œuvre.

Q : On dit que vous allez défendre le grand capital. Seriez-vous effectivement leur porte-voix ?

C’est une rhétorique cheap et populiste que certains ont commencé à propager parce qu’ils sont désemparés et ne trouvent aucun argument solide pour me critiquer. Ceux que j’ai côtoyés connaissent mon franc-parler et savent que je crois fermement aux entreprises qui créent des emplois et de la prospérité pour tous. J’estime que nous devons créer des emplois et de la richesse avant d’en assurer une répartition équitable.

Les petites entreprises constituent un élément important de notre microclimat économique et nous devons soutenir et faciliter leur croissance et leur expansion. Le grand capital est un slogan creux qui est souvent utilisé par des politiciens en période électorale pour dresser le peuple contre une section du secteur privé, avec une pointe subtile de communalisme pour rappeler des slogans qui remontent à la période avant l’indépendance. Mais ils oublient que l’éducation est gratuite depuis 1976 et que les gens ne sont pas stupides.

Q : Quelles grandes réformes économiques aimeriez-vous voir sur le plan économique ?

Comme je l’ai dit plus haut, nous devons d’abord définir notre vision stratégique à long terme, soit pour les prochaines 50, voire 60 années. Tout comme Singapour l’avait fait au moment de son indépendance et plus récemment pendant la Covid-19 lorsqu’ils ont créé Singapour 2030. L’Inde, par exemple, s’est fixé l’objectif d’être un pays à revenu élevé d’ici 2047, soit 100 ans après son indépendance. 

Nous devons ensuite élaborer une feuille de route pour la concrétisation de cette vision. Elle doit inclure le modèle de développement économique que nous privilégions, la dimension sociale, les infrastructures urbaines, et les besoins en matière d’éducation et de formation. Notre modèle économique a évolué au cours du dernier demi-siècle. Nous ne bénéficions plus d’accords commerciaux préférentiels, qu’il s’agisse du sucre, du secteur manufacturier et d’exports, du textile ou des services financiers, comme c’était le cas auparavant.

Nous devons désormais se battre quasi seuls dans un monde qui a radicalement changé, que ce soit en termes de géopolitique, de puissances économiques mondiales ou d’impact transformationnel de la technologie.  Si nous ne nous réinventons pas, nous serons laissés pour compte.  Et cela, nous ne pouvons pas nous le permettre.

Q : Pensez-vous que ce sera une tâche facile de les mettre en place même si un nouveau gouvernement est élu ?

Ne nous faisons pas d’illusions.  Ce ne sera pas une tâche facile et cela prendra certainement du temps.  Basée sur mon expérience personnelle, j’ai la ferme conviction que si nous partageons cette vision commune d’un avenir meilleur, si nous restons continuellement concentrés sur cette vision face à toute adversité ou revers qui pourrait surgir, si nous restons positifs et regardons vers l’avenir et si nous travaillons sans relâche, l’avenir nous appartiendra.

L’alliance PTr-MMM dispose d’une formidable équipe de personnes talentueuses et expérimentées qui concrétisera cette vision de l’avenir.  Si je n’y croyais pas, je n’aurais pas rejoint cette équipe.