Interview Sen Ramsamy : « Nous récoltons le fruit d’une politique de copinage et de bien d’autres abus »

Le Directeur Général de la « Tourism Business Intelligence », Sen Ramsamy, ne cache pas son inquiétude pour le secteur touristique mauricien. Si ce secteur souffre, nous dit-il des Seychelles où il se trouve actuellement, c’est surtout à cause d’un manque cruel de vision et d’abus.

 

Propos recueillis par Zahirah RADHA

 

Q : Une baisse alarmante dans les arrivées touristiques pour le premier trimestre de l’année. Est-ce que vous le voyiez venir ?

Et comment ! Certainement qu’on la voyait venir cette baisse, non seulement en termes d’arrivées touristiques, mais surtout en termes de pertes en devises étrangères. Et dire que, même si je n’ai aucun rôle dans le tourisme mauricien, mais en tant que patriote, il est de mon devoir d’attirer l’attention sur les menaces qui guettent notre secteur touristique depuis quelque temps déjà. Mais il me semble que les grands experts et officiels du tourisme à Maurice n’ont rien vu venir à part le fait qu’à leurs yeux, la situation est toujours aussi reluisante qu’auparavant.

D’après les derniers chiffres du Bureau des Statistiques, ce n’est pas que pour le premier trimestre que les chiffres sont en baisse, mais elles sont aussi stagnantes sur le quadrimestre, c.-à-d. de janvier à avril 2019 avec -0.1%. Même l’opération de rattrapage que certains souhaitaient avec la fête de Pâques n’a pas eu lieu vraiment car nous sommes toujours en zone de zéro croissance après quatre mois. Toutes les arrivées touristiques de la Grande Bretagne, l’Inde, l’Afrique du Sud, la Turquie, et des marchés naturels consistant de la Suisse, l’Espagne et même l’Ile de la Réunion avec plusieurs vols par semaine, sont en baisse. Il faut maintenant attendre la fin de mai pour savoir s’il y aura une croissance, sans oublier que nous entrons en période creuse dans quelques semaines.

 

Q : Doit-on jeter tout le blâme sur le Brexit ou les gilets jaunes ou y a-t-il d’autres facteurs qui ont provoqué cette baisse ?

On a trouvé de très bons prétextes, mais il y a certainement plusieurs facteurs locaux qui expliquent cette baisse. Sachez d’abord que le problème lié au Brexit et aux gilets jaunes ne s’appliquent pas qu’à Maurice. Toutes les destinations du monde sont concernées par l’incertitude en Grande Bretagne et l’instabilité et la crise sociale en France. Si ces deux facteurs avaient un impact négatif sur Maurice, les autres destinations similaires n’auraient pas fait de belles récoltes touristiques de ces deux grands marchés justement sur la même période en question.

Les Seychelles, où je suis en ce moment, ont réalisé une belle performance avec 25% de croissance sur la Grande Bretagne pour les quatre mois de 2019, 12% sur la France, 36% sur la Suisse. Les Maldives ont eux aussi réalisé un très bon score pour le premier trimestre malgré une instabilité politique persistante, avec 11% de la Grande Bretagne, 28 % de la France, et 56% de l’Afrique du Sud. Le Sri Lanka qui souffre énormément des attentats de fin avril, termine malgré tout avec 7% de l’Angleterre et 2% de la France. Et notre Ile Maurice paradisiaque reste à la traine derrière avec -4.6% sur l’Angleterre, seulement 2.3% sur la France, -11.6% sur la Suisse, -7.4% sur la Turquie malgré les vols directs, -6.9% sur la Réunion, -3.4% sur l’Afrique du Sud, -9% sur l’Inde et -12.3% sur l’Australie. Donc on ne peut pas mettre le blâme convenablement sur le Brexit et les gilets jaunes en France. Le problème se trouve à Port Louis.

 

Q : Le ministre du Tourisme Anil Gayan ne semble pas s’inquiéter de cette baisse et parle d’une croissance de 3, 6 % d’ici la fin de l’année. Êtes-vous aussi optimiste que lui ?

Je suis optimiste de nature et surtout très positif dans la vie. Mais en ma capacité de technicien du tourisme, quand j’analyse les conditions dans lesquelles notre tourisme est appelé à évoluer, et je le répète, quand la dépense moyenne d’un touriste dans l’île est inférieure à celles de nos concurrents directs, alors que le niveau de l’endettement du secteur est très élevé, non, je ne peux être positif pour l’avenir d’un secteur que j’ai aidé à bâtir nuit et jour depuis les 34 dernières années. Il suffit de voir le nombre d’hôtels en vente sur le marché et on comprendra l’ampleur de la situation. Il y a même des chauffeurs de taxi qui proposent à leurs clients étrangers d’acheter les hôtels qui sont en vente. J’ai beaucoup de crainte pour l’avenir de ce secteur clé de notre économie. Ceci dit, au-delà des problèmes internes et externes, notre industrie du tourisme souffre surtout d’un manque aigu de leadership éclairé et de vision.

 

Q : Le leader de l’Opposition craint, lui, une croissance négative pour les cinq premiers mois de 2019. Vous partagerez donc son avis ?

Je viens de partager avec vous mon analyse sur les statistiques du tourisme. Nous avons déjà réalisé une décroissance durant les quatre premiers mois de l’année qui sont pourtant connus comme la période de pointe. On entrera dans la période creuse très bientôt. Il nous reste donc que le mois de mai pour confirmer si le leader de l’Opposition a raison ou pas. Cette baisse se reflète aussi dans les revenus du tourisme et pour moi, c’est cela ma plus grosse inquiétude. Je préfère avoir moins de touristes qui dépensent beaucoup, que d’avoir beaucoup de touristes qui dépensent des ‘peanuts’. Pour l’instant, ce n’est ni l’un, ni l’autre. C’est grave.

 

Q : Qu’en est-il de la MTPA et de la Tourism Authority dans tout cela ? Jouent-t-elles leur rôle comme il le faut ?

La « Tourism Authority » a seulement un rôle de ‘licensing’ et de contrôle. Elle n’a pas un budget, mais c’est elle qui rapporte de l’argent à l’État à travers l’octroi des permis. Elle n’a pas vraiment un rôle à jouer dans les arrivées touristiques, sauf peut-être sur l’état de la destination où elle n’est que très partiellement impliquée. Mais je sais que la TA fait aussi de gros efforts avec son projet de Tourisme Durable. C’est une initiative fort louable. Cependant, la MTPA qui est l’organisme responsable de faire venir les touristes en grand nombre chez nous, me semble avoir ses priorités ailleurs. Elle a un très gros budget, plus de Rs 500 millions par an, à dépenser dans les campagnes de promotion et de publicités au niveau international. Sachez que les Maldives qui ont accueilli plus de 1.5 million de touristes en 2018, avaient un budget équivalent à seulement Rs 113 millions alors que la MTPA, avec un budget annuel quatre fois supérieur à celui des Maldives, nous donne un si mauvais résultat. La même chose pour le Sri Lanka et encore les Seychelles. Nos concurrents font bien mieux avec très peu d’argent, et Maurice fait peu avec beaucoup d’argent. Je pense sincèrement que la MTPA aurait dû être absorbée par l’Economic Development Board (EDB) et alors, on aurait peut-être eu de meilleurs résultats sur plusieurs fronts à la fois.

 

Q : Et quid d’Air Mauritius qu’Anil Gayan a blâmé pour la baisse dans les arrivées touristiques ?

Trop facile. En d’autres mots, tout le monde est fautif sauf le ministère responsable de ce secteur et les nominés politiques qui s’y trouvent. Le ministre a expliqué que la baisse dans les arrivées est due à un manque de sièges d’avion sur certains marchés et un manque de communication avec Air Mauritius. Mais les îles dont je viens de vous citer, ne sont pas mieux desservies que nous en termes de connectivité aérienne. A quelques exceptions près, elles ont presque les mêmes dessertes avec les mêmes capacités et les mêmes fréquences aériennes. D’autre part, si MK n’avait pas suffisamment de capacité ou de fréquences, les autres lignes étrangères qui desservent Maurice auraient dû en profiter s’il y avait vraiment de la demande.

Et pourquoi d’autres compagnies aériennes se sont retirées de Maurice, à l’instar de Virgin Atlantic et Southern China ? La question de subsides, comme évoquée, ne tient pas du tout la route car le même scénario s’est répété avec Air Asia qui est repartie deux fois plus vite lorsqu’elle avait atterri chez nous. N’en parlons pas des lignes aériennes qui ont signé la BASA (Bilateral Air Services Agreement) avec nous depuis des lustres mais qui refusent de desservir cette route par manque de trafic et de masse critique. Il n’y a pas un bon ‘business case’ pour le faire car la demande est très peu pour de telles opérations.

Donc on jette convenablement le blâme sur Air Mauritius. La compagnie aérienne a des gros défauts, mais sur cette question là, c’est honteux de la tenir pour seule responsable de la dérive de notre tourisme. Ceci dit, j’ai aussi entendu parler de l’absence chez nous d’un Buckingham Palace, d’une Tour Eiffel, d’un Bob Marley pour attirer les touristes. Un jour quelqu’un s’est réveillé en sursaut pour faire cette découverte alors que notre tourisme a toujours été une merveilleuse ‘success story’ depuis des années, et même sans ces merveilles citées avec le plus grand sérieux.

J’ai aussi entendu un haut responsable du tourisme mauricien annoncer en direct à la radio que pour attirer davantage les riches touristes chinois vers Maurice, il faut promouvoir le China Town local. Comme si les voyageurs milliardaires de Chine se déplaceront en grand nombre pour venir voir le China Town de la Rue Royale à Port Louis. Et un autre responsable a même proposé une brillante idée, celle de promouvoir Maurice comme destination de chasse. Cela veut dire qu’on veut vendre notre destination sur le sang de nos animaux alors que nous connaissons tous les campagnes menées contre Maurice à l’étranger à cause des traitements que nous réservons à nos chiens, nos singes et nos chauvesouris. Ces idées annoncées à haut niveau expliquent déjà tout sur l’état de santé de notre tourisme et les conditions dans lesquelles on veut le faire évoluer pour plus de création d’emplois pour nos jeunes et la création de richesses et de valeur ajoutée pour notre économie. Ces idées reflètent malheureusement le mindset de ceux qui dirigent cette industrie. C’est triste, bien triste pour notre pays et nos enfants.

 

Q : Comment remonter cette pente ? Quelles devaient être les priorités du prochain budget ?

Commençons par mettre les personnes compétentes et visionnaires à la tête des institutions responsables de ce pilier important de notre économie. Nous récoltons le fruit d’une politique de copinage, de protection de clan familial et de bien d’autres abus qui rongent le secteur et qui pourrissent le climat des affaires dans le tourisme mauricien. Je fais plutôt confiance à nos jeunes talents pour la relance de notre tourisme avec leurs idées nouvelles et leur sens de créativité. Il faut plus d’imagination dans l’offre et d’innovation dans la commercialisation de la destination.

Il y a aussi des décisions courageuses à prendre en urgence pour arrêter une lente dérive du tourisme mauricien. J’espère honnêtement, n’en déplaise à beaucoup, que le prochain budget ne va pas augmenter davantage la somme allouée à la promotion du tourisme car c’est déjà trop comparé aux budgets de promotion des autres destinations similaires mais qui font bien mieux que Maurice sur le marché international. Chaque année le budget national démontre un manque d’idées nouvelles pour le secteur du tourisme car il est imprégné des idées totalement dépassées, si non de vieux projets déjà réalisés.

Il faut investir dans l’offre touristique à travers des projets de grande envergure axés sur les loisirs pour les Mauriciens et les touristes et ainsi les faire sortir hors des quatre murs des hôtels où ils sont confinés en mode all-inclusive. Cette politique de développement tue notre belle réputation, étouffe nos potentiels au profit d’une poignée d’operateurs et écrase les talents locaux. Quand l’AHRIM vient dire que le Mauricien a perdu son sens de l’hospitalité, je trouve cela très grave car pour moi, la force de notre tourisme réside dans chaque Mauricien, pas dans les chambres d’hôtels. Il faut ouvrir en grand le tourisme mauricien pour qu’il respire le grand large et soit bénéfique à l’ensemble de la population locale. Le budget doit voir grand, large et loin pour le tourisme. Pour l’instant le développement du tourisme est devenu plutôt artisanal. C’est le seul secteur qui pourrait tenir notre économie pendant longtemps encore, à condition qu’il soit remis entre de bonnes mains et sur des têtes pensantes.