[Interview] Shakeel Mohamed : « La ‘disguised extradition’ est hautement condamnable par la jurisprudence internationale »

Il ne délaisse pas, même momentanément, son manteau de politicien. Mais, même s’il ne porte pas sa toge d’avocat, c’est en tant que membre du barreau que Shakeel Mohamed évoque avec nous les récentes actualités qui inquiètent la profession légale.

Zahirah RADHA

Q : Les agissements de la police sont vivement dénoncés ces derniers temps, comme dans les cas de l’arrestation de l’activiste Darren et d’Akil Bissessur, dont vous êtes l’un des avocats. La police outrepasse-t-elle ses prérogatives ?

La police agit selon des paramètres très stricts, dont les ‘Police Standing Orders’ et les ‘Judges’ Rules’. Ses pouvoirs d’arrestation, la façon dont des personnes sont interpellées, l’importance du ‘reasonable suspicion’ avant l’arrestation de quelqu’un… Ce sont là autant d’éléments clés qui sont régis par la loi suprême du pays, qui est la Constitution. C’est cette même Constitution qui édicte l’indépendance de la force policière et la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire, l’exécutif, le législatif et le judiciaire. C’est le respect de cette Constitution qui constitue un État de droit.

Mais la police a-t-elle outrepassé ses droits dans les deux cas que vous avez mentionnés ? Selon moi, la réponse est un oui catégorique. Je ne me laisse pas guider par l’émotion, mais plutôt par la raison. Le danger, c’est qu’il y a clairement une dérive au sein de la force policière. Je ne pointe pas du doigt tous les policiers, mais certains dirigeants de la force policière sont des outils entre les mains des politiciens véreux.

Q : N’est-ce pas inquiétant quand la police est à ce point-là politisée et instrumentalisée ?

Le système en place, qui date depuis l’indépendance du pays, est tel que tout repose sur la personne qui dirige le pays. Qu’il s’agisse de la nomination du Commissaire de police (CP), les recrutements des policiers, les promotions au sein de la police ou le choix des VIPSU, tout dépend sur le Premier ministre pour que le système marche. Celui-ci fonctionne sous certains gouvernements qui prônent l’indépendance des institutions, et il ne fonctionne pas sous d’autres qui veulent tout contrôler et où il y a une politisation outrancière.

C’est très inquiétant et les récents événements démontrent qu’on ne peut plus continuer avec un tel système. Ce qu’il nous faut, c’est un « rule-based system » où les règles et les paramètres seront clairement définis et qui ne dépendraient pas du bon vouloir des responsables de la force policière et de leurs relations de proximité, souvent incestueuses, avec les dirigeants du jour.

Q : Mais un changement de système n’implique-t-il pas un changement de la Constitution, puisque l’office du Commissaire de police est un poste constitutionnel ?

Pour un légaliste ou un puriste, il est clair que le Commissaire de police ne peut pas être redevable envers le Premier ministre du jour. Mais ce qui est malheureux, c’est qu’il y a même eu un ex-CP qui, aussitôt nommé, avait ouvertement soutenu qu’il est redevable envers le Premier ministre. Ce qui démontre qu’au sein de la force policière, il y a une mentalité qui empêche le système de fonctionner normalement. Nous sommes arrivés, à mon avis, à la fin d’un cycle. Et ce cycle nous a montré trois choses : « the good », « the bad » et « the ugly ». Il est, de ce fait, nécessaire de changer le système. Pour cela, un changement de la Constitution s’impose.

D’ailleurs, les nominations au sein de la force policière se font dans un manque de transparence total. Certains sont recrutés ou promus en raison de leur proximité avec les dirigeants du jour. Il y en a qui deviennent CP, donc chef de la police, après avoir fait carrière à la SMF. La formation des policiers, chez nous, n’est même pas comparable à celle de la France ou du Royaume-Uni. Je maintiens que c’est un système qui ne marche plus. Tout est politisé. Oui, il faut un changement de la Constitution. On ne peut plus continuer à vivre dans un système où c’est l’homme qui fait l’institution. Cela mène à un pourrissement des institutions parce qu’il y aura toujours cette impulsion de s’agenouiller devant les maîtres du jour.

Q : L’explication du PMO pour justifier la déportation du Slovaque Peter Uricek malgré une injonction de la Cour est-elle valable, selon vous ?

Non ! C’est exactement cette histoire balancée par le Premier ministre qui a été condamnée par le Conseil de l’Europe (CdE) en 2011. Ce dernier l’avait qualifié de « disguised extradition ». Voyez-vous, une extradition ou une déportation relève d’un processus qui oblige l’exécutif de se rendre dans une cour de justice. Cela prend du temps avant qu’un jugement ne soit rendu car toutes les étapes doivent être suivies. Ce qui ne plait pas forcément à l’exécutif. Et pas seulement à Maurice, mais aussi dans plusieurs autres pays à travers le monde. D’où la méthode adoptée par beaucoup de ces pays pour mettre fin à la ‘Residency Permit’ de la personne en question.

Pourquoi le Premier ministre a-t-il tort ? Tous ceux qui voient leur permis de résidence annulé ou résilié, doivent au préalable être servis une ‘notice’. La procédure connue comme le « due process » doit être suivie. Ce qui donne le droit à la personne en question de faire des représentations devant une instance judiciaire au cas où elle n’est pas d’accord avec cette décision. C’est ce que prévoit la loi. Or, dans le cas de cet étranger, cette opportunité ne lui a pas été accordée, donc le « due process » n’a pas été respecté.

Deuxièmement, quand un permis de résidence n’a pas été renouvelé, la personne est invitée à quitter le pays le plus vite possible à bord d’un vol commercial. Mais dans ce cas précis, l’homme était en état d’arrestation et il a été remis entre les mains des forces étrangères. Ce n’est pas dans un vol commercial qu’il a quitté le pays. Le procédé utilisé est exactement celui d’une extradition. Ce n’est que l’appellation qui a changé, faisant ainsi croire à un « cancellation of his residency status » alors qu’il a bel et bien été extradé. Il a été livré aux forces étrangères pour être jugé dans un pays étranger.

C’est ce qu’on appelle, dans le jargon légal international, comme une « disguised extradition ». Ce qui est hautement condamnable par la jurisprudence internationale. C’est une violation claire et nette, selon l’‘International Covenant on Civil and Political Rights’, dont Maurice est signataire. C’est également une violation de plusieurs autres conventions dont notre pays est signataire.

Q : Cela ne remet-il pas en question le principe de séparation de pouvoirs ?

Je le pense, oui. Parce que la législation mauricienne, comme décidée par l’Assemblée nationale, soit le législatif, a énoncé des règles clairs et nets sur ce qui doit être fait en matière d’extradition. Cela implique que cet étranger va être jugé par ordre d’extradition. Conformément à l’‘Extradition Act’, le procédé avait déjà été enclenché devant la Cour de district. Or, le Premier ministre, qui est le chef de l’exécutif, a alors trouvé une autre façon pour l’extrader. Ce qui est, pour moi, une insulte au judiciaire.

Quand une affaire a été enclenchée dans une Cour, la moindre des choses pour l’exécutif, c’est de ‘refrain from doing anything that has not been decided by this Court’. Surtout quand la demande formulée devant cette cour de justice était précisément de pouvoir le remettre entre les mains des autorités étrangères pour être extradé. C’est exactement ce que le Premier ministre, de par ses actions, a fait, même s’il a utilisé une autre appellation. Il y a donc eu une violation de la séparation des pouvoirs.

Le juge Maghooa a très bien agi en référant l’affaire au bureau du DPP. Ce qui sous-entend qu’il reconnait qu’il y a un problème. D’autant que l’État a agi dans son dos en procédant à une « disguised extradition ». Il l’a fait visiblement pour la postérité, pour la jurisprudence et pour que la démocratie puisse sortir gagnant. Quant au DPP, le fait qu’il a demandé à un ‘Senior Magistrate’ d’enquêter au lieu de la police est très révélateur.

Q :  C’est-à-dire ?

C’est-à-dire qu’il y a une cassure visible entre le bureau du DPP et la police. Tout comme il y a une cassure sans équivoque entre le barreau et la police. Certains au gouvernement veulent maintenant créer une cassure entre les avocats du Parquet et ceux du privé. C’est une situation qu’on doit à tout prix éviter car on ne peut pas se permettre d’avoir une profession légale qui est fracturée pour des raisons bassement politiques.

Q : Les avocats semblent aussi être victimes des méthodes employées par la police ces jours-ci. Y a-t-il une explication possible pour justifier de tels actes ?

Pravind Jugnauth doit se rappeler comment il dénonçait les écarts de la police quand il était dans l’opposition avant les élections de 2014. Ne parlait-il pas en tant qu’avocat et politicien pour prendre position en faveur des libertés fondamentales ? C’est ce que nous faisons, mes amis, dont Rama Valayden, Rouben Mooroongapillay ou Akil Bissessur, et moi-même. Sauf que nous ne le faisons pas pour des raisons politiques ou pour nous faire élire, comme le faisait Pravind Jugnauth en 2014. Nous, nous le faisons pour que le pays sorte agrandi de ce marasme dans lequel Maurice se retrouve.

Nous, les avocats, nous connaissons la loi et nos droits. Quand on s’érige en tant que défenseurs de ceux qui sont dominés, cela ne plait pas aux dominateurs. Historiquement, dans tous les pays où il y a eu de telles dérives antidémocratiques, des avocats sont venus de l’avant pour prendre position. C’est une profession noble. Cette noblesse nous commande d’agir de façon honnête et de ne pas avoir peur de dire et d’agir en faveur du respect de la Constitution. Le Premier ministre est déconnecté du peuple et n’a aucun respect pour la Constitution. Ses paroles sont creuses. La seule chose qu’il a bien dit, c’est qu’il est un ancien avocat. Par contre, moi, je suis toujours avocat. C’est ce qui fait toute la différence.

Q : Serez-vous dans la rue, aux côtés de vos confrères, le 13 mai prochain ?

Certainement ! Ce qui est vraiment stupide, à mon avis, c’est que seulement 50 personnes sont autorisées dans les manifs alors que les vols peuvent transporter environ 300 passagers, des centaines de personnes sont invitées aux cérémonies d’inauguration où sont présents des membres du gouvernement, les plages sont bondées, ou encore Bagatelle et La Croisette sont pleins à craquer en fins de mois. C’est une foutage de gueule ! Le gouvernement est allergique à la liberté d’expression. Et la position de la police est exactement celle de l’exécutif. Preuve que la police ne travaille pas de façon indépendante.