[Interview] Sudhir Sesungkur « Si la BoM fait banqueroute, la réputation du pays sera réduite à néant ! »

L’ancien ministre de la Bonne gouvernance, Sudhir Sesungkur, décortique le dernier ‘Article IV’ du FMI sur Maurice et passe en revue la situation économique du pays. Il se dit toujours préoccupé par la situation de la banque centrale qui met en péril son bilan financier en raison de la MIC. Une banqueroute de cette institution, comme le craint le FMI, sera désastreuse pour notre pays, prévient-il.

Zahirah RADHA

Q : La situation économique est inquiétante. Vous ne direz pas le contraire, n’est-ce pas ?

C’est même très inquiétante. Renganaden Padayachy a été une catastrophe au ministère des Finances. Il n’a absolument rien fait durant ces deux dernières années pour réformer l’économie, sous prétexte qu’il y a eu la pandémie alors que celle-ci aurait dû être une opportunité pour apporter une réforme en profondeur. D’ailleurs, même avant la Covid-19, il n’y a eu aucune nouvelle idée sur le plan économique. Il y a un manque cruel de vision économique et cela nous coûte très cher. Voyons, par exemple, la vision de Rama Sithanen de faire de Maurice une ‘low tax jurisdiction’. Même après tant d’années, cette stratégie est toujours payante.

Un ministre des Finances doit d’abord comprendre son rôle pour qu’il puisse ensuite s’assurer du bien-être économique du pays et du peuple. Celui-là, il ne fait que dépenser. C’est trop facile. Par contre, il est bien plus difficile de créer la richesse. Il est temps de faire des réformes pour que l’économie fonctionne et prospère. Il nous faut de nouvelles idées et de nouveaux piliers.

Q : Le Fonds monétaire international (FMI), dans son ‘Article IV Consultations’, se montre très critique par rapport à l’état de notre économie. Quelles conclusions en tirez-vous ?

J’ai, à trois reprises, dirigé des missions officielles de Maurice au FMI. Je connais donc leur fonctionnement et leur analyse de la situation. La mission du FMI, traduite par l’Article 1V, supervise régulièrement notre économie et fait des recommandations qu’il juge importantes pour éviter que des problèmes ne surgissent à l’avenir. Dans ce rapport, le FMI tire la sonnette d’alarme sur notre niveau d’endettement, soit le « debt overhang », surtout que nous avons largement dépassé notre capacité d’endettement qui n’est que de l’ordre de 80% du PIB.

C’est la raison pour laquelle on évoque une situation similaire au Sri Lanka. Le FMI avait soutenu que leur dette était ‘unsustainable’, mais en vain. Le taux d’inflation au Sri Lanka est de 14% alors que le nôtre est déjà à 11%. Notre taux d’inflation continuera d’ailleurs à grimper en flèche. Le FMI prévient contre une hausse additionnelle du coût de la vie, occasionnée par d’autres augmentations de prix. Tout cela créera un tort immense à notre pays, jusqu’ici considéré comme un modèle de miracle économique dans le monde.

C’est la première fois que Maurice se retrouve dans une situation aussi débalancée. Pire, c’est que l’indépendance de la Banque de Maurice est remise en question. Le FMI insiste pour qu’elle se débarrasse de la MIC pour ne pas fragiliser son bilan financier. De son côté, Moody’s met aussi l’accent sur l’importance de la BoM d’avoir une politique monétaire efficace et de contrôler l’inflation si le pays veut retrouver une bonne santé financière.

Q : La possibilité que le gouvernement ait à injecter des fonds dans la BoM en cas de banqueroute est évoquée par le FMI. N’est-ce pas un risque dangereux ?

Bien sûr ! D’abord, la BoM a offert Rs 60 milliards au gouvernement. Ensuite, elle a investi Rs 80 milliards dans la MIC. Elle fera définitivement banqueroute si elle n’arrive pas à récupérer cette somme. Savez-vous ce que cela implique pour un pays qui aspire à devenir un centre financier international ? Ce sera vraiment très grave. Sans compter le drame qui secouera le secteur bancaire puisqu’il est du devoir de la banque centrale d’assurer que les banques commerciales ne fassent pas banqueroute. Si elle fait elle-même banqueroute, la réputation de notre système bancaire et du pays sera réduite à néant. 

Q : La MIC est-elle donc une ‘liability’ pour la banque centrale ?

Définitivement. La BoM est une instance régulatrice. Son rôle est de réguler le secteur bancaire et d’assurer qu’il y a suffisamment d’argent, incluant des devises, dans le circuit monétaire. Elle n’a pas les compétences pour gérer un portfolio technique comme la MIC. L’octroi des prêts n’est pas une mince affaire. Cela implique un suivi que la BoM n’a pas les moyens de faire. Mais il semble que Renganaden Padayachy et Harvesh Seegolam s’obstinent pour que la MIC demeure sous la tutelle de la BoM. Personne n’est dupe. On comprend la raison de leur démarche.

Q : Mais n’y a-t-il pas une crainte qu’il y ait encore plus d’opacité si jamais le ministère des Finances ou la DBM prend le contrôle de la MIC, comme le suggère le rapport Sancak ?

Certainement. Ce que craint le FMI, c’est que la MIC n’affecte gravement le bilan financier de la BoM, d’où la proposition pour que la MIC change de main. Toutefois, si elle passe sous la tutelle du ministère des Finances ou de la DBM, le résultat serait le même, ou même pire, qu’à la banque centrale. Il faut trouver d’autres mécanismes pour gérer la MIC. Mais cela équivaut à rêver les yeux ouverts. Tout tourne autour du « money politics » depuis ces dernières années. Tout comme au Sri Lanka, où il y avait un ministre qui était connu comme « Mr Ten Percent ». Ce qui me tracasse, c’est pourquoi une banque centrale s’aventure dans un tel projet alors qu’il ne le maitrise pas ?

Q : Craignez-vous des répercussions économiques au cas où la BoM n’arrive pas à se défaire de la mainmise du gouvernement ?

Évidemment qu’il y aura des répercussions économiques. C’est tout le système qui est fragilisé quand il y a ingérence politique. Un gouverneur de la banque centrale ne peut pas se plier aux exigences du ministre des Finances alors qu’il est censé protéger cette institution contre toute ingérence et de contrôler l’inflation. Les conséquences, on les voit. Le fort taux d’inflation provoque une morosité qui empêche les gens de consommer, par crainte que la situation ne dégénère davantage. Les revenus de l’État baissent donc de façon substantielle. Ce qui amène une morosité économique.

Q : De quels moyens les autorités disposent-elles pour combattre le fort taux d’inflation qui frôle les 11% ? 

La roupie s’est dépréciée substantiellement durant ces douze derniers mois. Une dépréciation de l’ordre de 40% sur un certain nombre d’années est même évoquée. Cela a eu un impact certain sur les prix. Parallèlement, il y a aussi eu une ‘disruption’ dans la chaîne d’approvisionnement en raison de la Covid-19. Il nous faudra d’abord trouver des importateurs de substituts, et à moindre coût, au lieu de nous fier uniquement sur nos fournisseurs traditionnels. La STC devrait également s’atteler à trouver des moyens pour que le prix des carburants nous revienne moins cher. Ce qui permettrait de résoudre beaucoup de problèmes, tout en permettant au gouvernement de soutenir davantage d’articles de base. Les subventions de Rs 150 millions jusqu’ici accordées sur certains produits ne représentent rien en termes d’aide pour la population.

Q : Il semble que le secteur financier ne se porte pas aussi bien non plus, Maurice ayant passé à la 87ème position dans le ‘Global Financial Centre Indices’…

C’est désolant. Maurice est passé de la 40ème position, quand j’étais ministre de la Bonne gouvernance, à la 87ème position actuellement. La preuve d’une autre faillite de ce gouvernement. Depuis 2019, ce secteur est en péril parce que le gouvernement n’a pas su le gérer efficacement. Les investisseurs ont quitté le pays lorsque Maurice se trouvait sur la liste grise du FATF et la liste noire de l’UE. Nous avons maintenant un gros retard à rattraper, non seulement pour rétablir notre réputation, mais aussi pour revigorer le secteur. 

Q : Pensez-vous qu’il est encore possible pour que le gouvernement se réveille enfin de sa torpeur pour accepter ses erreurs et rectifier le tir ?

Il est grand temps pour que les autorités appliquent ce que leur a été recommandé par le FMI. Jusqu’à maintenant, le gouvernement a pu emprunter de l’argent sur le marché local. Ce qui explique sa nonchalance envers le FMI. Mais si l’aide du FMI est sollicitée plus tard, la pilule risque d’être très amère parce qu’il pourra alors nous imposer une série de réformes d’un seul trait. Dans le passé, cette même instance avait voulu qu’on abolisse la santé et l’éducation gratuites pour un meilleur contrôle des dépenses. Les dépenses publiques doivent être freinées dès maintenant. Mais le gouvernement ‘li mem pe fer morcellements à travers Landscope. Li mem pe alle fer hippodrome pou fer les courses. Li mem pe fer tout’. Et cela, en dépit d’une décision politique voulant que le gouvernement ne s’ingère pas dans les affaires où le secteur privé a une meilleure maîtrise. Ces mauvaises décisions hypothèquent l’avenir de nos enfants.

Q : Faut-il un accompagnement social pour aider les plus vulnérables à surmonter cette profonde crise qui nous affecte ?

Ce qui m’interpelle, c’est que, malgré cette crise, le gouvernement ne fait aucun sacrifice. Il poursuit le même train de vie. Ils maintiennent des projets d’éléphant blanc qui ne rapporteront rien au pays dans l’immédiat alors que le peuple souffre et dort le ventre vide. À quoi le métro sert-il quand la population n’arrive pas à manger à sa faim ? C’est un vrai déséquilibre sociétal. Moi, je suis tout à fait pour un soutien aux personnes qui se trouvent dans une situation d’extrême pauvreté, que ce soit à court ou à moyen terme.

Q : À la place de Renganaden Padayachy, qu’auriez-vous fait pour réformer l’économie lors du prochain budget ?

Jusqu’ici, le gouvernement n’a fait que dépenser de façon outrancière alors que les revenus n’augmentent pas. Une réforme s’avère primordiale pour que l’État n’ait plus à dépendre de la banque centrale pour financer ses dépenses qui ne cessent d’augmenter. Il faut dès maintenant jeter les bases pour de nouveaux secteurs porteurs. Il faut aussi créer plus d’emplois pour les jeunes, comme recommandé par le FMI. Rien n’a été fait à ce niveau pendant deux ans.

Personnellement, je préconise une réforme dans le secteur bancaire. Les banques commerciales doivent octroyer des prêts aux entrepreneurs qui se plaignent d’un manque de fonds. Elles sont actuellement très réticentes à le faire, craignant que les risques ne soient trop élevés. Mais les banques commerciales peuvent octroyer ces prêts d’une façon syndiquée pour minimiser les risques. En d’autres mots, si un entrepreneur a besoin d’un million de roupies, quatre banques commerciales pourront, chacune, débourser Rs 250 000. La banque centrale aurait pu coordonner cette action.

Mais encore une fois, je ne pense pas que ce gouvernement a la vision ou les compétences qu’il faut pour nous sortir de cette crise.

Q : Ce gouvernement pourrait être là pendant encore longtemps si l’on tient en compte un récent sondage…

Je ne pense pas que ce sondage reflète la réalité du terrain. Il a été réalisé à partir d’un faible échantillon de 600 personnes, soit 30 personnes par circonscription. C’est encore plus restreint en termes de tranches d’âge. Raison pour laquelle je ne pense pas qu’il est représentatif du vœu de l’électorat. Sans compter que beaucoup de personnes interrogées n’ont pas voulu répondre parce qu’il n’y avait pas d’enjeux électoraux. Une fois que ces indécis prennent position, cela pourrait alors changer la donne. Je ne comprends pas pourquoi ce sondage a été publié à la veille d’une motion de censure. C’est possible qu’il y ait eu des manœuvres pour acculer l’opposition. Sur le terrain, le gouvernement a perdu sa popularité et sa crédibilité. Il y a un ras-le-bol dans le pays, comme démontré par les récentes manifestations. Il y a une quasi-unanimité dans le pays pour faire partir ce gouvernement. Certains ont même la nostalgie du PTr, sous le règne duquel il y avait plus de pouvoir d’achat, de stabilité et de sérénité.