[Interview] Trilock Dwarka « Trouver l’équilibre entre la liberté d’expression et une certaine anarchie »

Alors que les critiques fusent de toutes parts concernant les propositions d’amendements à l’ICT Act, Trilock Dwarka, consultant en communication, ex-Directeur Général de la MBC et ancien président de l’ICTA et de l’IBA, jette, lui, un regard plus objectif sur toute la question. Il évoque notamment l’importance de réglementer les réseaux sociaux, notamment Facebook, en insistant toutefois que des solutions doivent être trouvées et prises dans le dialogue et le consensus. Il s’attarde aussi sur des solutions qui pourraient, selon lui, être appliquées…

Propos recueillis par Zahirah RADHA

Q : Comment réagissez-vous à la proposition de l’ICTA de contrôler le contenu des échanges sur les réseaux sociaux ?

Il y a la pandémie de la Covid-19 dans le monde. Il y a également comme une épidémie parallèle  touchant, elle, des gouvernements dans différentes régions du monde qui veulent  à tout prix mieux contrôler les réseaux sociaux. Cette fébrilité s’est accentuée après la déclaration du co-fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, qui a affirmé son incapacité à faire respecter ses propres directives sur Facebook tout en demandant aux gouvernements et aux instances de régulation de jouer un rôle plus actif dans la régulation de l’Internet. N’oublions pas le contexte, notamment certains évènements tels que la tragédie de Christchurch ou le meurtrier avait diffusé en direct son massacre dans des mosquées, l’assassinat de Samuel Paty en France avec des messages échangés sur Facebook avant le crime ainsi que d’autres messages susceptibles de nuire à l’intérêt public…

Ces exemples cités d’ailleurs dans le document de consultation de l’ICTA, sont très présents dans l’esprit des gens, au-delà des frontières. Chaque pays improvise sa solution face à ces dérives. Au Lesotho, le gouvernement n’a pas trouvé mieux que de demander aux utilisateurs des réseaux sociaux comptant plus de 100 ‘followers’ ou d’amis de se faire enregistrer comme des ‘internet broadcasters’ pour être régis par les mêmes règlements qui s’appliquent aux chaînes de radio et de télévision ! L’Ouganda, la Tanzanie, le Kenya et d’autres pays de notre région ont adopté des lois régissant les réseaux sociaux qui portent atteinte à la liberté d’expression et aux droits numériques.

Je constate que l’ICTA sort enfin, sous l’impulsion de son président, Dick Ng Sui Wa, de sa torpeur quasi-décennale, pour nous proposer une consultation sur les échanges sur Facebook car, pour beaucoup de Mauriciens, l’Internet, c’est surtout Facebook. Je reste persuadé cependant que l’ICTA aurait pu mieux faire les choses. La direction de l’ICTA aurait dû expliquer dans une présentation à la presse le cadre de sa démarche et ses objectifs dans un langage moins technique tout en soulignant, comme elle l’a fait dans son document de consultation, les dangers qui guettent notre société multiculturelle en cas d’abus sur les réseaux sociaux. La soudaine publication d’un document peu accessible au public tout en entrant dans certaines considérations, suggestives du but recherché, pourrait nuire au projet qu’elle souhaite mener à bon port.

Q : Y a-t-il une urgence, dans le contexte actuel qui est dominé par la Covid-19, de règlementer les réseaux sociaux ?

Il y a des urgences sur plusieurs fronts à Maurice et ailleurs. Peut-être qu’il faudrait hiérarchiser les priorités. Le monde est frappé en même temps par un certain nombre de crises – la pandémie de la Covid-19 et ses conséquences sur l’économie, le chômage et l’appauvrissement, la dégradation de notre système écologique et par bien d’autres crises encore.

L’ICTA a voulu peut-être soulever des questions sur un outil de communication qui est devenu incontournable dans notre société, mais ces réponses doivent être trouvées dans le temps dans un esprit de consensus. Cette consultation reste donc la bienvenue car elle permet de lancer un débat qui doit être contradictoire sur un sujet d’une grande importance. Bien que je ne souscrive pas totalement aux solutions proposées, je frémis à l’idée de voir mes enfants, comme beaucoup d’autres, accéder dans un avenir pas trop lointain à Facebook avec ses bienfaits, ses outrances, ses dérives.

Facebook donne une voix potentiellement à chaque citoyen et constitue un espace d’expression et de liberté formidable mais il me parait nécessaire d’explorer les pistes pouvant éviter que certains continuent à faire l’apologie du crime et de la haine sur des réseaux sociaux.

Q : Après les amendements déjà apportés à la section 46 de l’ICT Act en 2018, la liberté d’expression sera-t-elle davantage menacée avec des nouvelles propositions d’amendements ?

L’ICTA est un régulateur technique et économique. L’IBA est un ‘content regulator’. En inscrivant les dispositions relatives à la réglementation du ‘harmful and illegal content’ sous la Section 18(m) de l’ICT Act, on a fait de l’ICTA un régulateur hybride. Ces lois, aujourd’hui dépassées, ont motivé les deux instances de régulation à rechercher une fusion car l’IBA est plus apte à s’occuper des contenus qui sont proposés sur les plateformes médiatiques et virtuelles. Pour revenir à la question de liberté d’expression, on aurait pu solliciter l’avis de la Cour des droits de l’homme et des peuples, une instance judiciaire de l’Union Africaine, sur ces amendements. Il me parait presque certain que cette Cour aurait recommandé au gouvernement mauricien de revoir sa copie.

Il existe d’ailleurs au niveau de la CRASA, aile télécom de la SADC comme au niveau de la structure de concertation sur la régulation au sein de la COMESA, des modèles de règlementation de services de télécommunications électroniques, incluant l’Internet. Notre ICT Act doit pouvoir s’inspirer de ces modèles qui répliquent des normes admises dans les pays perçus comme étant les plus démocratiques du monde.

Q : Certains évoquent une « légalisation du voyeurisme du gouvernement ». Est-ce justifié, selon vous ?

Ce serait prématuré de tirer des conclusions à ce stade car un document de consultation n’est pas une ébauche de loi. Il serait d’ailleurs souhaitable pour le public de prendre connaissance de la synthèse des commentaires et avis exprimés suite à cette consultation avant que l’ICTA ne soumette ses recommandations au gouvernement. Dans une société ouverte, transparente et privilégiant le dialogue, même les recommandations qui suivent sont normalement publiées sur le site web du régulateur, comme c’est le cas avec la TRAI (Telecom Regulatory Authority of India) en Inde.

Tout gouvernement, il est vrai, a tendance à jouer à Big Brother sur le plan de la surveillance des citoyens mais ouvrons grand les yeux.  Le voyeurisme se fait à notre insu par Facebook lui-même. En vous inscrivant sur ce réseau social, vous donnez carte blanche à des entreprises pour vous cibler avec leurs produits et à Facebook de monnayer votre présence sur son réseau. Grâce donc à vous et au ‘digital advertising’ sur Facebook et sur d’autres réseaux sociaux qui lui appartiennent, Mark Zuckerberg compte aujourd’hui une fortune de plus de 100 milliards de dollars et peut avoir un agenda où les normes relatives à la protection de données personnelles ne sont pas respectées comme vous l’entendez.

 Q : N’y a-t-il pas d’autres moyens moins intrusifs pour prévenir les abus sur les réseaux sociaux ?

Disons tout d’abord qu’il y a eu au niveau de l’ICTA, un certain abandon, depuis sa création, par rapport à ses responsabilités sous la Section 18(m). L’ICTA ne peut continuer à rester un acteur passif qui se contente d’attendre qu’on lui dise ce qui se passe sur la Toile. C’est une posture découlant du peu d’importance que l’on accordait généralement aux réseaux sociaux autrefois mais aussi d’un constat d’impuissance au niveau de l’ICTA quant à la réglementation de façon efficace du contenu sur la Toile. On peut cependant mitiger les choses. N’attendons pas, comme Anne, la fusion ICTA/IBA.

Le mécanisme de monitoring de l’IBA pourrait être étendu à l’ICTA, au moyen d’un accord, afin que celle-ci puisse identifier un contenu illicite au regard de nos lois. En cas de délits touchant, entre autres, à l’ordre public ou à la paix intercommunautaire sur Facebook, l’ICTA pourra agir avec promptitude et demander aux auteurs concernés le retrait immédiat du post ou des échanges incriminés qui auraient été portés à sa connaissance sur une base quotidienne. L’ICTA peut, identifier avec le concours des fournisseurs d’accès à l’Internet et des opérateurs télécoms, moyennant un assouplissement de nos lois, l’adresse IP des utilisateurs ‘bona fide’ incriminés.

Pour les ‘fake profiles’, surtout ceux hébergés à l’étranger, ce sera plus difficile. J’y reviendrai. Resteront deux choses à trancher. Les professionnels de l’ICTA ont un ‘bias’ en faveur des tarifs à déterminer et des licences à émettre. Ils  sont réfractaires à toute idée de se mêler à une activité de régulation, controversable de nature. J’aime voir les choses avec bienveillance – c’est peut-être un rempart contre tout autoritarisme. Le gouvernement devrait proposer un cadre participatif, crédible et indépendant mais fonctionnant sous l’égide de l’ICTA afin de mettre au pas ceux qui enfreignent la loi.

Dans le cadre donc d’une ‘multistakeholder approach’, un Forum National de l’Internet pourrait être mis sur pied ou siègeraient ente autres, des représentants de la Cybercrime Unit, de la Data Protection Office, de la société civile et des utilisateurs d’Internet, des ONG engagés dans le numérique, des associations des consommateurs et des universités mauriciennes, entre autres. J’estime que le risque qu’un organisme ainsi constitué soit instrumentalisé à des fins politiques serait minime.

Venons-en à la deuxième problématique. Facebook a envahi le monde avec plus de 2, 7 milliards d’abonnés aujourd’hui. Toute solution aux problèmes que ce réseau social pose ne peut donc occulter la dimension régionale, ni celle, internationale. Maurice devrait prendre l’initiative de convoquer une réunion de concertation à l’échelle de la région – les pays de l’Océan Indien et de l’Afrique Australe – afin d’évoquer ce problème. Facebook pourrait être convié au titre d’observateur aussi bien que l’UIT (l’Union Internationale des Télécommunications) et la CTO (Commonwealth Telecommunication Organisation).

Il faudrait demander à Facebook de mettre à la disposition de cette instance, le logiciel qu’ils utilisent pour éliminer des posts vexatoires. Le Bangladesh vient de se procurer ce filtre que Mark Zuckerberg avait lui-même proposé à la Chine à un certain moment. Les modalités de fonctionnement d’une telle instance collaborative régionale devraient être définies pour assurer, en priorité, son fonctionnement selon un mode indépendant et non-politique. Revenons aux fake profiles semeurs de trouble : Leurs posts seraient éliminés promptement avec ce dispositif technique. S’il est question d’un appel au meurtre sur Facebook, cette instance pourrait même aller plus loin et alerter Interpol pour obtenir des résultats.

Gardons-nous cependant de vouloir surréglementer. La baguette magique pour faire disparaitre instantanément tout abus constaté sur le Net n’existe pas. Il faudra toujours trouver un point d’équilibre entre la liberté d’expression et une certaine anarchie.

Q : Êtes-vous confiant qu’une proposition visant à créer une instance collaborative sur les réseaux sociaux pourrait être acceptée sur le plan de la région ?

Nous avons un précédent datant de 2009 quand l’ICTA avait pris l’initiative d’organiser le « Digital Terrestrial Forum » sous l’égide de la CRASA à Maurice. Ce Forum avait défini les ‘guidelines’ par rapport à la régulation en Afrique Australe de la TNT (Télévision Numérique Terrestre), alors peu développée généralement en Afrique. Guidelines qui furent ensuite repris en Afrique de l’Est comme en Afrique de l’Ouest pour réglementer la diffusion sur le réseau de la TNT. N’oublions pas que dans la perspective qui est la nôtre, Mark Zuckerberg lui-même a appelé à l’émergence d’un cadre global commun afin que les lois régissant les médias sociaux ne soient pas substantiellement différentes d’un pays à l’autre.