Jocelyn Chan Low : « Impératif que l’opposition fasse un sans-faute aux municipales »

  • « Navin Ramgoolam, malgré la campagne de ‘character assassination’menée contre lui, et l’utilisation abusive du ‘lawfare’ pour le détruire, a quand même un grand capital de sympathie dans l’électorat travailliste »

 

Jocelyn Chan Low, historien et ‘Associate Professor’ à l’Université de Maurice, passe en revue la situation politique. Il trouve le moment opportun pour la concrétisation d’une alliance PTr-MMM-PMSD. Il évoque aussi la nécessité que l’opposition puisse présenter une alternance crédible et ayant la volonté de sortir de l’ancien système au risque de voir « le mouvement citoyen se transformer en mouvement politique et une alternance aux partis traditionnels, gouvernemental ou de l’opposition »…

 

Q : Les clameurs suivant les récentes manifestations citoyennes se sont subitement tues. Ce sentiment de ras-le-bol n’était-il finalement qu’une tempête dans un verre d’eau ou est-ce le calme avant la tempête ?

C’était l’expression d’une très profonde colère vis-à-vis du gouvernement actuel, notamment par rapport à la gestion de certains dossiers tels l’échouage du Wakashio, les arrestations jugées arbitraires de certains internautes, les allégations de scandales, notamment l’affaire Saint Louis et l’achat d’équipements et de médicaments dans le sillage de la Covid-19, sans compter l’introduction de la CSG et des modifications unilatérales de certaines lois du travail à travers la « Covid-19 Act ». En outre, il y a le ras le bol vis-à-vis d’un système de gouvernement et de gouvernance. Cette frustration vient de très loin. Elle s’est exprimée auparavant par la grève du vote, c’est-à-dire un fort taux d’abstention à certaines élections, l’éloignement des jeunes de la politique et le déclin des noyaux durs des partis traditionnels.

Cependant, il faut souligner qu’à l’île Maurice, le constitutionnalisme, c’est-à-dire le respect du cadre institutionnel qui régit le débat et la vie politique a toujours été une caractéristique majeure de notre histoire politique. Il n’est pas question ici de révolte ou de révolution. D’ailleurs, tout s’est déroulé dans le calme et la discipline. A la différence de la France par exemple, il n’y a pas de tradition anarchisante et ou encore des black block ou autres antifas. La grande majorité des Mauriciens sont respectueux des règles établis. Et c’est à travers les urnes que les citoyens feront partir le gouvernement.

Mais il est très tôt pour affirmer que le mouvement s’essouffle. Il faudra attendre les prochaines manifestations citoyennes. En outre, avec l’approfondissement de la crise économique, et l’avancée du chômage de masse et la dépréciation continue de la roupie il faut s’attendre à d’autres formes d’expression du mécontentement populaire. D’ailleurs les syndicats de la fonction publique se mobilisent déjà par rapport au gel du PRB alors qu’Ally Lazer annonce déjà une grande manifestation contre la prolifération de la drogue dans le pays et l’inefficacité des mesures du gouvernement pour éradiquer ce fléau. Et Bruno Laurette a annoncé une troisième grande manifestation citoyenne pour le mois de novembre. Attendons voir avant de tirer des conclusions. Souvent les mouvements citoyens n’obtiennent des résultats qu’à travers des actions inscrites dans la durée à l’instar des gilets jaunes en France.

 

Q : A-t-on été trop vite en besogne en évoquant un possible printemps mauricien ?

Cela dépend du sens qu’on veut bien donner au terme ‘printemps’. Évidemment si l’on se réfère au printemps Arabe où les manifestants ont chassé des régimes corrompus et dictatoriaux, effectivement tel n’est pas le cas à Maurice. Malgré ses imperfections, Maurice est une démocratie où règne l’état de droit. C’est pour cela que les manifestations ont été pacifiques. Mais très peu de personnes, à mon avis, croyaient faire partir le gouvernement de cette façon.

Ce qu’il faut relever c’est le réveil des citoyens et le retour en masse des jeunes sur la scène politique à travers une contestation du système actuel. C’est de cela qu’il s’agit quand on évoque le printemps mauricien. C’est l’un des aspects les plus importants des marches organisées jusqu’ici. Tout comme la socialisation politique d’un grand nombre de jeunes des années 70 s’était faite à travers leur participation aux événements de mai 75, les manifestations à Port-Louis et à Mahébourg ont grandement contribué à la socialisation politique des jeunes de toutes les communautés et classes sociales confondues. Les politiques ont maintenant à prendre en ligne de compte qu’ils sont étroitement surveillés par les citoyens et la jeunesse mauricienne

Q : La charge logée contre Bruneau Laurette et la campagne communale menée par certains ont-elles joué un rôle déterminant dans cette « démobilisation » des Mauriciens ?

La campagne communale menée par certains avaient comme but effectivement de diviser le mouvement citoyen et de rassembler la communauté majoritaire derrière Pravind Jugnauth en réveillant le démon communal. A-t-elle vraiment réussi ? J’en doute fort à voir les réactions sur les réseaux sociaux. S’il y a démobilisation, c’est surtout parce que le mouvement se cherche toujours, et n’a ni structure ni programme bien défini. Tout ne peut pas tourner autour de l’action d’une seule personne. Même Paul Bérenger dans les années 70, les années de braise, avait le soutien du parti, le MMM, et des syndicats de la GWF. Le mouvement citoyen a tout intérêt à prendre des mesures pour adresser ces deux aspects essentiels à sa survie et sa consolidation.

 

Q : Pensez-vous que le gouvernement a quand même tiré des leçons suivant ces manifestations ?

Il faudra attendre pour voir si le fameux « kott mo finn fauté » sera remplacé par un mea culpa et une attitude plus conciliante envers les opposants du régime qui sont quand même majoritaire dans le pays. Il faudra aussi voir quelle sera l’attitude du gouvernement vis-à-vis de l’opposition au Parlement. Entretemps, les nominations de petits copains continuent comme si rien ne s’était passé. Et la MBC continue à agir comme la boîte de propagande du gouvernement. Même l’homélie du cardinal Piat n’a pas fait avancer grand-chose. Par contre, il y a eu par la suite le fameux discours prononcé par le père Jocelyn Grégoire et qui peut être perçu comme une réplique à l’homélie du cardinal Piat.

 

Q : Comment expliquer le refus catégorique du Premier ministre de répondre aux questions de la presse sur certains sujets, dont des allégations à son encontre ?

Il adopte ici une stratégie intelligente. Car effectivement il y a une enquête de l’ICAC sur toute l’affaire. Donc, il est en droit de ne pas commenter le sujet. Mais ce n’est que partie remise pour plus tard. C’est l’ICAC qui devient maintenant la cible de ses détracteurs. Le problème, c’est que dorénavant plusieurs dossiers seront envoyés à l’ICAC et les questions légitimes du public resteront longtemps sans réponses ….

 

Q : Ce même Premier ministre a refusé de rappeler le Parlement, prétextant qu’il n’y a aucune urgence. Est-ce une tactique délibérée pour fuir les interpellations ?

Bien sûr les interpellations ne manquent pas quand avez autant de manifestants dans les rues. Et que le mystère autour de l’échouage du Wakashio s’épaissit davantage après le décryptage de la boîte noire du navire. Mais de l’autre côté, il sait qu’il a dans son équipe des ministres très inexpérimentés alors que dans l’opposition il y a un leader de l’Opposition et deux ex-leaders de l’Opposition, dont l’un a été Premier ministre et des députés aguerris comme Shakeel Mohamed. Mais de toute façon, avec la manière dont les débats se déroulent à l’Assemblée, le rappel du Parlement n’aurait pas amené grand-chose à la vie politique à Maurice.

 

Q : Le regroupement de l’opposition parlementaire semble se concrétiser en une alliance formelle. N’est-il pas trop tôt de parler d’alliance ?

Je ne le crois pas. La logique derrière cet empressement à concrétiser une alliance est toute simple : pourquoi attendre 2024 quand les conditions sont réunies actuellement pour la concrétisation d’une telle alliance ? Je crois que les dirigeants des trois partis concernés (et même Roshi Bhadain) ont compris que la victoire du gouvernement sortant aux dernières élections générales est due principalement à la dispersion des forces de l’opposition. D’ailleurs il n’a récolté que 37% des votes exprimés. C’est ainsi que dès le lendemain des élections générales, on a vu une coordination dans l’action des partis de l’opposition dans leur démarche de contester les résultats par voie de pétitions électorales. Ensuite, il y a eu une véritable entente au niveau de l’action parlementaire qui a débouché en des rencontres entre les leaders des différents partis alors que leurs ailes jeunes se réunissent régulièrement. Et cette entente entre ces trois partis s’est révélée inébranlable quand Pravind Jugnauth a balancé le nom de Paul Bérenger dans l’affaire Saint Louis : les autres leaders ont affiché une solidarité sans faille envers le leader du MMM. Après presqu’une année de travail en commun, je crois que la décision avait été prise d’aller ensemble aux élections municipales prévues pour 2021. Or, il est impératif que l’opposition fasse un sans-faute à ces élections car elle affaiblirait considérablement le régime actuel. Mais en même temps comment demander un mandat de 5 ans aux citadins si le flou persiste quant à la survie même de cette alliance ?

Ensuite, il est évident que l’état-major et les jeunes de ces divers partis n’ont pas de difficulté pour travailler ensemble. Il faudrait maintenant convaincre leurs partisans d’abord et ensuite les déçus du gouvernement. Car le gouvernement est au plus bas de sa popularité. Et le pire sur le plan social et économique est devant nous.  D’où la nécessité de présenter rapidement un programme et une équipe crédible dès maintenant. Et en même temps ces délibérations vont sans doute clore le débat sur qui sera présenté comme le challenger de Pravind Jugnauth en tant que Premier ministre.

Il est aussi vrai qu’on voit émerger un mouvement citoyen très actif et revendicatif et où certains n’hésitent pas à réclamer le remplacement de tout le personnel politique comme au Liban. Mais le mouvement n’est toujours pas bien structuré. D’où l’urgence pour l’opposition de trancher une fois pour toutes sur le programme et l’équipe gouvernementale de l’alternance.

En outre, le régime actuel, acculé comme il l’est, va tenter de semer la division entre et dans les partis de l’opposition. Avec recul, on peut même affirmer que certains départs du MMM entre 2014 et 2019 avaient été savamment orchestrés par le MSM. D’autres sont partis parce qu’ils ne croyaient plus dans la capacité du MMM de retourner au pouvoir. Évidemment, si l’opposition arrive à présenter une alternance crédible face à un gouvernement en perte de vitesse, l’exercice de séduction enclenché par les « spin doctors » du régime sera plus compliqué. C’est l’inverse qui risque de se passer

 

Q : Une telle alliance marchera-t-elle sans de couacs, sachant que même Bérenger a évoqué de possibles macadams ?

Toute alliance politique génère des couacs et va se retrouver un jour ou l’autre en face de gros macadams qu’il faudra résoudre. D’abord, il y a la question de programme. On sait qu’un accord sur une bonne réforme électorale est difficile à concrétiser car les divers partis ont des points de vue opposés sur la question notamment du « best loser system » et de redécoupage des circonscriptions. Quant aux mesures sociales et économiques, il n’y aura sans doute pas de grandes difficultés. Reste la désignation des personnes devant occuper les postes clés constitutionnels. Cela implique la désignation de celui qui se présentera comme challenger de Pravind Jugnauth en tant que PM de l’alternance. Cela implique évidemment des débats surtout au niveau du PTr et on sait que c’est un sujet qui divise. Mais l’aborder dès maintenant est très important. Aussi longtemps que le flou persiste, les électeurs hésiteront à se rallier derrière cette alliance en gestation.

Autre aspect important : quel sera le dosage entre les anciens et les nouveaux au sein du ‘front bench’. En outre, est-ce que l’alliance invitera Roshi Bhadain du Reform Party et d’autres acteurs de la société civile au sein d’un front uni de l’opposition ? Tout cela sera déterminant pour les prochaines élections générales face à un gouvernement qui ne lésinera pas sur les moyens pour rester au pouvoir.

Cela dit, il est plus aisé de faire une alliance de l’opposition que de rassembler le gouvernement et une aile de l’opposition dans le contexte actuel.

 

Q : Plus important, sera-t-elle acceptée par la population et surtout par la communauté majoritaire ?

Difficile à dire à ce stade. Tout dépendra du ‘front bench’ qui est proposé, et de l’identité du challenger direct de Pravind Jugnauth. Il faut souligner que ce n’est qu’à la dernière minute qu’une bonne partie de l’électorat rural a rallié le camp du gouvernement. A cela, il faut aussi ajouter le mot d’ordre de certains prêtres créoles qui ont aidé le gouvernement en ralliant une autre composante derrière le MSM/ML et autres alliés. Cela a eu un certain impact dans certaines circonscriptions rurales.

 

Q : N’aurait-il pas été mieux si les municipales servaient de « test case » avant que le PTr-MMM-PMSD ne fassent une alliance formelle pour les prochaines élections générales ?

Au contraire. Une alliance conclue avant les élections municipales offrirait la garantie d’une certaine stabilité dans la gestion des municipalités. Et les municipales peuvent effectivement servir de ‘test case’ pour cette alliance qui pourra rectifier le tir si besoin est.

 

Q : Qui, hormis Navin Ramgoolam, a le « bon profil », l’expérience et les compétences nécessaires pour diriger un éventuel gouvernement PTr-MMM-PMSD et de mater Pravind Jugnauth ?

Difficile à trancher. Il y a au sein du PTr beaucoup de compétences. Navin Ramgoolam, malgré la campagne de ‘character assassination’ menée contre lui, et l’utilisation abusive du ‘lawfare’ pour le détruire, a quand même un grand capital de sympathie dans l’électorat travailliste. Mais il y a aussi le leader de l’Opposition, Arvin Boolell qui recueille des sympathies au-delà du PTr. Bien qu’il ait un profil différent, il ne faut pas oublier que le MMM a failli de peu de remporter les élections générales de 1987 en alignant Prem Nababsing comme Premier ministre de l’alternance. Il y a en d’autres, mais je ne veux pas citer des noms pour ne pas oublier certains. On peut aussi trouver une formule à l’israélienne mais entre des personnalités du PTr.

 

Q : Le programme électoral rouge-mauve-bleu devrait-il inclure des propositions concrètes pour une réforme électorale ?

Évidemment. En fait, il faudrait aller au-delà de la réforme électorale et songer à de profondes réformes constitutionnelles, comme le réclame vaguement le mouvement citoyen. La constitution actuelle a fait son temps. Il faudra sortir du modèle de démocratie représentative où l’électeur n’est puissant que le jour des élections générales et devient un spectateur impuissant des frasques du gouvernement pendant cinq ans pour aller vers une démocratie participative où l’électeur aura la possibilité de révoquer un député pour mauvaise conduite.

Il faut aussi trouver d’autres mécanismes pour que le citoyen puisse avoir un droit de regard sur certaines nominations et certains gros projets. Je pense ici au référendum d’initiative citoyenne sur les grandes questions. L’alliance en gestation doit surtout montrer qu’elle a la volonté de sortir de l’ancien système. Sinon le mouvement citoyen risque de se transformer en mouvement politique et une alternance aux partis traditionnels, gouvernemental ou de l’opposition…