Journée internationale contre l’abus et le trafic de drogue : Les discours l’emportent sur les actions

Le monde célèbre aujourd’hui, dimanche 26 juin, la Journée internationale contre l’abus et le trafic de drogue. Mais selon les travailleurs sociaux, la situation à Maurice empire. Et l’absence de volonté politique pour combattre ce fléau, que ce soit par la répression ou par la réhabilitation, se fait de plus en plus sentir.

En cette Journée internationale contre l’abus et le trafic de drogue, les travailleurs sociaux sont unanimes à dire que la drogue gagne de plus en plus de terrain à Maurice, qui est considérée comme une plaque tournante dans le trafic de drogue international. Ce fléau a gagné toutes les couches sociales du pays. Pire, il commence à gagner du terrain au sein des institutions scolaires.

Les conséquences sont néfastes pour le tissu social : des milliers de jeunes font une descente aux enfers en devenant des toxicomanes. Des familles entières sont détruites par ce fléau.

Mais le gouvernement prend-il le taureau par les cornes ?  Le Premier ministre lui-même a beaucoup affiché sa volonté farouche de combattre le fléau de la drogue.  Quoique dans la réalité, les actions concrètes fassent cruellement défaut. L’absence de volonté politique de combattre ce fléau est ainsi visible à bien des égards.

Valeur du jour, il n’y a que les petits consommateurs ou dealers qui sont arrêtés, jugés et incarcérés. Les gros caïds sont libres de continuer leur business de mort avec leurs produits illicites, parfois au sein même de la prison.

Des saisies, oui, mais qui n’ont mené à nulle part…

Le point de départ de toute analyse est la réponse fournie par le Premier ministre, Pravind Jugnauth, sur la ‘Private Notice Question’ (PNQ) du leader de l’Opposition, Xavier Luc Duval, de la semaine d’avant. Xavier Luc Duval avait demandé au PM où en étaient les enquêtes initiées sur les grosses saisies de drogue.

Pour la saisie de 119 kilos d’héroïne le 9 mars 2017 effectuée en 2017, l’enquête serait toujours en cours en raison de sa « complexité », selon la réponse de Pravind Jugnauth à la PNQ. En ce qui concerne la saisie de 100 kilos d’héroïne sur une vedette rapide le 30 octobre 2018, dont la valeur marchande est estimée à Rs 1.5 milliard, le Premier ministre a indiqué au Parlement que la police attend des documents bancaires et des relevés téléphoniques, ainsi qu’un rapport d’Interpol par rapport à des numéros de téléphone étrangers. Même si Pravind Jugnauth a indiqué qu’il y a eu 11 arrestations dans ce cas précis mais n’a rien précisé sur de quelconques poursuites et autres condamnations. Dans l’affaire de la tractopelle, où 95 kilos d’héroïne d’une valeur marchande de Rs 1.4 milliard avaient été retrouvés, aucun indice n’a été recueilli jusqu’ici et il n’y a eu ni arrestation ni condamnation. 18 employés de la compagnie Scomat ont toutefois été interrogés et un rapport intérimaire a été envoyé par la police au bureau du DPP pour un avis sur la marche à suivre. Quant à la dernière grosse saisie effectuée en mai 2021, plus précisément concernant 243 kilos d’héroïne et 26 kilos d’haschich, d’une valeur marchande de Rs 3.6 milliards, retrouvés le 2 mai 2021 à Pointe-aux-Canonniers, 75 personnes ont été interrogées. Huit personnes ont été mises en détention mais aucune condamnation n’a été prononcée jusque-là.

Que faut-il en déduire de tout ceci ?Si dans la pratique, il y a bien eu des saisies des drogues, suivies par quelques arrestations, il n’y a eu aucune condamnation d’un baron de la drogue. « À ce stade, la saisie des drogues ne veut rien dire, sauf que cela indique que Maurice est devenu une plaque tournante pour l’écoulement de ces produits illicites », nous fait remarquer le travailleur social Ally Lazer. « Il y a bien eu des arrestations. Mais les vrais coupables courent toujours. » 

Une commission d’enquête pour épater la galerie ?

Il y a bien eul’institution d’une commission d’enquête sur la drogue, présidée par l’ex-juge Paul Lam Shang Leen en 2015, avec comme assesseurs Samioullah Lauthan et Ravind Domun. Après avoir siégé pendant plus de trois ans, où 317 personnes ont été auditionnées, cette commission d’enquête avait fait plus de 400 recommandations dans son rapport final, dont la dissolution de l’ADSU.

Le point saillant de cette commission d’enquête : des hommes de loi, dont des proches du régime en place, avaient été pointés du doigt pour leur ‘unsolicited visits’ aux prisonniers ‘on remand’, ou purgeant leurs peines. Bien que ces derniers aient été prompts à demander une ‘judicial review’ des conclusions de la commission d’enquête, il n’empêche que la Cour suprême ne leur a pas tout le temps donné gain de cause. Tout ceci laisse supposer que le trafic de drogue a des ramifications bien étendues au sein de certaines institutions, comme nous le fait remarquer Ally Lazer

Hélas, force est de constater que cette commission n’a pas eu de grand impact, vu que ses recommandations n’ont, en grande partie, pas été implémentées par le gouvernement. Ce qui indiquerait une absence de volonté politique de tacler ce fléau. Ainsi, dans sa réponse à la PNQ, Pravind Jugnauth a fait ressortir qu’il ne trouve pas la nécessité de démanteler l’ADSU, alors même que cette unité commence à être pointée du doigt de plus de plus.

Et aujourd’hui, en 2022, la situation est la même qu’avant l’institution de cette commission d’enquête en 2015, voire pire. « Back to Square One », comme aurait dit un Anglais.

Absence de politique de prévention et de réhabilitation

Sam Lauthan, travailleur social qui mène un combat sans relâche contre ce fléau depuis bientôt 25 ans, et qui a été l’un des assesseurs de la commission d’enquête sur la drogue, nous livre son analyse.

« Je dirais d’abord qu’il est très difficile d’empêcher que la drogue n’entre dans le pays. Toutefois, il est toujours important de revoir le système de surveillance au niveau du port et de l’aéroport », nous dit-il. Qui plus est, il plaide pour une surveillance accrue au niveau de la mer car selon lui, de nombreuses cargaisons de drogue sont entrées dans le pays par la mer.

Parallèlement, les autorités doivent mettre en place une politique de prévention, à travers des causeries, et de réhabilitation. La réhabilitation marche-t-elle ? Pour lui, trois conditions clés doivent être réunies. Premièrement, la victime doit avoir une volonté de fer de se sevrer de son addiction. Elle doit aussi impérativement avoir le soutien de sa famille et enfin, il doit couper tout contact avec ses fournisseurs de drogue.

En outre, il est important que les victimes de la drogue aient accès à un traitement approprié. Selon lui, dans ce contexte, il serait grand temps que les autorités revoient la méthadone comme produit de substitution, car toujours selon lui, ce ne serait pas le traitement idéal.  

Mais pour le travailleur social, le plus important est d’empêcher la rechute des toxicomanes. « Je peux vous dire que cette rechute touche plus de 90 % des victimes », affirme-t-il. « J’ai connu quelqu’un qui a fait une rechute 20 ans après avoir quitté le monde infernal de la drogue», nous dit-il. « Autant vous dire que ce danger existe bel et bien. » Cet ancien ministre de la Sécurité sociale trouve ainsi que trop d’accent est mis sur le côté physiologique (l’aspect biologique et médical), alors que le côté psychologique et émotionnel est négligé.

Ally Lazer : « Beaucoup de ‘bla bla’ de la part du gouvernement »

Ally Lazer, le président de l’Association des travailleurs sociaux de Maurice, nous a fait d’emblée fait la déclaration suivante : « En cette Journée mondiale contre l’abus et trafic de drogue, j’ai une pensée spéciale pour tous ces parents qui souffrent vu que leurs enfants sont tombés dans le fléau de la drogue ou qui en sont morts. » 

« J’affirme que la situation à Maurice s’empire davantage », dénonce-t-il. Que pense-t-il sur les saisies de drogue ? « Je prends comme exemple la saisie de 137 kilos d’héroïne et l’arrestation de Navin Kistnah en 2017. L’enquête n’est toujours pas bouclée. Il s’agit pour moi de tactiques dilatoires pour permettre à ses avocats de venir plaider des vices de procédure, ce qui mènera éventuellement à la radiation pure et simple des accusations », dénonce-t-il.

Il devait ensuite aborder la commission d’enquête sur la drogue. « Cette commission d’enquête a coûté plus de Rs 30 millions au contribuable  et ses travaux ont duré plus de trois ans. Et qu’est-ce qu’il y a eu de probant depuis ? Les trafiquants de drogue sont toujours en liberté », dénonce-t-il. « À part du ‘bla bla’, rien de concret ne se dégage de ce prétendu combat du gouvernement contre la drogue », conclut-il.

Pour Ally Lazer, le plus gros obstacle dans la lutte contre la prolifération de la drogue est la corruption. « Comment expliquer la disparition des ‘exhibits’ du coffre-fort de la police, qui est sous la garde d’un policier armé d’un revolver, et cela 24/7 ? Comment se fait-il que Rs 700 000 qui se trouvait dans une enveloppe s’est transformé en pétards ? », s’est-il demandé. 

Il fait rappeler à ce stade, le nombre d’éléments de l’ADSU et de la police régulière qui ont été suspendus de leur fonction pour leur implication dans une affaire de drogue. Selon lui, il y a des officiers de police qui sont toujours sous le coup d’une interdiction depuis sept ans ou plus.