Kevin Teeroovengadum « La reprise rapide de notre tourisme dépendra sur notre politique d’ouverture aérienne »

Le ministre des Finances pèche par son manque d’objectivité. C’est en somme ce que pense l’économiste Kevin Teeroovengadum qui estime qu’un peu plus de pragmatisme ne ferait pas de mal à Renganaden Padayachy. Notre interlocuteur préconise, par ailleurs, plus d’ouverture sur le plan économique et sur notre politique aérienne.

Q : Partagez-vous l’optimisme du ministre des Finances quant à la reprise économique ?

Comme je l’ai toujours maintenu depuis le début de la pandémie Covid-19 au début de 2020, en temps de crise, il est important d’être réaliste et pragmatique. Il y a une tendance chez les ministres des Finances mauriciens d’être constamment trop optimistes. Si vous vous en souvenez, le ministre Lutchmeenaraidoo avait prévu, en 2015, que la croissance du PIB serait de 5%, mais elle ne s’est jamais concrétisée. En 2019 également, malgré des investissements massifs dans les infrastructures, notamment dans le Métro Express et le stade de Côte Dor, le taux de croissance n’avait atteint que 3% alors que les prévisions étaient de 4%.

J’insiste de dire qu’au fil des ans, les ministres des Finances et les institutions telles que la Banque de Maurice et même le MCCI ont constamment surestimé l’objectif de croissance. Il y a une tendance à Maurice à embellir la réalité qui est très différente des autres pays développés où les ministres des Finances sont plus prudents et pragmatiques.

Q : Il maintient ses prévisions de croissance à 9% en 2021-2022. S’agit-il donc d’un entêtement irrationnel ou d’une ambition réalisable ?

Encore une fois, si vous vous en souvenez, en septembre/octobre 2020, on nous avait dit qu’en 2021, la croissance serait de 9% du PIB. Nous savions dès lors que ces prévisions étaient surréalistes. Aujourd’hui, alors que nous franchissons le huitième mois de l’année, il est plus probable que la croissance ne dépassera pas la barre de 4%. Cela dépendra du progrès réalisé dans le secteur du tourisme au cours du dernier trimestre de 2021.

Il est également très important que la population comprenne qu’en 2020, Maurice figurait parmi les 10 pires pays au monde en termes de performance économique et que le chemin de la reprise sera malheureusement lent et pénible. Déjà, lorsque nous regardons la performance du premier semestre de 2021, on voit qu’un certain nombre de facteurs joue contre notre taux de croissance du PIB. Ces facteurs incluent notre secteur du tourisme avec des revenus presque nuls, les investissements directs étrangers qui semblent être encore plus bas qu’en 2020, les difficultés financières auxquelles font face les consommateurs mauriciens, et nos exportations qui ne se portent pas beaucoup mieux que les années précédentes.

Tout cela pour vous dire qu’à l’avenir, notre taux de croissance ne sera guère reluisant. En 2021, alors que le monde se remet très rapidement de la crise, Maurice a toujours du mal à atteindre un taux de croissance rapide. Or, en 2022, alors qu’on s’attend à ce que les grandes économies comme les États-Unis, se ralentissent considérablement, il est impossible que Maurice fasse mieux. Cela dit, ce qui compte franchement, c’est la qualité de la croissance de notre PIB et non la quantité. Par exemple, est-il judicieux d’investir de l’argent dans un stade que dans notre « fibre backbone infrastructure », la santé ou l’éducation ? Nous avons plus que jamais besoin d’une croissance de qualité.

Q : A-t-on tort d’être obsédé par le niveau d’endettement du pays, comme le soutient le ministre Padayachy ?

Des institutions telles que la Banque mondiale, le FMI et l’OCDE s’inquiètent des marchés émergents, incluant Maurice, dont les niveaux d’endettement augmentent. C’est un fait que de nombreux pays ont dû augmenter leur taux d’endettement pour s’assurer que leurs économies ne s’écroulent pas et surtout pour qu’il n’y ait pas de contamination du système financier. Cependant, le problème avec l’augmentation du niveau d’endettement pour des pays comme Maurice, c’est que les taux d’intérêt augmenteront beaucoup plus rapidement que prévu.

Déjà au cours des six derniers mois, nous avons constaté une augmentation significative des « government bond yield rates ». Ce qui signifie qu’il devient plus coûteux pour le gouvernement de lever des fonds sur le marché intérieur. Et aussi nous savons tous que tôt ou tard, la Banque de Maurice devra augmenter le ‘repo rate’ pour contrôler la hausse continue de l’inflation. Ce qui entraînera aussi un impact sur le coût des emprunts du gouvernement.

Quant à la dette externe, il faut noter que depuis mars 2020 à juin 2021, elle a augmenté par 170%, passant de Rs 50 milliards à Rs 143 milliards. Elle continuera d’ailleurs à augmenter dans le proche avenir. Sachant que ces dettes externes sont contractées en forex, et étant donné que notre roupie continue à se déprécier, cela sous-entend que Maurice devra travailler beaucoup plus pour rembourser ces dettes.

Il nous faudra maintenant surveiller la prochaine note que nous accordera Moody’s, sachant qu’en mars 2021, soit même avant le deuxième confinement, cette agence de notation avait dégradé Maurice dans le classement en lui accordant la note Baa2. Le fait que la deuxième phase de la réouverture des frontières interviendra plus tard que prévu, soit en octobre, il ne sera pas étonnant que Moody’s nous dégrade davantage en nous infligeant une note de Baa3, à moins que les arrivées touristiques n’augmentent rapidement à partir d’octobre.

Q : Le ministre des Finances maintient ses prévisions de 300 000 arrivées touristiques pour cette année. N’est-ce pas bon signe ou direz-vous que c’est irréaliste encore une fois ?

En 2019, alors que la Covid-19 n’avait pas encore pointé le bout de son nez et que les gens pouvaient voyager à partir d’un simple clic, Maurice n’avait accueilli qu’environ 400 000 touristes pour la période d’octobre à décembre. Pourtant, le nombre de touristes au niveau mondial était alors de 1, 5 milliards. Or, nous savons tous que le voyage n’est plus aussi facile maintenant que la pandémie Covis-19 rôde toujours dans les parages. J’estime personnellement que si l’on arrive à enregistrer 200 000 durant les prochains trois mois, ce sera un bien bel exploit.

Cela dit, je pense que la stratégie ne devrait pas être basée sur le nombre de touristes, mais plutôt sur les dépenses faites par les touristes. Nous avons besoin de touristes de qualité qui peuvent dépenser plus d’un millier d’euros par tête tel que nous l’avons connu au cours des dix dernières années. Il faut que les dépenses par touriste soient doublées. Nous devrons également définir une stratégie pour que les touristes allongent leur séjour au-delà des neuf jours comme cela a été le cas avant 2020. Il faut s’assurer qu’à l’avenir, la durée de leur séjour passe à quatorze jours au minimum. Cela nous permettra ainsi d’avoir un secteur touristique qui créera plus de valeur et qui sera plus durable.

Je dois d’ailleurs dire que je n’ai rien entendu de la part des autorités ou de l’AHRIM concernant leurs stratégies pour accroître le nombre de touristes. Les Seychelles, par contre, se démarquent de nous car elles disposent d’une équipe professionnelle solide qui gère leur secteur touristique. Leurs stratégies sont très créatives et ne s’appuient pas uniquement sur les marchés traditionnels, mais qui pénètrent plutôt de nouveaux marchés tels que l’Europe de l’Est et la Russie, entre autres.

Q : Il faudra encore patienter avant que le sort d’Air Mauritius ne soit connu alors que la deuxième phase de la réouverture des frontières est prévue pour octobre. N’est-ce pas un handicap majeur pour notre tourisme ?

Je trouve frustrant qu’en 2021, nous maintenons ce même « insular mindset » d’il y a 20 ans quand il s’agit d’Air Mauritius. La compagnie s’écroulait bien avant la Covid-19 en raison d’ingérences politiques continues et d’une mauvaise gestion. La réalité, c’est que la majorité de nos touristes étaient transportés par des compagnies aériennes étrangères même avant la pandémie. Le pourcentage de touristes voyageant sur MK était en baisse. Mais personne n’en parle jamais et je me suis toujours demandé pourquoi !

Quand je regarde nos voisins comme les Seychelles et les Maldives, je me demande comment ils se portent si bien depuis qu’ils ont rouvert leurs frontières ? Parmi les diverses initiatives positives que les deux îles ont entreprises, elles ont aussi adopté une politique de ciel ouvert. Le nombre de compagnies aériennes qui opéraient vers les Maldives en 2019 est passé de 34 en 2019 à 36 en 2021, en ramenant des touristes de 39 destinations. Autre tabou à Maurice, mais que nos voisins les Maldives et les Seychelles ont réussi à surmonter, c’est que des compagnies aériennes compétitrices comme Emirates et Qatar Airways ont été autorisées à les desservir alors qu’à Maurice, nous restons coincés uniquement avec Emirates. Les Maldives accueillent, par exemple, huit vols gros-porteurs quotidiennement, soit quatre d’Emirates et quatre de Qatar Airways.

Pour revenir à Air Mauritius, je pense que nous consacrons trop de temps et d’efforts sur des solutions anciennes, alors que le plus simple serait de permettre à un maximum de compagnies aériennes étrangères de desservir Maurice. Si cela se concrétise, nous serons agréablement surpris par l’afflux de touristes à Maurice. Les Maldives ont déjà dépassé la barre de 700 000 touristes durant les sept derniers mois et devraient dépasser les 1,3 million d’ici décembre 2021. Les Seychelles sont parvenues à atteindre environ 70% des revenus touristiques qu’ils percevaient en 2019, car elles misent sur une stratégie de qualité et de dépenses élevées par touriste au lieu du volume. Ce sont là des preuves factuelles que la politique du ciel ouvert fonctionne.