L’utilisation du kreol à l’Assemblée : La vonlonte politique est-elle présente ?

La semaine écoulée, la PPS Tina Jutton a choisi lors de son allocution sur le discours-programme à l’Assemblée nationale de s’adresser à ses pairs en hindi durant la dernière partie, une entorse aux ‘Standing Orders’ qui n’est pas passée inaperçue, car dans un contexte bien précis : l’utilisation du kreol au Parlement.  Or, la section 49 de la Constitution est explicite : les parlementaires doivent s’exprimer soit en anglais soit en français. Le débat sur l’utilisation du kreol au Parlement revient sur le tapis, comme un leitmotif pour certains, surtout vu que nous approchons à grand pas du 52e anniversaire de notre Independance. Nous abordons dans ce dossier les points de vue de tout un chacun sur cette question, qui est plus compliquée qu’elle ne le paraît.

Arnaud Carpooran : « Le kreol devrait impérativement être considéré comme une des langues au parlement »

Le Dr. Arnaud Carpooran, doyen à la Faculté des Lettres à l’universite de Maurice, pense quant à lui que le kreol devrait impérativement être considéré comme une des langues à être utilisées au parlement, car c’est la langue de presque tous des Mauriciens. Si les Japonais, les Indiens ou les Anglais s’expriment dans leur langue maternelle dans leur parlement, il ne voit point de raison pour que cela ne soit pas le cas chez nous. Le kreol devrait à juste titre être reconnu au sein du parlement, d’autant qu’il n’est plus une langue vernaculaire, comme cela était le cas jadis. Le kreol a fait son chemin dans les écoles. Aujourd’hui, cette langue est reconnue et n’est plus méprisée comme elle l’a été des années de cela, et elle figure même dans le cursus universitaire.

Toujours selon Arnaud Carpooran, pour que l’utilisation du kreol puisse être implémentée au parlement, cela nécessite certains changements. Il faut d’abord que la Constitution soit amendée. Cela nécessite une volonté chez nos hommes politiques car l’utilisation du kreol implique toujours quelque part une stigmatisation. « Il faudrait une volonté politique pour inclure cette langue au parlement », dit-il. Les politiciens, dans le passé, ont fait plusieurs discours sur la nécessité que cette langue soit reconnue, mais les paroles n’ont jamais été traduits dans les faits.

Certaines personnes d’une certaine hiérarchie intellectuelle et sociale ont dénigré cette langue, nous explique Arnaud Carpooran. Des Mauriciens pensent ainsi que l’utilisation du kreol fera baisser le niveau des débats. « Cela va dans la logique des idées, car nous sommes issus de la colonisation européenne. Mais tel ne devrait plus être le cas », selon Arnaud Carpooran.

La prétendue ‘grossièreté’ du kreol n’est pas une excuse

« Chaque langue comporte des mots insultants », selon Arnaud Carpooran. Qu’est-ce qui empêche un Anglais d’utiliser des mots ordurier dans sa langue ? « Il est normal que le Mauricien choisira de vociférer dans sa langue maternelle car il ne sait pas vociférer en anglais. On peut tout aussi utiliser un vocabulaire correct et plausible en kreol », poursuit Arnaud Carpooran.

Le kreol n’est plus cette langue ‘grossière’ qu’on pouvait écrire à sa guise, comme cela a jadis été le cas. Maintenant il existe une orthographie officielle qui s’applique a cette langue. Il existe même un dictionnaire en kreol où on peut vérifier la prononciation ainsi que la signification des mots. Pour que le kreol puisse être adopté au parlement, il faut d’abord que les parlementaires en charge des ‘Standing Orders’, soient formés dans cette langue. Les sténographes ainsi que les correcteurs auront à être formés dans ladite langue. Tout cela demandera du temps afin que le personnel de l’Assemblée nationale puisse s’accommoder avec le lexique et la syntaxe du kreol, pour rédiger correctement les documents.

Jean-Claude de l’Estrac : « Un paradoxe que le kreol ne soit pas utilisé au Parlement »

jean-claude-de-lestracPour Jean-Claude de l’Estrac, homme politique chevronné ayant une grande expérience parlementaire, le kreol mérite une reconnaissance, d’autant que c’est la langue maternelle de plus de 90 % de notre population.

Pour lui, le kreol a subi les séquelles laissées par la colonisation et c’est une des raisons pour lesquelles au niveau linguistique, cette langue est peu considérée. Toujours selon Jean-Claude de l’Estrac, les politiciens sollicitent les électeurs pour pouvoir se faire élire en utilisant le kreol et c’est un « paradoxe » qu’une fois a l’Assemblée, ils ne peuvent utiliser cette langue pour exprimer les doléances du peuple.

Tout cela s’avère ridicule, selon notre interlocuteur, d’autant que le kreol passe par une phase de reconnaissance au niveau académique. Aujourd’hui, on étudie le kreol comme matière dans nos écoles primaires et secondaires pour l’obtention d’un certificat mais au niveau du parlement, cette langue demeure toujours inutilisée et non reconnue.

Alain Ahvee : « Beaucoup de Mauriciens ne comprennent pas ce qui se passe dans l’hémicycle »

Selon Alain Ahvee, porte-parole du parti Lalit, ce débat tombe à point car ce parti organise un débat sur la question le 5 mars dans son quartier-général à Coromandel. Rappelons que Lalit est le seul parti à avoir milité pour l’utilisation de la langue kreol au parlement. Lalit a invité des députés de l’Opposition, de même que le Premier ministre, Pravind Jugnauth à venir assister à ce débat.

Pour lui, les parlementaires de tous les bords politiques sont unanimes pour que le kreol fasse partie des langues autorisées au parlement, car c’est notre langue maternelle, et elle est comprise et adoptée par 97 % des Mauriciens. D’autant, selon Alain Ahvee, les travaux parlementaires sont diffusés sur les ondes des radios et de la télévision. Beaucoup de Mauriciens ne comprennent pas l’anglais et le français, les 2 seules langues dans lesquelles les parlementaires s’expriment. Or, toujours selon le porte-parole de Lalit, cela est préjudiciable pour cette majorité de Mauriciens qui ne peuvent comprendre ce qui se passe dans l’hémicycle, et sont donc laissés pour compte.

« Si au Japon ou en Inde, on peut s’exprimer dans sa langue maternelle au parlement pour atteindre une plus grande audience, pourquoi ne peut-on pas s’exprimer en kreol à Maurice ? », s’indigne Alain Ahvee. Pour lui, il existe un consensus sur l’utilisation du kreol au parlement parmi la classe politique à Maurice.

‘Ledikasion pu travayer’ a déjà traduit les ‘Standing Orders’ en kreol

De plus, le collectif ‘Ledikasion pu Travayer’ a déjà traduit les ‘Standing Orders’ en kreol. Pour Alain Ahvee, il ne fait aucun doute que le kreol se retrouvera bientôt parmi les langues autorisées au sein de l’hémicycle. Il faudra réunir un comité parlementaire pour élaborer sur la manière d’introduire cette langue au parlement.

Suttyhudeo Tengur pour l’inclusion d’autres langues au Parlement

Pour Suttyhudeo Tengur, syndicaliste et observateur avisé de la chose publique, le kreol, tout comme les autres langues parlées à Maurice depuis plus d’une centaine d’années, devrait trouver sa place au parlement. Jusqu’ici, selon la Constitution, seules l’anglaise et le française peuvent être utilisées. Mais la Constitution pourrait être amendée pour inclure non seulement le kreol mais aussi d’autres langues comme l’ourdou, l’arabe et ou le hindi. Selon Suttyhudeo Tengur, introduire une langue au parlement nécessite des ressources, tant financières qu’intellectuelles.

L’inclusion du kreol ne peut se faire du jour au lendemain

Il faudrait aussi le concours de certains moyens technologiques pour l’enregistrement de ces langues dans le Hansard (le procès-verbal officiel de l’Assemblée nationale). Tout cela exige des coûts additionnels. « Il ne suffit pas de tenir des propos démagogiques et affirmer que le kreol doit avoir sa place au parlement à n’importe quel prix », explique Suttyhudeo Tengur. Tout cela ne peut se faire du jour au lendemain, car l’introduction du kreol ou d’autres langues demande un investissement adéquat.

Une partie d’une langue se compose d’un vocabulaire technique scientifique et médical. De ce fait, la langue arabe, aussi bien que le mandarin, sont acceptées aux Nations Unies. Mais la langue kreol quoiqu’elle ait fait du chemin et a son propre dictionnaire, n’a pas encore d’encyclopédie. Donc il serait difficile de trouver des mots et des lexiques se rapportant au domaine médical ou scientifique. Le dictionnaire ne suffit pas pour autant pour reconnaitre une langue, selon Suttyhudeo Tengur.