Naufrage du Sir Gaëtan : Les failles et les complices ayant mené à la mort de quatre personnes

  • Alain Malherbe : « Je veux lever le voile sur les vérités cachées et les négligences criminelles de la MPA et du gouvernement »

Le 31 août 2020. Un jour qui restera gravé dans la mémoire des Mauriciens, et surtout celle des familles ayant perdu les leurs dans le naufrage du tug Sir Gaëtan au large de Poudre d’Or. Presque 20 mois après, les proches des victimes attendent toujours d’obtenir justice. Ce drame aurait-il pu être évité ? Y avait-il eu négligence criminelle de la part de la MPA ? Les responsables seront-ils sanctionnés et punis ?

Alain Malherbe, qui a systématiquement révélé des failles et des négligences au sein de la MPA concernant le naufrage du Sir Gaëtan, est lui convaincu que ce sont la légèreté et la négligence de l’organisme qui ont éventuellement conduit à ce drame. Documents à l’appui, il explique, point par point, comment la MPA a fauté et a inévitablement provoqué la « fin fatale » de quatre membres d’équipage du remorqueur.

Il veut, précise-t-il, étaler au grand jour les « vérités cachées » que cet organisme ainsi que le gouvernement veulent garder secret. Il tient aussi à mettre en exergue la responsabilité de tous ceux qui ont failli d’une façon ou d’une autre à accomplir leur mission…

À voir aussi la vidéo qui sera publiée sur notre website et sur notre page Facebook aujourd’hui.

  1. Remplacement d’un SMME par un EEE

C’est là que tout commence, selon Alain Malherbe. Dans un mail adressé au capitaine Louis Gervais Barbeau par le ‘Manager, Administrative Services’ de la MPA le 17 juin 2018, il est fait état que la décision a été prise, suivant une réunion tenue le 14 juin 2018, que le ‘Senior Manager Marine Engineering’ (SMME), qui allait partir à la retraite à la fin de juillet 2018, serait remplacé par un ‘Electric/ Electronic Engineer’ (EEE). Il incombera donc à ce dernier d’assumer les responsabilités de la ‘Marine Engineering Unit’ (MEU).

Or, cette décision pose problème puisqu’il s’agit du remplacement d’un chef ingénieur maritime par un ingénieur en … électronique alors qu’il s’agit d’un département maritime, nécessitant, de ce fait, l’expertise d’un ‘Certified Marine Engineer’. « C’est exactement comme si votre voiture tombe en panne à cause d’un problème mécanique, mais au lieu de la faire réparer par un mécanicien, vous allez voir un électricien pour faire le nécessaire ! », explique Alain Malherbe. Et de préciser qu’un ‘Electric/ Electronic Engineer’ n’a pas les mêmes compétences qu’un ‘Marine Engineer’.

D’ailleurs, selon le code de conduite du « Council of Registered Professional Engineers of Mauritius », il est stipulé noir sur blanc, entre autres, que « Engineers shall perform services only in the areas of their competence » et plus loin que « Engineers shall disclose any limitation of competence on their part in the performance of their services ». Ce que l’ingénieur en électronique n’aurait clairement pas fait, violant allègrement le code de conduite régissant la profession. Le coupable principal reste cependant la MPA qui n’a pas cru utile de nommer une personne apte et compétente pour le poste en question.

Fait notable : dans le courriel précité, il est fait mention que l’EEE devra prendre connaissance de la « preventive routine maintenance plan for all floating craft, certification process, technical specificities of each floating craft … ». Le hic, il a été prouvé en cour que le certificat de sécurité du tug Sir Gaëtan avait expiré depuis 2008. Ce qui fait dire à Alain Malherbe que « c’est avec ce mail que commence la tragédie du remorqueur Sir Gaëtan ».

À noter aussi que dans une lettre adressée au Premier ministre le 10 février 2020, avec copie à l’ICAC, un groupe de travailleurs du port avait soulevé le remplacement du SMME par un EEE. « Sa missié la pena auken notion lor marine engineering et zordi jour ou kapave vine confirmer ki tou bane bato MPA cassé ou soit pe travay comme handicapés », avaient écrit ces travailleurs.

2. L’EEE ni qualifié ni compétent pour diriger la MEU

Dans un « Vessels Daily Checklist » de la MPA datée du 21 août 2020, soit neuf jours précédant le naufrage du Sir Gaëtan, l’ingénieur en électronique n’avait remarqué aucun problème avec le remorqueur. « Preuve qu’il ne connait pas ce travail », martèle Alain Malherbe. D’ailleurs, un rapport commandité par la MPA peu avant, plus précisément le 28 juillet 2020, pour évaluer l’état des remorqueurs avait déjà épinglé l’ingénieur en électronique pour son manque de compétence pour diriger le département maritime. « The present organisation does not qualify as a proper service and preventive maintenance, operation », souligne le ‘Chartered Engineer’ dont les services avaient été retenus pour rédiger ce rapport.

Une série de facteurs est énumérée pour expliquer cette conclusion visant la section maritime. Parmi les points saillants, l’on note le manque de « positive leadership of that department as the principal marine engineer has no sea-going experience and is not a competent marine engineer officer and cannot lead this section ». Les autres facteurs mentionnés font état d’absence d’inspections de routine et de suivis, aussi bien que l’ancienneté des équipements, entre autres. Ce rapport n’a pas été rendu public, selon Alain Malherbe, pour des raisons évidentes puisqu’il clouait au pilori la gestion de la maintenance des remorqueurs et du ‘manpower’.

Dans un rapport de BDO daté d’avril 2020, il est clairement stipulé qu’il incombe à la ‘Marine Engeeneering Unit’ de veiller à la classification des remorqueurs selon les critères établis par ‘Bureau Veritas Classification Society’. Ce que le chef du département n’a pas fait, le certificat de sécurité de Sir Gaëtan ayant expiré depuis 2008. Ce même rapport fait état d’un manque de personnel qualifié, dont celui d’un ‘Marine Engineer’, un poste laissé vacant depuis … 10 ans ! Et parmi les propositions faites dans ce rapport, l’on note : « The Electrical and Electronic Engineer will thus be called upon to work under the direct supervision of the Senior Manager, Marine Engineering… ». Ce qui indique clairement qu’un ingénieur en électronique n’est pas apte à diriger le département de ‘Marine Engeeneering’, mais qu’il doit au contraire travailler sous l’expertise et la supervision d’un ‘Marine Engineer’.

À noter que le lendemain du naufrage du tug Sir Gaëtan, l’ingénieur en électronique a été renvoyé à son poste initial avant qu’il ne soit remplacé par un ‘Marine Engineer’ à la retraite. « Zis pou fer croire à la population et à la justice ki ti éna en fait ene Marine Engineer dans sa département la », renchérit Alain Malherbe.

3. La responsabilité du capitaine Barbeau engagée

Dans un courriel en date du 20 février 2020, les Skippers de la MPA préviennent les capitaines Barbeau et Newoor que « tug Sir Gaëtan is 27 years old and not operating at its optimum capacity, including the towing winch thus causing limitations in manoeuvring the tug ». Et dans sa réponse au Skipper le lendemain, soit le 20 février 2020, le capitaine Barbeau souligne que « towing winch of Sir Gaëtan is being looked into » (ndlr : un article publié dans notre édition du 27 septembre 2020 en faisait état). Ce qui fait dire à Alain Malherbe que le capitaine Barbeau savait pertinemment bien que le tug Sir Gaëtan n’était pas apte à faire une opération à Pointe d’Esny en août 2020, les réparations nécessaires n’ayant pas encore été faites à cette date.

Notre interlocuteur cite d’ailleurs un extrait d’une déclaration radiophonique faite par le capitaine Barbeau quelques jours après le naufrage du Wakashio à l’effet que la MPA n’avait que des « port tugs ». En d’autres mots, ceux-ci n’étaient destinés à opérer que dans le port. Ce qui a été confirmé par l’ancien chairman de la MPA, Ramalingum Maistry, dans un entretien accordé à Week-End le 20 septembre 2020. « Les remorqueurs de la MPA sont uniquement adaptés pour des activités maritimes dans l’espace portuaire », avait-il dit. Or, le capitaine Barbeau s’est contredit dans une autre déclaration qu’il a faite le lendemain du naufrage du tug Sir Gaëtan à l’effet que celui-ci était approprié pour remorquer la barge « L’Ami Constant » de Pointe d’Esny. Et il l’a répété de nouveau en cour d’investigation en novembre 2021 quand il a soutenu que « le tug était en bon état de navigabilité » alors qu’en réalité le tug n’avait pas de « seaworthiness certificate ».

Alain Malherbe souligne également que le capitaine Barbeau savait que le remorqueur comportait au moins 9 failles, comme l’avait fait ressortir un rapport que lui avait remis Bureau Veritas, rédigé par le ‘Marine Surveyor’ Johnny Lam Kai Leung en juin 2019. « Je ne comprends toujours pas pourquoi seul le capitaine Newoor a été arrêté et pas le capitaine Barbeau, Shekur Suntah et Alain Donat car la responsabilité de ces derniers est également engagée », insiste Alain Malherbe.

4. Complicité du directeur du port

Citant un autre rapport technique rédigé par le cabinet de consultants britannique, soit le ‘Burness Corlett – Three Quays (Southampton) Ltd’ (BCTQ), Alain Malherbe soutient que le Sir Gaëtan, construit en 1993, avait été jugé en mauvais état dès 2009. Des réparations avaient été recommandées à cette époque, mais les consultants avaient estimé que le remorqueur ne pourrait rester en service au-delà de 2019. Or, la MPA a fait fi de cette directive, sachant que le tug opérait toujours après 2019. Les décideurs de la MPA sont donc pointés du doigt.

D’ailleurs, revenant sur une déclaration faite par le directeur du port, Shekur Suntah, en cour d’investigation le 12 juillet 2021, Alain Malherbe affirme que ce dernier avait concédé qu’après cette évaluation (nldr : BCTQ) faite en 2009, la décision avait été prise pour enlever le Sir Gaëtan de la classification. Raison pour laquelle l’organisme avait fait l’acquisition du Sir Edouard. « Nous avons décidé de garder le Sir Gaëtan à cause du nombre d’opérations à effectuer. En 2014, des appels d’offres ont été lancés pour l’acquisition de nouveaux remorqueurs mais il y a eu un retard dans les procédures. Et en 2019, nous avons décidé de remettre à neuf le Sir Gaëtan et une série de travaux ont été menés », avait révélé Shekur Suntah en cour d’investigation.  

Ce qui pousse notre interlocuteur à conclure que le directeur de la MPA a non seulement failli dans sa mission, conformément à ses responsabilités définies dans la « Ports Act » qui lui donne le pouvoir de « exercise supervision and control over the acts and proceedings of all employees of the Authority in matters of executive administration », mais qu’il a aussi été « complice » en gardant le Sir Gaëtan dans la flotte du port, tout en lui permettant de mener des « opérations dangereuses et criminelles » et dont l’une a coûté la vie de quatre personnes.

5. « Mission failed » pour le ‘Director of Shipping’

Le ‘Director of Shipping’ a également failli dans sa mission, ajoute Alain Malherbe, car Alain Donat a permis au remorqueur Sir Gaëtan d’opérer. Pourtant, il aurait dû l’en empêcher puisque, selon la loi, si le ‘Director of Shipping’ « has reason to believe that any ship, being in Port or at sea in Mauritian waters, is an unsafe ship by reason of any of the matters specified in subsection (2) and unfit to remain at sea or proceed to sea without serious danger to human life or the environment, having regard to the nature of the service for which it is intended, he may cause the ship to be detained ».

De plus, Alain Donat aurait dû aussi s’assurer, entre autres, que le Sir Gaëtan soit inspecté car il détient les pouvoirs qui lui permettent de retenir une embarcation « into dry docks for the purpose of surveying or inspecting its hull ». Ce qu’il n’a pas fait dans le cas du tug en question et dont une partie de la coque était complètement pourrie avant le naufrage. Il y a également d’autres aspects de la loi qu’Alain Donat a contrevenu, selon notre interlocuteur. D’autant que le ‘Director of Shipping’ a lui-même affirmé en cour d’investigation en juillet 2021 que le certificat de sécurité du Sir Gaëtan avait expiré en 2008 !

« Il a négligé les pouvoirs que lui donne le ‘Merchant Shipping Act’ pour empêcher le remorqueur Sir Gaëtan et la barge l’Ami Constante de quitter le port. Alain Donat est donc aussi responsable que le capitaine Barbeau et Shekur Suntah dans le naufrage du Sir Gaëtan et de la mort de ces quatre personnes », martèle Alain Malherbe.

6. Cour d’investigation : conflit d’intérêts

La composition du panel de la cour d’investigation sur le naufrage du Sir Gaëtan pose également problème. Tout comme cela avait été le cas concernant la cour d’investigation sur le naufrage du Wakashio. Selon Alain Malherbe, puisque le naufrage du Sir Gaëtan avait été provoqué par un problème d’ordre mécanique relevant principalement d’un « winch » défectueux et d’un trou provoqué dans la coque du remorqueur peu avant le naufrage, il aurait été plus judicieux que les deux assesseurs eussent été des chefs ingénieurs au lieu des deux capitaines Babooa et Goilot.

De plus, la nomination du capitaine Babooa comme assesseur de cette cour d’investigation est source de conflit d’intérêts, car il est un employé de la ‘Mauritius Shipping Corporation’ (MSC), dont la MPA est actionnaire. Le directeur du port, Shekur Suntah, siège d’ailleurs sur le conseil d’administration de la MSC. D’où le conflit d’intérêts.

Notre interlocuteur se demande d’ailleurs pourquoi le rapport n’a pas encore été rendu public alors que les travaux ont pris fin.

Courriel d’Alain Malherbe au PM resté lettre morte

Alain Malherbe se désole qu’un courriel qu’il avait adressé au Premier ministre le 2 août 2020 est resté lettre morte. Dans ce mail, en faisant référence au naufrage du Sir Gaëtan et à un incident impliquant le remorqueur Kestrel la veille, soit le 1er août 2021, au « Mauritius Container Terminal », il avait proposé au chef du gouvernement les services d’une « highly certified team », composée d’anciens commandants et d’anciens chefs ingénieurs à la retraite, pour effectuer un ‘survey’ des remorqueurs de la MPA. « This team will need no remuneration », avait-il précisé. Aucune suite, même pas un ‘acknowledgment receipt’, n’avait été donnée à cette correspondance.