Perspectives économiques Eric Ng Ping Cheun : « Un choc inflationniste peut provoquer une révolte »

Le pays connaîtra-t-il enfin la relance tant attendue cette année ? Nous faisons le tour d’horizon des différents secteurs avec l’économiste Eric Ng Ping Cheun…

Bilan 2021

Constat peu reluisant malgré quelques notes favorables

Le taux de croissance à la fin de 2021, selon ‘Statistics Mauritius’, est de 4,2% alors que la prévision officielle était de 5,4 %. En 2020, le pays avait enregistré une contraction de 14,7%. « On a donc bénéficié d’un effet de base. De plus, la fermeture des frontières avec l’Afrique du Sud et la Réunion et l’inclusion de Maurice sur la liste rouge écarlate de la France en décembre, même si ce n’était que pour deux semaines, ont cassé quelque peu la dynamique de la relance économique », note Eric Ng Ping Cheun.

Le bon signe, dit-il, vient du côté de l’investissement privé qui a rebondi pour atteindre les 13,6% en 2021. Cette croissance se poursuivra cette année, selon lui. Toutefois, la consommation a été très modérée, principalement à cause du fort taux d’inflation. D’où la croissance « très molle » enregistrée, soit environ de 2,8%. « On a vu en 2021, le retour de l’inflation qui est arrivé jusqu’à 6,5% en juillet et en novembre. Ce qui a beaucoup affecté les ménages et le pouvoir d’achat, d’où la faible consommation en termes réels », explique l’économiste.

L’exportation, autre moteur de relance, a repris du poil de la bête avec une croissance réelle de 3,5% à la fin de 2021. Le point noir cependant, c’est que le pays persiste à importer plus qu’il n’exporte. « Avec la dépréciation de la roupie, le prix à l’importation augmentera. De plus, en ce qu’il s’agit de l’exportation, on reste très concentré sur quelques produits. Ce qui fait que le déficit de la balance commerciale s’est accru en 2021 », affirme notre interlocuteur.

Autre facteur d’inquiétude : le chômage qui tourne toujours autour de 10%. Cela, en dépit de la loi qui interdisant les licenciements jusqu’au 30 juin 2022. « Je pense qu’on ne fait que repousser le problème parce que les entreprises qui passent par une crise doivent impérativement se restructurer pour qu’elles deviennent plus flexibles et plus agiles », soutient l’économiste qui déplore aussi le chômage élevé, soit presque 20%, chez les jeunes âgés de 16 à 24 ans. Ce qui le pousse à conclure que « la bataille sur le plan de l’emploi se situe au niveau du chômage des jeunes ».

Un des soucis majeurs sur le plan économique demeure le niveau de la dette publique. Celle-ci continue de nous donner des sueurs froides puisqu’elle atteint dangereusement les 100% du Produit Intérieur Brut (PIB). « Il y a eu beaucoup de promesses pour réduire les dépenses publiques, surtout au niveau des ministères, mais je ne vois rien se concrétiser dans la pratique. Les dépenses continuent d’accroître sans que les revenus, eux, n’augmentent. Ce qui résulte dans un déficit budgétaire qui dépasse les 5% du PIB », renchérit-il. L’économiste prévient, dans la même foulée qu’un nouvel abaissement de la note accordée à Maurice par Moody’s, qui procèdera à une nouvelle évaluation en février, sera grave pour notre économie.

« Ce sont là les grands défis auxquels nous sommes confrontés. Malheureusement, on continue avec une politique d’argent facile caractérisée par les Rs 60 milliards puisés du « Special Reserve Fund » de la Banque de Maurice pour être donné au gouvernement. J’espère que c’était une mesure exceptionnelle et qu’elle ne sera pas répétée à l’avenir », déclare l’économiste, qui se montre néanmoins plus optimiste pour 2022.

Prévisions pour 2022

Une croissance autour de 5 à 6% attendue

Selon Eric Ng Ping Cheun, la confiance est de mise pour le tourisme. « Logiquement, cette année doit être meilleure que 2021 parce que les frontières sont maintenant déjà ouvertes. Je pense que petit à petit, le secteur du tourisme retournera à la normale puisque les touristes peuvent désormais venir à Maurice pendant toute l’année », dit-il. L’économiste prévoit ainsi qu’on pourra atteindre la barre de 500 000 arrivées touristiques cette année-ci.

Une croissance est également attendue au niveau de l’exportation du textile. Idem pour les services financiers et les TICs. Ces deux secteurs d’ailleurs n’ont enregistré aucune contraction en 2020 et 2021, contrairement aux autres. La construction continuera aussi sur sa lancée, bien que la croissance, selon l’économiste, ne sera pas nécessairement à deux chiffres. « Les principaux secteurs enregistreront une croissance. Le taux de la croissance tournera autour de 5 à 6% », estime-t-il.  

Des réformes structurelles pour une croissance durable

La croissance attendue cette année suffira-t-elle pour remettre notre économie sur les rails ? À cette question, Eric Ng Ping Cheun se montre plus circonspect.  « On parle davantage de la conjoncture actuelle. Mais si l’on veut une croissance durable, il faudra venir avec des réformes structurelles, que ce soit sur le plan de la productivité dans le service public, la flexibilité du marché du travail, la gouvernance du pays, et que la compétence et la méritocratie priment concernant les nominations à des postes clés à la tête des institutions », explique-t-il.

L’économiste insiste, par ailleurs, qu’il ne suffit pas qu’il y ait uniquement une croissance. « Il faut aussi qu’il y ait la création d’emplois. Car le chômage, surtout des jeunes, peut engendrer des problèmes sociaux », s’inquiète notre interlocuteur. Il met également l’accent sur le combat contre l’inflation galopante. Ce facteur provoque de vives inquiétudes. « On ne peut pas se vanter d’avoir une croissance quand le pouvoir d’achat de la population n’augmente pas. Les prix augmentent plus vite que les revenus. À quoi cela sert-il d’avoir Rs 400 comme compensation salariale quand elle est engloutie dans la hausse du prix des carburants ? », s’interroge-t-il.

Une appréciation de la roupie pas en faveur de la BoM

Abordant la question de la politique monétaire, Eric Ng Ping Cheun s’inquiète de la politique de dépréciation délibérée de la roupie. « Le capital de la BoM ne s’élève qu’à Rs 13 milliards. Ce n’est qu’à travers la dépréciation de la roupie qu’il puisse s’assurer d’obtenir des gains de change pour alimenter son « Special Reserve Fund ». Il ne peut pas permettre de laisser apprécier la roupie car cela fragilisera son bilan, d’autant qu’il a fait un cadeau de Rs 60 milliards au gouvernement », souligne-t-il.

L’économiste déplore également le fait que la « Mauritius Investment Corporation » (MIC) soit maintenue sur le « balance sheet » de la BoM. « En se faisant, la MIC reste comme une filiale de la BoM alors qu’elle aurait dû être indépendante. Dans l’éventualité que les entreprises bénéficiaires d’une aide financière de la MIC n’arrivent pas à la rembourser, cela aura un impact sur le bilan financier de la BoM », élabore l’économiste.

Conditions égales pour le marché public

Les scandales, comme l’affaire Molnupiravir, qui continuent de secouer le pays ne sont pas sans conséquences. « Cela peut avoir un impact sur la confiance des opérateurs privés qui se demanderont à quoi bon cela sert-il de participer à des appels d’offres si on sait déjà qui aura le contrat. Et puis cela amène un climat malsain. J’estime que l’ICAC doit faire son travail en toute indépendance. Il faudra créer un climat d’affaires sain, stable et qui inspire confiance. Il faut également créer des conditions égales pour tout le monde sur le marché public. Cela relève aussi d’une question d’efficacité économique. Quand le marché public opère dans la transparence, sans qu’il n’y ait de favoritisme, le gouvernement paye moins et ce sont les contribuables qui en sortent gagnants », souligne Eric Ng Ping Cheun.

Inflation : Défi majeur

« L’inflation est aussi importante, ou sinon plus, que l’Omicron »

La grande bataille, avance Eric Ng Ping Cheun, se jouera cependant sur le front de l’inflation, surtout avec la hausse de 10% des carburants. « C’est une hausse énorme. Il est vrai qu’elle était inévitable puisque la dernière hausse du prix des carburants remonte à avril 2021 bien que le prix au niveau international ait augmenté pour arriver à hauteur de 84 dollars le baril. Mais cette hausse demeure brutale », insiste-t-il. Dans un tel contexte, il aurait fallu enlever certaines taxes sur le prix des carburants.

« J’étais d’ailleurs contre la taxe de Rs 2 pour financer la vaccination », rappelle l’économiste qui martèle qu’il valait mieux payer Rs 300 à Rs 400 pour se faire vacciner au lieu de faire payer les automobilistes. « C’est impensable que 50% du prix de l’essence est constitué de taxe. Sur un litre d’essence qui se vend à environ Rs 56, Rs 26 sont composées de taxe. C’est le moment de revoir la structure fiscale des carburants, d’autant que cette hausse entraînera un effet cascade car elle affectera les ménages et les entreprises manufacturières. Celles-ci utilisent beaucoup de carburants pour faire rouler les machines. Les entreprises répercuteront bien évidemment cette hausse sur le prix de leurs produits, affectant davantage les ménages », explique-t-il.

L’inflation risque aussi, selon l’économiste, de provoquer un soulèvement au sein de la population.  « Sur le plan social, l’inflation est aussi, ou sinon plus, importante que l’Omicron. Ici, les gens ne manifestent pas contre le pass vaccinal, contrairement à l’Europe. Par contre, un choc inflationniste peut provoquer une révolte », avertit-il.

Eric Ng Ping Cheun se veut, dans la même foulée, plus pragmatique. « Nous avons perdu un peu de notre résilience l’année dernière. Il nous faudra prendre plus de risques et être plus combattifs. Il ne faut plus que nous cherchions des solutions faciles comme le reconfinement, par exemple. Nous devons combattre les défis pour pouvoir nous reconstruire face aux périls sanitaires et économiques ».

Pension

« Dommage qu’il n’y ait pas eu de compensation »

Le gouvernement avait prévu d’augmenter la pension à Rs 13 500 aux dernières élections générales. Pourtant, les pensionnaires n’ont même pas eu de compensation salariale pour la deuxième année consécutive. Qu’en pense Eric Ng Ping Cheun ? « C’est dommage. On aurait pu donner la compensation en attendant l’augmentation attendue de la pension. Il faut revoir les structures de dépenses, surtout celles qui sont futiles et inutiles pour donner plus de priorité là où il le faut », insiste-t-il.

Santé

Recrutement et modernisation

Bien que l’économiste dit entrevoir une certaine accalmie sur le plan de la crise sanitaire d’ici le deuxième semestre, il met l’accent sur l’importance de recruter davantage de personnel et d’une révision et modernisation des moyens logistiques, dont les équipements et le nombre de lits disponibles, pour pouvoir faire face à d’éventuels problèmes liés à la santé.

Éducation

Une modernisation s’impose

Notre interlocuteur estime que le système de l’éducation doit être revu et modernisé. « Il est temps qu’on accorde un laptop aux élèves, et cela même pour les classes en présentiel. Même si on ne le donne pas gratuitement, il faut introduire un plan de financement pour l’achat de laptop pour les étudiants. C’est un nouveau monde post-covid. On doit accorder plus de priorités à la santé, l’éducation et l’infrastructure ».

Infrastructures

Le Métro est-il rentable ?

Eric Ng Ping Cheun est d’avis que les projets infrastructurels avancent de façon satisfaisante, mais il se pose néanmoins des questions sur l’ambition du gouvernement d’étendre le Metro Express à travers le pays. « C’est une grande vision mais a-t-on les capacités de financer ce projet ? Plus important, peut-on rentabiliser un réseau de métro ? », se demande-t-il, en soutenant qu’il est personnellement en faveur des autoponts.

La construction ne peut être le seul moteur de relance

Le gouvernement ne peut pas se fier uniquement sur la construction pour relancer l’économie. « Je ne crois pas que la construction a cette capacité », soutient Eric Ng Ping Cheun. « Il ne faut pas oublier que les matériaux de construction doivent être importés. Face à la hausse de prix et les difficultés d’approvisionnement, on ne peut pas se permettre de mettre tout le paquet dans ce secteur ».

Nouveaux secteurs

Développer les secteurs locaux et l’agriculture

L’économiste tire la sonnette d’alarme. « Avec la crise, il ne faut pas qu’on reste concentré sur le développement de quelques secteurs ou qu’on dépende trop de l’importation », prévient-il. Il insiste qu’il faut mettre davantage d’accent sur des secteurs plus productifs comme l’industrie, la manufacture, les services financiers et professionnels ainsi que sur les nouveaux secteurs comme les énergies renouvelables, l’économie circulaire et la pharmaceutique, entre autres.

La stratégie de l’agro-industrie doit également être revue, selon Eric Ng Ping Cheun. « Quand on parle d’agriculture, on pense souvent à la disponibilité de terrains. Or, avec l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies, on peut développer l’agriculture sans beaucoup d’espace. Bien entendu, tout cela demande beaucoup de réflexion et d’expertise. Il faut qu’on attire de l’expertise, des talents et des sociétés étrangères pour développer les nouvelles économies qui demandent des technologies pointues », préconise-t-il.