Pierre Dinan : « Qu’a-t-on prévu pour le long terme ? »

L’économiste Pierre Dinan décortique le budget, y relève beaucoup de « cadeaux » et des mesures qu’il qualifie de « calmants » pour certains secteurs, mais il décrie, par contre, le manquement cruel d’une stratégie pour l’utilisation optimale de notre espace maritime mais aussi pour résoudre le problème lié au vieillissement de la population.

 Zahirah RADHA

Q : Comment qualifierez-vous le dernier budget présenté par Pravind Jugnauth ?

(Rires) Un « tricky balancing act » ou l’acte d’un équilibriste rusé…

Q : Pourquoi ?

Situons d’abord le contexte dans lequel le budget a été préparé et présenté. Sur le plan international, il y a divers problèmes tels que des tensions entre la Chine et l’Amérique par rapport au commerce et le Brexit, entre autres. Le Fonds Monétaire International (FMI) a d’ailleurs dit que la croissance mondiale sera moindre qu’elle ne l’avait prévue. Bref, la situation économique internationale n’est pas brillante. Cela peut donc entraîner des conséquences pour Maurice puisque nous vivons surtout d’exportations. Ce que le ministre des Finances doit forcément prendre en considération en préparant son budget.

De l’autre côté, il ne faut pas oublier que les élections arrivent à grands pas. Ce qui a, inévitablement, un impact sur ce budget. Le Grand Argentier devait donc s’assurer de ne pas faire trop de mal à la population ou plutôt qu’il lui fasse beaucoup de bien.

C’est pour ces deux raisons que je dis qu’il lui fallait faire un jeu d’équilibriste et il l’a d’ailleurs fait de manière très rusée.

Q : Il a réussi alors ?

Il a réussi à le faire en donnant beaucoup de « cadeaux ». Certains se plaignent qu’il n’y en a pas eu assez, ce qui est normal, mais il a quand même distribué beaucoup de « cadeaux ». Cependant, il n’a pas été insensible à certains problèmes de l’économie mauricienne, notamment pour le tourisme. Il a pensé, avec raison, qu’il faut nettoyer le pays, sachant qu’aujourd’hui le touriste n’est plus satisfait avec seulement le « sun, sand and sea ». Cette politique devrait toutefois aller au-delà du nettoyage, tout en essayant de changer le « mind-set » des gens. Le ministre des Finances s’est beaucoup appesanti sur le secteur financier qui fait face à beaucoup de nouveaux règlements. Ce qui est positif. Il a aussi mis l’accent sur la robotique et l’intelligence artificielle. Ce qui va dans la bonne direction. Evidemment, il reste à savoir quand et si toutes ces mesures seront concrétisées.

Q : Mais le budget répond-il aux défis économiques du pays ?

Comme je vous ai dit, il y a eu certaines propositions pour des secteurs existants qui sont en difficulté, comme le sucre, le manufacturier, le tourisme et les finances. Cependant, en ce qu’il s’agit de l’industrie cannière, je pense qu’il aurait dû mettre plus d’accent sur l’utilisation de la canne pour produire de l’énergie verte. Au lieu de voir comment optimiser nos ressources, le ministre des Finances s’est contenté de donner un soulagement temporaire aux planteurs pour cette année-ci. Mais cela ne va pas durer. C’est justement là le problème. Ce budget accorde beaucoup de cadeaux à court terme. Ce sont ce qu’on appelle des « one-off gifts ». Cela a toutefois un prix. Et qui le paie, si ce ne sont pas les contribuables ? Et quand l’argent des contribuables n’est pas suffisant, on emprunte. Résultat : il faut rembourser cet emprunt et payer les intérêts.

Et c’est là où j’arrive à la ruse de Pravind Jugnauth. N’oubliez pas que le FMI a, dans son rapport, insisté qu’il faut réduire la dette publique et la ramener à 60% du PIB d’ici 2021. Or, nous faisons face à un déficit  de 3, 2 % du PIB. Qui dit déficit dit automatiquement plus d’emprunts. Donc, au lieu de descendre, la courbe continuera à grimper. Par contre, à la fin de son discours, le ministre des Finances a annoncé que la dette baissera plus vite. Comment ? En trouvant un moyen, une ruse, pour prendre le surplus de la Banque de Maurice. Mais qu’est-ce que c’est que ça ?!

Q : En quoi c’est mauvais ?

La « best practice » internationale exige que la politique monétaire et la politique fiscale soient séparées. Aujourd’hui, c’est reconnu que la Banque centrale d’un pays doit être indépendante du gouvernement. C’est la responsabilité de ce dernier, plus particulièrement celle du ministère des Finances, de s’occuper de la politique fiscale du pays, d’où l’exercice budgétaire. La politique monétaire, elle, est la gestion de la valeur de la monnaie nationale, soit la roupie mauricienne, et ce rôle est confié à la Banque centrale d’un pays. Il lui faut donc les moyens, les liquidités nécessaires, pour pouvoir acheter ou vendre des monnaies étrangères au cas où il y a des pressions sur la roupie. Ainsi, la Banque de Maurice a besoin d’avoir des surplus pour pouvoir gérer la roupie.

Or, on vient maintenant lui prendre son surplus. C’est là que se trouve la difficulté. D’autant plus que la BoM a fait des pertes durant deux années consécutives. En 2017, elle a perdu Rs 5,6 milliards et en 2018, elle a perdu Rs 733, 6 millions. Ce n’est pas une question de mauvaise gestion mais c’est simplement parce qu’elle a eu à intervenir sur les marchés pour gérer la roupie. Maintenant il se peut aussi qu’une Banque centrale fasse tellement de pertes que le gouvernement est obligé de venir le recapitaliser. Est-ce que le gouvernement s’engage à refiler de l’argent à la BoM si elle en a besoin dans deux ou trois ans après ? Pour l’économie dans son ensemble, on doit y faire bien attention.

Q : Cette mesure risque-t-elle d’avoir une incidence sur la roupie ?

Je n’en sais rien ! L’avenir nous le dira. S’il se trouve que la Banque centrale était privée de ses moyens pour défendre la roupie, alors oui, il pourrait y avoir un effet. N’oubliez surtout pas que la loi sera amendée à cette fin, ce n’est donc pas un « one-off » et les réserves pourront être utilisées n’importe quand.

Il faut savoir que quand la BoM avait été constituée, il était prévu dans la loi qu’elle donne des dividendes au gouvernement si elle fait des profits. Et elle l’a fait pendant des années. Maintenant, on ne lui demande pas des dividendes et on en veut à son surplus. Comme si la BoM travaille pour le gouvernement alors que sa mission première c’est de défendre la roupie.

Q : Est-ce un mauvais précédent ?

Moi, je le crois ! Il faut s’aligner sur la « best practice » de la « Bank of England » qui est reconnue sur le plan international, soit la séparation de la politique fiscale et monétaire. Est-ce que l’indépendance de la BoM est ici mise en cause ? Je ne le sais pas, mais cette mesure laisse planer des doutes.

Q : L’absence de mesures structurelles notamment pour les secteurs de l’industrie cannière ou du tourisme est vivement décriée. Que prévoyez-vous pour ces secteurs au rythme où vont les choses ?

En fait, il n’a apporté que des calmants pour l’industrie sucrière, tout comme le tourisme. Ce ne sont que des mesures temporaires. Fondamentalement, il y a un gros travail à faire pour maintenir ces secteurs à flot. D’où ma question : qu’a-t-on donc prévu pour le long terme ?

Q : Vous semblez inquiet…

On nous dit que l’économie progresse. L’économie d’un pays, c’est l’utilisation rationnelle de ses ressources. Quelles sont nos ressources ? Nos espaces terriens et maritimes ainsi que la population mauricienne. Imaginez-vous, nous avons une zone maritime exclusive de 2, 3 millions km2. Qu’en faisons-nous avec ? Cette ressource est très mal utilisée, pour ne pas dire inutilisée. Nos compagnies de pêche disposent-elles de suffisamment de moyens pour s’acheter des bateaux de pêche moderne ? Nos pêcheurs sont-ils suffisamment formés et honorés pour faire leur travail ou bien doit-on se fier aux étrangers pour la pêche ? Avons-nous une bonne école de formation pour les pêcheurs ?

Il fallait faire une étude pour voir comment tirer profit de notre espace marin. Les Seychelles, qui est beaucoup plus petit que nous et avec qui nous partageons 0, 4 millions km2 de notre espace marin, ont eu le courage de le développer. Nous, de l’autre côté, n’avons toujours pas de stratégie pour développer et exploiter de manière rationnelle nos eaux territoriales. J’aurais aimé que le ministre en parle. C’est un des gros manquements de ce budget. Notre espace maritime peut être un nouveau pilier, mais on n’en a pipé mot.

Par ailleurs, on a une population vieillissante et cela n’augure rien de bon pour notre économie. On aurait dû avoir une stratégie démographique pour encourager les jeunes couples à avoir plus d’enfants. Cela ne se résume pas aux congés de maternité pour les fonctionnaires. Il faut aussi des crèches. Le ministre des Finances a annoncé la création des « silver bonds » pour les vieillards, moi je lui dis pourquoi pas des « baby bonds » ? On ne lui demande pas de résoudre le problème en un an, mais il faut définir une stratégie. C’est ce qu’il manque, tout comme pour notre espace maritime.

Q : Vous restez donc sur votre faim ?

Tout à fait ! Je reste sur ma faim…