Questions à…Kevin Teeroovengadum, économiste « Que le ministre des Finances soit un ‘game changer’ ! »

Q : Moody’s, dans son dernier rapport, prévoit un rebond technique de 6.5% en 2021. Est-ce un signe encourageant pour l’économie mauricienne ?

Tout d’abord, nous devons examiner le contexte mondial. En 2020, l’économie mondiale s’est contractée de 3, 3%, l’Afrique subsaharienne de 1, 9%, tandis que Maurice a connu la plus forte contraction depuis ces 40 dernières années, dépassant les 15%. Nous sommes parmi les 15 pires pays du monde en termes de contraction économique. Même chez nos voisins les Seychelles, qui dépendent fortement du tourisme, la contraction a été plus faible que Maurice, soit à 13, 4%. Et d’autre part, puisque nous aimons nous comparer à l’Afrique, des pays comme l’Éthiopie ont connu une croissance positive de 6% alors que celle de la Côte d’Ivoire était, elle, à 2% en 2020 !

Après une telle contraction pour Maurice, il serait tout à fait normal de renouer avec une croissance positive en 2021. Cela dit, il est peu probable que la prévision de 6,5% de Moody’s soit atteinte, et si jamais elle le sera, elle dépendra de la façon dont nous redémarrons rapidement le secteur du tourisme. Cela dit, à l’avenir, il sera insensé de répéter les mêmes erreurs que nous avions l’habitude de faire avant la crise de Covid-19, où nous ne regardions que le taux de croissance du PIB. Pour moi, ce n’est pas le montant qui compte, mais c’est la qualité de la croissance économique qui est plus importante. Un taux de croissance élevé dû aux projets qui n’ont pas de sens comme on en a vu pendant des années et l’augmentation de la dette au niveau des pays est une stratégie suicidaire.

Q : L’impact sur notre économie sera-t-il donc plus sévère que celui qu’anticipe Moody’s ?

Dans cette crise économique sans précédent, un certain nombre de pays sont plus vulnérables que d’autres, comme c’était le cas pour la Grèce après la crise financière des années 2007/08. Étant donné que Maurice n’a pas fait les réformes structurelles indispensables au cours de la dernière décennie, le pays devra faire face à face à un certain nombre d’obstacles au cours des 5 prochaines années et le processus de reprise sera beaucoup plus lent qui prendrait de nombreuses années avant de revenir aux niveaux de 2019.

Je ne serai pas surpris que le taux de croissance pour cette année 2021 soit inférieur aux attentes de Moody’s, car nous sommes actuellement confrontés à un certain nombre d’obstacles qui incluent la 2ème vague, le programme de vaccination qui est lent, et aussi l’incertitude concernant l’ouverture des frontières et l’arrivée des touristes. Il ne faut pas oublier non plus qu’on est toujours sur cette fameuse liste grise.

Q : Quels sont les risques qui sont associés à cette crise économique ?

Plus nous tardons à boucler le programme de vaccination et plus nous attendons d’ouvrir les frontières, la reprise économique sera plus impactée. Déjà, nous avons vu que Moody’s a souligné le fait que notre PIB par habitant a pris un coup de 10 ans. Je pense que les Mauriciens ne sont pas conscients de cette réalité. En outre, un certain nombre d’entreprises, en particulier dans le secteur du tourisme, sont lourdement endettées et nous l’avons vu également au niveau individuel, où selon Statistics Mauritius, de plus en plus de Mauriciens ont des problèmes à honorer leurs engagements financiers. Environ 76% des ménages ont déclaré avoir des difficultés à faire face aux dépenses de leur ménage avec leur revenu mensuel. On voit déjà les signes d’une crise sociale. Il faut arrêter de se voiler la face.

Q : Le gouvernement fait-il assez d’efforts pour nous sortir de ce marasme économique ?

Je pense sérieusement que le gouvernement s’est attaqué à tort au problème dès le début de la pandémie Covid-19, il y a un an. Il aurait dû se montrer plus transparent pour obtenir la confiance de la population, en entreprenant les sacrifices nécessaires au niveau des parlementaires. Malheureusement, nous avons entendu un certain nombre d’affaires de corruption présumées qui ont ensuite conduit aux conclusions du rapport d’audit national. Il n’y a pas eu un mois où nous n’avions pas eu de saga.

J’espère maintenant que les autorités seront réalistes et pragmatiques face à la situation et je prie pour que le prochain budget annoncé par le ministre des Finances se traduit par une véritable vision et qu’un plan d’action soit présenté pour relancer notre économie. Nous avons besoin d’une vision audacieuse et, plus important encore, des bonnes personnes pour l’exécuter.

Q : Qu’entendez-vous par une ‘vision audacieuse’ ?

J’espère que le ministre des Finances s’engagera à prendre des décisions nécessaires, voire impopulaires, une fois pour toutes pour que le pays puisse avoir un meilleur avenir. Il faut qu’il ose. Par exemple, nageons contre-courant et faisons de Maurice un endroit où la fiscalité soit simplifiée et rendue plus légère. Arrêtons avec tous ces gaspillages au niveau de l’État ou des sociétés contrôlées par l’État. Il faut tacler le problème de corruption. Il faut aussi investir massivement dans la technologie, la digitalisation, la formation, la santé et les recherches au lieu de jeter de l’argent dans le béton ! Il faut rouvrir le pays en attirant US$1Milliard de Foreign Direct Investment (FDI) par année. Et après, allons-y de l’avant avec toutes les réformes qu’il fallait faire depuis plusieurs années.

Q : En parlant de réformes, quelles devraient être, selon vous, les priorités ?

Aujourd’hui, nous ne pouvons plus réfléchir en termes de priorités, car nous n’avons plus le luxe de choisir les priorités que nous aborderons. Nous avons attendu si et même trop longtemps et maintenant, dans cette crise, nous devons aller de l’avant avec toutes les réformes en les traitant en parallèle. Le gouvernement et le ministre des Finances doivent privilégier la transparence, surtout concernant l’état réel de l’économie, les défis à venir, les sacrifices que nous devrons tous faire, et également s’assurer qu’il y ait une vision cohérente pour le pays.

Il y a un an, j’ai dit que cette crise allait avoir de profondes cicatrices économiques pour Maurice et c’est pourquoi j’ai plaidé pour que les autorités soient transparentes, car c’est la seule façon de convaincre tout le monde d’accepter les souffrances qui découleront de ces réformes indispensables pour un meilleur avenir.

Q : Compte tenu de la faible marge de manœuvre avec des recettes fiscales qui devraient être en dessous des Rs 90 milliards, comment le ministre des Finances doit-il financer son plan de réformes ?

Je dois admettre que ce sera une tâche très difficile pour le ministre de financer les plans de réformes. Il existe diverses méthodes classiques qui incluent l’augmentation des impôts (directs et indirects), la réduction des gaspillages que nous avons vus dans le dernier rapport de l’audit, la lutte contre la corruption où nous voyons l’État perdre beaucoup d’argent, prioriser les dépenses publiques pour les projets importants, d’arrêter de dépenser l’argent public pour financer des projets à pertes, la vente d’actifs appartenant à l’État, emprunter encore plus et aussi attirer des investissement de l’étranger. Soyons clairs, il n’y a pas de formule magique ni de solution miracle. Nous devons nous attaquer à des solutions à plusieurs volets.

Q. La réforme du système de pension revient sur le tapis. Peut-on se permettre d’aller de l’avant avec une telle réforme dans le contexte actuel ?

Nous devons le faire une fois pour toutes, aussi difficile que cela puisse paraître. Soyons transparents envers la population, expliquons-lui comment la réforme doit être faite et allons-y. Nous devons arrêter de tourner autour du pot. Permettez-moi de vous dire que la Grèce a fait la même erreur pendant des années jusqu’à ce qu’elle entre dans sa crise économique en 2008 et qu’elle soit obligée de la faire, avec l’assistance du FMI. Alors ne faisons pas la même erreur. Le ministre des Finances doit agir comme un décideur et non comme un politicien. Je souhaite qu’il puisse être ce ‘game changer’ qui va marquer l’histoire de Maurice.