Raouf Bundhun, ancien vice-Président de la République

« Il n’y a plus la démocratie qu’on souhaitait avoir au départ »

  • « La seule solution que je vois pour l’avenir, c’est un changement de gouvernement. Mais c’est le peuple qui doit se décider à le faire »
  • « Lepep fer komsi de rien n’était, à part kelke tapaz par-ci, par-là. Le peuple ne réagit pas. Il est très docile. Il souffre, mais il l’accepte »
  • « Li pa koumsa sa, nek ou créé ene parti et ou rode vine Premier ministre, surtout avec ene sel communauté. Notre hymne national fait état de « as one people, as one nation ». Kot sa « one people, one nation » la zordi ? Mo pa trouve li moi »

Inacceptable. C’est le terme que l’ancien vice-Président de la République, Raouf Bundhun, emploie à chaque fois qu’il évoque les nombreuses dérives du gouvernement, des critiques du Commissaire de police envers le DPP, de l’attitude du Speaker vis-à-vis de l’opposition parlementaire ou encore des attaques contre la presse. Il se désole que notre démocratie ne tienne plus qu’à un fil, et regrette que le peuple soit aussi docile.

Zahirah RADHA

Q : 55 ans après l’indépendance, où se situe-t-on sur le plan de la démocratie ?

Ce n’est certainement pas la démocratie qu’on souhaitait avoir au départ. La Constitution est claire : l’île Maurice est un État souverain et démocratique. Cela veut dire qu’on a un Parlement qui est élu par le peuple, qu’on a un gouvernement qui est formé par des élus du parti majoritaire, et qu’on a une opposition dont le rôle est d’interpeller le gouvernement sur les affaires du pays. La Constitution fait aussi provision pour le ‘law and order’ et les démocraties régionales.

Sur le plan de la démocratie régionale, les élections municipales se font toujours attendre alors qu’elles auraient dû se tenir depuis longtemps. En ce qui concerne le ‘law and order’, jamais dans l’histoire de ce pays n’ai-je vu un Commissaire de police qui critique le judiciaire et le DPP. J’ai pourtant été un témoin privilégié – il n’en reste presque plus – de l’Indépendance le 12 mars 1968. Ce que le CP a fait est inacceptable et impardonnable dans une démocratie. Le judiciaire, pour sa part, doit aussi être totalement indépendant du gouvernement.

Quant au Parlement, je ne le reconnais plus. L’actuel Speaker ne permet pas à l’opposition de jouer son rôle comme il le faut. Jamais, au grand jamais, depuis que j’ai été élu député en 1968 jusqu’à maintenant, je n’ai vu un Speaker suspendre autant de députés. C’est inacceptable.

Q : Est-ce un ‘evil precedent’, comme dirait l’autre ?

Je ne veux pas utiliser ce terme ! C’est bane mots ki bane fatras ki employé. Je ne descendrai pas à ce niveau-là. Moi, j’avais été élu député à un moment extraordinaire où, après le système colonial, nous avions formé un gouvernement responsable. Pendant les 40 ans que j’ai été, tour à tour, député, secrétaire parlementaire, ministre, ambassadeur et vice-Président de la République, j’ai toujours promu la démocratie, la liberté d’expression et l’indépendance du judiciaire.

Q : Le Premier ministre a récemment soutenu que des institutions seraient sous l’emprise de la mafia, en ciblant, d’une façon à peine voilée, le poste du DPP. Comment l’interprétez-vous ?

Si le Premier ministre a employé ce genre de langage, cela sous-entend qu’il ne dirige lui-même pas le pays comme il se doit. Si la mafia a effectivement infiltré les institutions comme il le dit, c’est à lui de voir où se trouve cette mafia. C’est à lui qu’il incombe, en tant que Premier ministre, de mettre de l’ordre dans le pays. Si cette mafia se perpétue, c’est qu’elle est tolérée quelque part, soit par des instances soit par certaines personnes. Pa gayn droit ena sa dans ene démocratie, surtout dans un petit pays comme Maurice où tout le monde connait tout le monde.

Je m’étonne que ce n’est que récemment qu’on a découvert un certain Franklin. C’est une mafia qui semble avoir une emprise extraordinaire sur différents secteurs de Maurice. Combien de Franklins y a-t-il encore dans le pays ? Une police forte, avec tous les effectifs dont elle dispose, doit pouvoir agir. D’ailleurs, j’ai appris, à travers les journaux, qu’un département de la police (ndlr : allusion faite à l’ADSU) a été dépeuplé. J’estime que c’est dû au fait que les policiers ne faisaient pas leur travail comme il le fallait. Le public a le droit de savoir pourquoi, du chef jusqu’au constable, ils ont presque tous été transférés.

Le gouvernement aurait dû informer la population sur ce qui se passe au sein de ce département. Je pense d’ailleurs que c’est pour cela que l’ancien juge Paul Lam Shang Leen avait préconisé le démantèlement de l’ADSU dans le rapport de la commission d’enquête sur la drogue. On voit bien aujourd’hui qu’il avait raison. Je pense que les autorités ont le devoir de nous éclairer sur cette mafia.

Heureusement que la presse est là pour nous informer. Je dis chapeau bas aux médias, y compris les radios privées, qui font un travail formidable. D’autant que des journalistes, comme vous, ne sont pas uniquement des reporters, mais aussi des enquêteurs.

Q : La presse n’a pas été épargnée, ayant également subi des attaques et des tentatives pour la museler…

Oui, et c’est inacceptable. Il ne faut pas attaquer la presse. Il faut la laisser travailler en toute indépendance pour informer la population.

Q : Les tentatives successives pour courber l’échine du bureau du DPP représentent-elles un danger pour le principe de la séparation des pouvoirs ?

Bien sûr ! Toutes les tentatives qui visent à contrôler certaines organisations sont un signe de faiblesse de la part des autorités. Celles-ci ne veulent pas accepter que la magistrature et le DPP travaillent librement et en toute indépendance. Pe rode prend so pouvoirs, contrôle li. Je ne suis pas d’accord et je le condamne fermement. L’île Maurice est un État de droit, selon la Constitution. Tout doit être ainsi fait selon la loi.   

Q : La crise institutionnelle qu’on note depuis quelques temps semble s’empirer de jour en jour. Quelles pourraient être les conséquences d’une telle dérive ?

Elle ne peut que créer le désordre. Dans ene lot pays, longtemps ti pou fini ena ene révolution, comme on le voit souvent en Afrique, en raison de la faiblesse des autorités. La seule solution que je vois pour l’avenir, c’est un changement de gouvernement. Mais c’est le peuple qui doit se décider à le faire.

Il y a eu tellement de scandales. Même pendant la Covid-19, alors que le pays passait par un moment difficile tant sur le plan sanitaire qu’économique, des quincailleries ont eu des contrats pour la fourniture de médicaments et d’équipements médicaux à des prix dix fois plus élevés. Les réserves de la Banque de Maurice ont servi à donner des prêts à certains grands hôtels pour qu’ils payent prétendument leurs employés.

Pensez-vous que les compagnies appartenant à certaines grandes familles qui possèdent trois-quarts des terres de l’île Maurice avaient besoin de cet argent pour payer les travailleurs ? Moi, je n’y crois pas une seule minute. D’ailleurs, je crois qu’une compagnie en particulier a affirmé ‘ki zot fine gayn larzan frais pou fer nouvo lotel’.

Q : Êtes-vous en faveur d’une révolution ?

Nous avons un peuple très docile. Regardez ce qui se passe en France, par exemple. Le pays est paralysé par la grève.

Q : Il faut un réveil des consciences, selon vous ?

Bien sûr que oui. Lepep fer komsi de rien n’était, à part kelke tapaz par-ci, par-là. Le peuple ne réagit pas. Il est très docile. Il souffre, mais il l’accepte.

Q : Avec le système électoral désuet qu’on a toujours en place, ne risque-t-on pas, en cas d’élections générales, de retrouver le MSM au pouvoir, ne serait-ce qu’avec un minimum de pourcentage ?

Notre système électoral a fait ses preuves. Certes, un parti politique ayant obtenu moins de voix en général a pu former le gouvernement à cause du système « First Past the Post ». Je vois que mon ami Cassam Uteem préconise un système présidentiel, avec un Président qui est élu au suffrage universel…

Q : C’est ce que l’alliance PTr-MMM avait proposé en 2014, mais qui n’a visiblement pas marché, étant resté incompris…

Exactement, cette proposition n’avait pas été plébiscitée par l’électorat.

Q : Un système proportionnel pourrait-il être la solution ?

Peut-être. Il y a eu plusieurs propositions qui ont été faites par divers experts. Il y a eu les rapports Banwell et Carcassonne. Moi, j’estime que la meilleure proposition pour les Mauriciens est celle de Rama Sithanen. Le ‘Best Loser System’ (BLS) a fait ses preuves. Certains pensent qu’il faut le maintenir alors que d’autres préfèrent une dose de proportionnelle. Malheureusement, le système électoral est jusqu’ici resté inchangé, malgré tous ces rapports. Les partis politiques tiennent un langage quand ils sont dans l’opposition, mais ils ne font rien quand ils sont au pouvoir. Let’s wait and see.

Q : Un autre aspect du système électoral qu’on n’entend pas souvent est la représentativité féminine. La femme est-elle suffisamment valorisée sur le plan politique actuel ?

Nous avons eu, dans le passé, des femmes très courageuses qui ont marqué l’histoire politique. Je pense particulièrement à Emilienne Rochecouste, qui avait été élue sous l’époque coloniale, et à Mme. Ponnusamy, nommée ‘Best Loser’ à Quatre-Bornes. Il y aussi eu les Shireen Aumeeruddy-Cziffra, Vidula Nababsing et Sheila Bappoo. On dit qu’il faut 50% de femmes au Parlement. Personnellement, je ne vois pas cela se réaliser à Maurice. C’est difficile, puisque les femmes ont, en général, peur des critiques. Il faut peut-être songer à un système où des femmes sont nommées à travers la ‘Party List’, par exemple.

Q : On voit l’émergence de beaucoup de partis politiques. N’y a-t-il pas une crainte qu’ils ne divisent les votes au détriment de l’opposition ?

Ces partis poussent comme des champignons. Ils doivent d’abord faire leurs preuves, en galvanisant la population dans son ensemble. Jusqu’ici, il n’y a eu qu’une seule personne qui a pu le faire dans les années 70 : le jeune révolutionnaire qu’était alors Paul Bérenger. Le public mauricien avait sympathisé avec lui, à tel point que son parti avait eu une victoire éclatante aux élections de 1982, avec un 60-0.

Ce Paul Bérenger des années 70 pouvait être élu n’importe où, fut-il à Triolet, à Flacq, ou à Plaine-Verte. Est-ce qu’il y a un tel jeune qui peut révolutionner le pays aujourd’hui ? Il y en a certains qui ont démissionné d’autres partis et qui veulent maintenant devenir Premier ministre. Li pa koumsa sa, nek ou créé ene parti et ou rode vine Premier ministre, surtout avec ene sel communauté. Notre hymne national fait état de « as one people, as one nation ». Kot sa « one people, one nation » la zordi ? Mo pa trouve li moi.

Q : Bruneau Laurette, qui vient de rejoindre la plateforme sociopolitique « One Moris » avec Sherry Singh, peut-il galvaniser le peuple à la manière dont vous le dites ?

Il a pu organiser, post-confinement et post-Wakashio, une grande manifestation pacifique, avec le soutien des partis politiques. C’était à un moment où le peuple était un peu déboussolé. Cette initiative était très réussie et j’étais très content. Mais si ou dire moi ki aujourd’hui Bruneau Laurette pou réussi galvanise lepep sur le plan politique pou fer ene nouvo gouvernement, mo pa trouve sa moi.

La population est actuellement mécontente du système de gouvernance, du népotisme, et de la corruption qu’il y a dans le pays. Elle veut un changement. Raison pour laquelle les trois grands partis de l’opposition se rallient ensemble pour s’opposer au gouvernement. Mais si ces petits partis divisent les votes, c’est naturellement le MSM qui reviendra au pouvoir. Selon mes analyses toutefois, il est fort probable qu’on ait un nouveau gouvernement, dirigé par les partis de l’opposition.

Q : Vous parlez du PTr-MMM-PMSD ?

Toute l’opposition ensemble, autant que faire se peut. Il faut galvaniser toute la population. Voyez-vous, aujourd’hui, on dit qu’il faut un candidat Vaish ou Hindou à Triolet, mais aux élections partielles à Pamplemousses-Triolet en septembre 1970, c’était un Télégou, en la personne de Dev Virahsawmy, qui avait été élu avec une majorité écrasante. C’est cela ce qu’on appelle « ene sel lepep, ene sel nation ».

Q : Mais la société semble être de plus en plus divisée aujourd’hui. N’avez-vous pas vu le tollé soulevé par la chanson des élèves du collège Royal ?

S’ils ont effectivement dit ce qui a été rapporté dans les journaux, alors c’est une honte. C’est inacceptable que des jeunes tiennent un langage pareil.

Q : La pétition électorale de Suren Dayal au Privy Council sera entendue le 10 juillet prochain. Différents scénarios sont évoqués. Comment voyez-vous les choses ?

C’est simple. Supposons que le Privy Council donne raison à Suren Dayal, le Premier ministre n’aura d’autre choix que de démissionner. Je ne pense pas qu’il laissera son siège à quelqu’un d’autre. Il sera obligé de dissoudre le Parlement pour donner des élections générales.

Q : Quel est votre souhait pour le pays en ce 12 mars 2023 ?

Je souhaite que la population se ressaisisse. J’espère que le gouvernement se ressaisisse lui aussi, et qu’il apporte la stabilité et la confiance dans les institutions du pays. Il faut que chacun et chaque institution puisse travailler dans le respect de l’autre. Fodé pas ki nou retrouve sa bane cinéma ki nou fine trouvé récemment avec le CP. Sinon, le pays ira à la dérive.