Reza Uteem : « À qui a profité le crime ? »

  • « C’est une indication d’une fraude d’une plus grande proportion qu’on ne puisse imaginer. Qui nous dit que ce qui est passé au no. 19 ne s’est pas répété dans d’autres circonscriptions ? »
  • « Si un ancien ‘Deputy Prime Minister’ (DPM) et membre de ce gouvernement ne fait pas confiance au Commissaire électoral et à son équipe, comment l’Opposition et la population pourront-elles lui faire confiance ? »
  • « Là où nous sommes arrivés aujourd’hui, ce n’est pas le judiciaire qui pourra réparer le système. C’est d’un changement de gouvernement dont on a besoin »

73 bulletins disparus, un bulletin d’une autre circonscription qui atterrit là où il ne devait pas être ou encore deux bulletins ne portant pas de sceau de la Commission électorale… Ce sont autant d’anomalies, ou plutôt de « fraudes », comme nous le dit Reza Uteem lors de cet entretien, décelées durant le ‘recount’ pour la circonscription no. 19 tenu mardi. Le député mauve y fait le point…

Zahirah RADHA

Q : Le ‘recount’ pour la circonscription no. 19 ne s’est finalement pas passé comme prévu. Êtes-vous déçu ?

Je suis déçu par les résultats finals, mais je suis aussi et surtout très inquiet de ce que j’ai témoigné le jour du ‘recount’. Retournons un peu en arrière. Le MMM avait demandé un ‘recount’ pour les circonscriptions 1 et 19 parce que nos candidats et agents avaient remarqué beaucoup d’anomalies aux élections de 2019, dont les ‘computer rooms’. D’ailleurs, nos pétitions étaient basées essentiellement sur ces ‘computer rooms’ où les candidats n’avaient pas eu accès.

Dans le cas d’Adebiro, nous avons relevé des erreurs graves en parcourant les ‘recapitulation sheets’ qui avaient été utilisés, selon les aveux du Commissaire électoral et du ‘Returning Officer’, pour la proclamation des résultats. Or, ces ‘recapitulation sheets’ étaient erronées, non seulement parce que le chiffre total n’était pas divisible en trois, mais aussi parce que plus de bulletins qu’il devait y en avoir avaient été comptabilisés dans trois salles de classe.

C’est ce qui a alors poussé le Commissaire électoral à prendre une position très honorable en déclarant en Cour que « as soon as I came to know about these discrepancies, I have instructed my lawyers not to oppose the prayer for recount ». C’est justement parce qu’il était conscient du fait que si les ‘recapitulation sheets’ étaient erronées, les résultats des élections seraient faussés.

Mais qu’a-t-on vu durant l’exercice de ‘recount’ tenu mardi ? Alors qu’il devait y avoir 28 169 bulletins, il n’y en avait que 28 096. Où sont passés ces 73 bulletins manquants ? Est-ce une erreur humaine ou ont-ils été volés ou détruits ? Cette disparition ne relève point d’erreur humaine ! C’est extrêmement grave. Ce n’est pas normal qu’on ne sait pas ce qui est advenu de ces 73 bulletins représentant le vœu de l’électorat.

Q : Navin Ramgoolam soutient qu’il s’agit de fraudes électorales. Êtes-vous du même avis ?

Tout à fait ! Sinon, comment un bulletin de vote contenant le sceau de la circonscription no. 1 s’est-il retrouvé dans les urnes du no. 19 ? Erreur humaine ? Line envolé ? Moi, je pense que c’est une indication d’une fraude d’une plus grande proportion qu’on ne puisse imaginer. Qui nous dit que ce qui est passé au no. 19 ne s’est pas répété dans d’autres circonscriptions ? C’est malheureux, mais on ne peut plus, aujourd’hui, faire confiance aux chiffres qui nous ont été fournis par le Commissaire électoral. On ne peut plus faire confiance aux résultats des élections. Il a été établi maintenant qu’il y a bel et bien eu des fraudes aux dernières élections.

Q : Ces fraudes, comme vous le dites, vous les aviez bien remarquées dès le départ. Pourquoi n’avez-vous pas objecté à ce que l’exercice se poursuive ?

Nous savions, avant même ce ‘recount’, qu’il y avait eu des anomalies, comme les trois bulletins retrouvés dans la nature ou les bulletins bien rangés dans les urnes à l’aide d’un T-square. Des bulletins, nous le savons, avaient été imprimés ailleurs qu’au ‘Government Printing’. Nous étions en présence de bribes d’informations, mais nous n’avions pas de grandes preuves. Or, aujourd’hui nous en avons. Il y a des preuves que des bulletins ont été pris du no. 1 pour atterrir au no. 19. De quoi s’agit-il si ce n’est pas de fraudes ?

Q : Peut-on, légalement, proclamer un candidat élu quand des bulletins de vote manquaient à l’appel ?

C’est la raison pour laquelle nous avons protesté contre ces résultats. Les juges de la Cour suprême ont donné des instructions à l’‘Acting Master and Registrar’ pour recompter les ‘counted ballot papers’, c’est-à-dire les bulletins comptabilisés en novembre 2019. Selon le Commissaire électoral, il y avait eu 28 169 bulletins en 2019. Ce qui fait que le ‘recount’ devait être fait sur la base de 28 169 bulletins. Du moment qu’il y en a eu moins, selon une interprétation de la loi, c’est que l’ordre de la Cour n’a pas été respecté. Un autre point qui a été soulevé, c’est puisqu’un bulletin du no. 1 s’est retrouvé parmi ceux du no. 19, cela remet en cause toutes les élections.

Q : Toute cette affaire ne fait-elle pas craindre le pire pour la suite d’autres pétitions électorales où un nouveau décompte est aussi réclamé ?

Je fais partie du panel légal de deux autres pétitions électorales qui n’ont pas encore été prises sur le fond. Mais nous constatons certainement que le comportement des avocats du Commissaire électoral dans le cas de Sayed-Hossen est différent de celui d’Adebiro. On n’entend plus le Commissaire électoral dire que « I’m being guided as I have always been by the values of transparency and fairness. I’m also mindful of the fact that public confidence in the election process is key and my stand is dictated as it has always been by the need to leave no doubt about the integrity of the counting process […] ».

Le Commissaire électoral peut-il aujourd’hui venir dire à la population que « there is no doubt about the integrity of the counting process » après ce qu’il a vu de ses propres yeux puisqu’il était aussi présent à nos côtés quand ces graves erreurs ont été décelées ?

Q : Il parle plutôt de « confiance restaurée » de la population…

(Haussant le ton) Confiance restaurée ?! Un bulletin sort du no. 1 et atterrit au no. 19 et on nous dit que la confiance de la population est restaurée ? 73 bulletins disparaissent, mais notre confiance est restaurée ! Excusez-moi, mais c’est comme si on entendait parler Maneesh Gobin, et non pas le Commissaire électoral. Ce langage, il aurait dû le laisser pour Maneesh Gobin et Pravind Jugnauth, car ils sont des politiciens. En tant que Commissaire électoral, il aurait dû s’assurer qu’il n’y ait aucun doute sur l’intégrité du processus de recomptage.

Q :  Pourriez-vous, dans ces circonstances, lui faire de nouveau confiance ?

Même Ivan Collendavelloo a reconnu la gravité de ces nombreux problèmes. Il l’a vertement critiqué devant l’‘Acting Master and Registrar’ lors du ‘recount’. Il a aussi demandé à ses agents de ne pas signer les ‘counting sheets’. Si un ancien ‘Deputy Prime Minister’ (DPM) et membre de ce gouvernement ne fait pas confiance au Commissaire électoral et à son équipe, comment l’Opposition et la population pourront-elles lui faire confiance ?

Q : Ces anomalies n’exposent-elles pas la faillite de nos institutions, du moins celles qui étaient impliquées dans ce cas précis ?

Bien sûr ! Raison pour laquelle nous déplorons tout ce drame. Je suis triste pour mon pays. La Commission électorale a toujours été « above politics », en faisant son travail correctement. Personne ne pouvait et n’avait le droit de pointer du doigt le Commissaire électoral et son équipe. Mais on a vu, pour la toute première fois en 2019, une protestation généralisée dans toutes les circonscriptions contre la façon dont les élections ont été faites, à commencer par le nombre de personnes qui n’ont pu accomplir leurs droits civiques alors que des Bangladais ont pu, eux, voter. C’est inexplicable. On n’a jamais rien vu de tel auparavant.  

Mais il faut aussi savoir qui était le Premier ministre et quels sont les fonctionnaires qui avaient travaillé lors de ces élections. Il ne faut pas penser que seul le Commissaire électoral est responsable de tous les problèmes rencontrés durant le ‘counting’. En fin de compte, à qui a profité le crime ? Posez-vous cette question et vous saurez qui l’a fait. C’est dommage, mais ce gouvernement a discrédité toutes les institutions du pays. Oubliez l’ICAC, la police et la MBC. Aujourd’hui, par la faute de ce gouvernement, la population ne fait plus confiance au Commissaire électoral et à son équipe. Et ce Premier ministre ose demander « kot line fauté » !

Q : Les municipales approchent à grands pas, et elles seront probablement confrontées aux mêmes risques que les élections générales. Comment l’Opposition y fera-t-elle face en l’absence d’un changement de système électoral ?

Cela fait des années depuis que nous réclamons un changement de système. Mais nous serons désormais plus vigilants puisque nous réalisons, avec beaucoup de regrets et d’inquiétude, que nous ne pouvons plus faire confiance à nos institutions, y compris le bureau du Commissaire électoral. Le pays prend une direction dangereuse. Nous qui avons l’habitude de donner des leçons aux pays africains, c’est maintenant nous qui devons prendre des leçons d’eux.

Q : Pravind Jugnauth trouve que c’est farfelu de parler d’élections truquées…

C’est évident qu’il le dira. C’est ce même gouvernement qui était au pouvoir lors de la tenue des dernières élections. Acceptera-t-il que, sous son ‘primeministership’, les élections ont été mal organisées et qu’il y a eu des fraudes lors du ‘counting’ alors qu’il a bénéficié des résultats ? Mais la population croira-t-elle que les élections se sont tenues normalement quand un bulletin du no. 1 a atterri au no. 19 ?

Q : Allez-vous, oui ou non, contester les résultats de ce ‘recount’ ?

Nous le discutons toujours avec nos hommes de loi. Mais pour le MMM, ce n’est pas qu’une question légale, mais aussi une question politique et de bonne gouvernance. Là où nous sommes arrivés aujourd’hui, ce n’est pas le judiciaire qui pourra réparer le système. C’est d’un changement de gouvernement dont on a besoin. Il faut une nouvelle équipe intègre, qui inspire confiance à la population et qui croit dans l’indépendance des institutions, qu’elles soient l’ICAC, la Banque centrale ou la MBC, entre autres. Le gouvernement de Pravind Jugnauth ne croit malheureusement pas dans ces valeurs et ces principes.

Q : Il faudra encore passer par de nouvelles élections et les risques qu’elles comportent sous ce gouvernement. Ne risque-t-on pas de tourner en rond finalement ?

À qui la faute si la population n’a plus confiance dans notre système électoral ?

Q : Puisque vous parlez de nouvelle équipe et de nouveau gouvernement, la question de programme électoral a-t-il déjà été abordé entre le PTr et l’Alliance de l’Espoir ?

Le leader du MMM a effectivement eu l’occasion de rencontrer Navin Ramgoolam. Mais il a fait clairement ressortir que les termes des discussions ne seront pas discutés dans la presse. Dès les résultats des dernières élections, il y a eu un désir au sein de la population pour que l’Opposition s’unisse afin que le pays ne se retrouve pas avec un gouvernement comme on en a eu. La base et la population sont en faveur d’une unité de la population. Il incombe maintenant à chaque leader et à chaque dirigeant d’assumer ses responsabilités pour que le vœu de la population se concrétise.

Q : Que comptez-vous faire entretemps pour mobiliser la population ?

C’est vrai que les restrictions sanitaires dues à la Covid-19 ont contraint les partis à revoir leur façon de faire de la politique, mais cela ne veut pas dire que le MMM est absent du terrain. Le MMM s’active dans toutes les 20 circonscriptions du pays. Nos régionales tiennent régulièrement leurs réunions, bien qu’elles aient lieu d’autres façons, soit à domicile ou à travers Zoom ou Teams.

Q : Quelles sont les priorités de l’Opposition pour cette année ?  

De venir de l’avant avec un programme commun pour présenter l’alternance à ce gouvernement. Une alternance non seulement du côté de la bonne gouvernance, de la transparence et de la lutte contre la fraude et la corruption, mais aussi au niveau d’une équipe qui pourra sortir le pays de l’impasse économique où il se trouve. La roupie a tellement déprécié aujourd’hui que les pensionnaires n’arrivent plus à acheter la même quantité de produits qu’ils achetaient il y a quelques années de cela. Cette dépréciation de la roupie, on le sait, est le résultat des fonds puisés des réserves de la Banque centrale par le gouvernement. Conséquence : la population s’appauvrit.

Il faut une nouvelle équipe qui aura une nouvelle approche économique. Il y a beaucoup de gens très compétents à Maurice. Il faut encore qu’on soit à leur écoute. Si on a un gouvernement qui n’est intéressé qu’à placer ses proches, copains, copines, cousins, cousines aux postes de responsabilité, le pays ne pourra progresser. ‘Si latet lamem pourrie, c’est la tête lamem ki bizin changé’. Si des postes de responsabilité sont confiées aux personnes compétentes, il n’y a aucune raison pour qu’on n’ait pas un autre miracle économique à Maurice. Je ne pense pas que notre génération est moins compétente que celle des années 80. C’est simplement la mentalité de nos dirigeants qui a changé de nos jours.

Q : Êtes-vous confiant que l’Opposition pourra se réunir, dans la durée surtout, pour apporter ce changement que vous prônez ?

Non seulement suis-je confiant, mais je ferai tout mon possible pour que l’Opposition s’unisse parce qu’on ne peut plus continuer avec ce gouvernement. J’aime mon pays et mes enfants. Ce gouvernement nous endette tellement que non seulement notre génération, mais aussi les générations à venir ‘pou bizin payer, souffert, reinter pou paye tou sa bane dettes ki sa gouvernema la pe prend’.