Sanjeev Teeluckdharry, avocat : « La police ne doit pas mettre en danger la paix publique »

  • « La violence fausse le cours de la justice parce qu’un innocent est forcé à admettre un crime qu’il n’a pas commis alors qu’un coupable se promène, lui, dans la nature et continuera de sévir »

Les cas de brutalités policières, il en connait sur le bout des doigts. Et pour cause ! Il a défendu, et continue de défendre, des victimes qui en ont subi aux mains des enquêteurs-tortionnaires. L’avocat Sanjeev Teeluckdharry nous en parle…

Zahirah RADHA

Q : Depuis quand notre police adopte-t-elle le style de Guantanamo ?

La brutalité policière n’est pas un phénomène nouveau. Le tout premier cas à Maurice, connu comme l’affaire Sancartier, concernait un soldat français qui avait été accusé de viol à Curepipe. Depuis, les brutalités policières ont toujours existé, que ce soit sous l’occupation française ou le règne britannique et elles se sont poursuivies même après l’indépendance. C’est une technique démodée qui consiste à torturer une personne, jusqu’au point où elle se retrouve dans une situation de souffrance intolérable, pour la contraindre à avouer des délits ou des crimes, des fois même sans qu’elle ne l’est ait.

Q : Mais pourquoi n’arrivons-nous toujours pas à combattre ce phénomène démodé aujourd’hui alors que nous avons des institutions comme l’‘Independent Police Complaints Commission’ (IPCC) et la ‘National Human Rights Commission’ (NHRC), chargées d’enquêter sur des cas de brutalités policières ?

Il y avait un vide juridique après la fermeture du ‘Complaints Investigation Bureau’ (CIB). Après une requête faite auprès de feu Sir Anerood Jugnauth, l’IPCC avait été mise sur pied. Mais celle-ci n’est qu’un « eyewash ». Depuis la création de l’IPCC, elle n’a fait aucune enquête crédible et elle n’a pris aucune action nécessaire après qu’un cas y a été rapporté. Au contraire, elle sert à caser et à récompenser certaines personnes. Il en est de même pour la NHRC. Au fil des années, elle n’a fait que des « cover-ups ». J’avais été la première personne à avoir porté un cas devant la NHRC en 2001. Il s’agissait d’un homme qui avait été tué de façon atroce alors qu’il était en détention policière alors que plus tôt, il avait promis à son épouse qu’il changerait de comportement une fois libéré. Je parle donc en connaissance de cause.

Q : Ce qui explique pourquoi les cas de brutalités policières restent pour la plupart impunis…

D’après les ‘Police Standing Orders’, c’est le ‘Station Orderly’ qui est responsable de la sécurité et du bien-être d’un détenu. Donc, la responsabilité de ce dernier est engagée quand un détenu est brutalisé. À moins que celui-ci n’ait été pris en charge par une équipe de la CID. Il incombe alors à cette équipe de la CID de prendre cette responsabilité. La police est une ‘disciplined force’. Tout mouvement, que ce soit des véhicules, des policiers ou d’un suspect, doit être enregistré dans le ‘diary book’. Ce qui permet d’établir les présomptions des faits et des droits. La charge de la preuve n’est donc pas sur les proches d’un détenu décédé, mais sur la police. Si la police ne peut pas établir ce qui s’est passé, elle est automatiquement coupable, soit pour « wounds and blows causing death », soit pour « manslaughter » ou même pour « police murder ».

Mais de l’affaire Eddy Labrosse à celle de Kaya en passant par Ramlogun, Ramdhony, Caël Permes, où les rapports d’autopsies ont établi des violences atroces, aucune sanction n’a été prise contre les policiers impliqués. Dans l’affaire Kaya, malgré une enquête judiciaire, il n’y a pas vraiment eu de poursuites et de condamnation. Personne n’a été sanctionné, bien que la veuve ait pu avoir une compensation. Dans l’affaire Permes, des prisonniers voulaient venir de l’avant pour témoigner, mais en vain. Il n’y a eu que des « cover-ups » dans cette affaire et quelqu’un est même devenu conseiller au Bureau du Premier ministre après son affectation à la prison. Ki conseils li pe donné au PMO ? Kouma fer « cover-up » ?

Q : Vous dites qu’il n’y a pas eu de sanctions dans l’affaire Kaya malgré une enquête judiciaire. Cela ne fait-il pas craindre pour la suite de l’affaire de l’autre Kaya, plus précisément l’affaire Kistnen ?

Cette enquête judiciaire avait fait suite à une requête que Rama Valayden, Anoup Goodary et moi-même avions faite au DPP. Selon le rapport de la magistrate, deux motifs auraient pu être à l’origine du meurtre de Soopramanien Kistnen, connu comme Kaya : soit les Kistnen Papers où il conservait tous les comptes relatifs aux dépenses électorales de 2019, soit les contrats alloués par la STC dans le sillage des ‘Emergency Procurements’ où il avait eu des communications avec un ex-ministre. Mais malgré ce rapport de l’enquête judicaire, la police va dans une autre direction.

Q : Est-ce pour cette raison que vous ne réclamez pas une commission d’enquête, comme le souhaite l’Entente de l’Espoir, ou une enquête judiciaire, comme requis par le député travailliste Eshan Juman, dans les récents cas d’allégations de tortures par la police ?

À quoi servira une commission d’enquête qui sera présidée par des ex-juges qui envoient des gâteaux piments ou des ‘hakien’ au PMO pour ensuite recevoir des millions de roupies comme honoraires ? Est-ce qu’on veut dilapider des fonds publics ? Que s’est-il passé avec la commission d’enquête de Paul Lam Shang Leen sur la drogue, mis à part de blâmer des avocats qui n’ont fait que leur travail ? Il n’y a rien d’étrange à ce qu’un avocat rencontre son client à la prison pour diverses raisons, peu importe le crime que ce dernier a commis. (Ndlr : il poursuit en faisant le procès de Paul Lam Shang Leen et de l’assesseur Sam Lauthan).

Le problème de la drogue s’est empiré depuis l’institution de la commission d’enquête et depuis que Pravind Jugnauth est devenu Premier ministre. Tractopelle ine vini. Wakashio ine vini. Ti pe vini par millions, pe vine par milliards aster.  Au lieu d’identifier les cartels qui envoient de la drogue à Maurice et au lieu de donner amnistie aux étrangers arrêtés chez nous pour leur extraire des renseignements et pour démanteler éventuellement ces cartels, la commission d’enquête s’est plutôt intéressée aux avocats qui rendent visite à leurs clients et a compilé un dossier dont certaines pages sont petit à petit déchirées par la Cour suprême pour être jetées à la poubelle. Veut-on encore graisser la patte de juges et d’anciens juges pour présider des commissions d’enquête qui ne serviront à rien ?

Par contre, le DPP peut instituer une enquête judiciaire ou une « special enquiry » en vertu de la ‘District and Intermediate Courts (Criminal Jurisdiction) Act’. Une enquête judiciaire est plus beaucoup plus transparente et permettra de faire la lumière sur ces cas.

Q : Vous l’avez dit vous-même, il y a, dans la plupart des cas de brutalités policières, une certaine inertie, voire cover-up, au plus haut niveau de la force policière. Faut-il mettre en place un autre mécanisme qui serait plus efficient et efficace ?

Il y a une hiérarchie au sein de la police et c’est un chef qui doit répondre quand il y a des allégations. Mais il faut d’abord qu’il y ait une enquête et qu’il n’y ait pas de « cover-up ». Il est parfois très difficile pour un avocat d’avoir accès à son client. Et des fois quand il le rencontre finalement, ce n’est pas d’un avocat dont il a besoin, mais d’un médecin parce qu’il a déjà été brutalisé et torturé. Bien souvent, le suspect ne connait pas ses droits parce qu’il n’en a pas été informé par la police. Beaucoup d’innocents ont été amenés, de par les atrocités ou les pressions qu’on leur a fait subir, à admettre des crimes qu’ils n’ont pas nécessairement commis. (Ndlr : il cite une série d’exemples pour illustrer ses dires). Il y a eu ainsi beaucoup de « miscarriages of justice ».

C’est pour cela qu’après l’affaire Michaela Harte, Rama Valayden et moi-même avons rencontré l’ancien Président Kailash Purryag pour évoquer la nécessité d’une « Miscarriage of Justice Tribunal » pour rouvrir des cas où il y a eu des « miscarriages of justice ». Un tel mécanisme existe en Angleterre, en France et aux États-Unis, mais pas à Maurice. Mais il n’a rien fait. Nous avions fait la même requête à SAJ et celui-ci avait promis de le faire. SAJ avait également promis de venir avec une « Police and Criminal Evidence Act » ainsi qu’une réforme dans la police et le judiciaire. Mais finalement, toutes ces promesses n’ont jamais été tenues, mise à part la création de l’IPCC. Le MSM, ou même les précédents gouvernements, n’ont pas eu la volonté de mettre de l’ordre dans la force policière et les prisons parce qu’ils pensent que ces départements ne sont pas des « vote catching areas » comme le sont le sport, l’éducation, la santé et les infrastructures publiques.

Q : Le judiciaire a quand même eu droit à une nouvelle Cour suprême…

Généralement parlant, quand il faut construire de nouvelles infrastructures où « commission marsé », alors le gouvernement agit vite. Des réformes de fond, il n’y en a pas eu dans le judiciaire. C’est le gouvernement britannique qui nous a donné la ‘Piracy Court’ de Moka. La ‘New Court House’ et la nouvelle Cour suprême nous ont été données par le gouvernement indien. Malgré tous les liens qui nous unissent avec l’Inde, Maurice étant un état souverain, nous n’aurions pas dû dépendre des dons d’autres gouvernements pour ces projets. Cela peut causer des problèmes en cas de conflits, comme sur le dossier Agalega. Pourquoi la nouvelle Cour suprême a-t-elle été construite là-bas (ndlr : la rue Edith Cavell à Port-Louis) ? Ki bâtiment zot ti envi donne valeur quand ine ranze sa la cour la là-bas ? Mo koné. So Attorney General tou koné.

Q : Et s’il n’y avait pas eu ces récentes vidéos, le peuple n’aurait jamais su ce qui se tramait dans certains postes de police ou ailleurs ?

Heureusement qu’il y a eu ces vidéos qui ont été filmées par les enquêteurs eux-mêmes. Heureusement qu’il y a aussi des vidéos dans le cas de Bain-des-Dames. Heureusement encore qu’il y a eu des photos dans d’autres cas, comme Seegum et Gaiqui. Grâce aux preuves recueillies par deux soldats de la République, Bruneau Laurette et Darren l’Activiste, dans les récents cas de torture, j’ai pu, en tant qu’avocat de la défense, amener cette lutte que je mène depuis 20 ans à un autre niveau, c’est-à-dire aux yeux du grand public.

En l’absence de preuves dans des cas de tortures par la police, il est difficile pour un avocat de la défense de contester une déclaration involontaire au niveau de la cour de district ou de la cour intermédiaire. En cour d’assises par contre, l’admissibilité d’un aveu peut être contestée. Le « career judiciary » est aussi remis en cause. Un avocat de la poursuite, qui devient éventuellement juge, ne peut jamais comprendre le travail de la défense, parce qu’il n’a jamais agi en tant que tel. (Ndlr : il cite encore des cas, avec moult détails, où des personnes ont été arrêtées et détenues pour des délits qu’ils n’ont pas commis).

Toutes les enquêtes menées par la CID de Terre-Rouge doivent être rouvertes, à la lumière des moyens qu’ils ont adopté pour extraire possiblement de faux aveux de certaines personnes. En 2022, des cas de tortures sont toujours commis quotidiennement à Maurice. Tout le monde y passe. Une enquête est essentiellement une affaire scientifique. Nous avions remis, Rama Valayden et moi-même, le draft d’un « scene of crime protocol » aux autorités après l’affaire Michaela Harte, mais rien n’a été fait. Cette affaire aurait pu servir à apporter une véritable réforme au sein de la police, mais il n’y en a pas eu. Les tortionnaires ont, au contraire, été promus. Maintenant qu’ils sont eux-mêmes des chefs, croyez-vous qu’ils condamneront des actes de tortures ? Il y a plusieurs unités de l’ADSU et de la CID qui continuent d’opérer ainsi.

Q : La CID de Terre-Rouge n’est donc pas la seule à fonctionner ainsi ?

Si une vérification y avait été faite à la CID par une personne indépendante avant la circulation de ces vidéos, elle aurait vu des matraques, des tuyaux polypipe, des bâtons en bois et des torches électriques. Les détenus sont agressés avant même qu’ils ne soient interrogés. Si quelqu’un n’y entre pas avec son avocat, il y a 99.9 % de chance qu’il avouera des crimes qu’il n’a pas commis. La violence fausse le cours de la justice parce qu’un innocent est forcé à admettre un crime qu’il n’a pas commis alors qu’un coupable se promène, lui, dans la nature et continuera de sévir. La police ne doit pas mettre en danger la paix publique.

Q : Comment redonner confiance à la population quand la police, censée faire respecter la loi, agit elle-même comme un hors-la-loi ?

Il faut revoir notre « criminal justice system ». Fonctionne-t-il correctement ? Les enquêtes se font-elles d’une façon scientifique ? Combien de fois utilise-t-on l’ADN durant des enquêtes ? Les technologies de pointe ne sont presque jamais utilisées. Les enquêteurs rechignent à faire des interrogatoires « under camera » parce qu’ils craignent d’être dénoncés. Il y a beaucoup d’ordre à mettre dans ce pays. Mais il faut qu’il y ait à la tête du pays des personnes de bonne volonté. Je rêve de voir 60 Mauriciens, qui n’ont jamais fait de la politique auparavant, travailler pour le pays. Il y a des réformes et des lois qu’il faut apporter. Il nous faut une police indépendante et une judiciaire proactive. Il nous faut une deuxième indépendance.