Sudhir Sesungkur : « Déjà en 2019, le FMI n’était pas d’accord que la BoM verse les Rs 18 milliards au gouvernement »

  • « Il est important de nuancer entre la FAFT et l’UE qui met, elle, l’accent sur l’efficacité des « enforcement agencies » comme la BoM, la FIU, l’ICAC et la police »

Un ou deux ans pour nous sortir de l’impasse où le pays s’est retrouvé avec les listes grise et noire de la FATF et de l’UE. C’est ce que prévoit l’ancien ministre de la Bonne Gouvernance, Sudhir Sesungkur…

Zahirah RADHA

Q : La gestion de la Banque centrale est critiquée de toutes parts. Cela vous interpelle-t-il ?

Je n’ai jamais vu la Banque de Maurice être autant critiquée, non seulement sur le plan local, mais aussi international, comme l’a fait le Fond Monétaire International (FMI) récemment. Cela démontre que la BoM fait face à de graves problèmes, à commencer par le manque de leadership à la tête de cette institution.

J’ai toujours maintenu que Renganaden Padayachy et Harvesh Seegoolam ont été placés par Lakwizinn avec un but précis : faciliter la tâche du gouvernement au niveau de certains départements. Les deux ont d’ailleurs été récompensés pour la sale besogne qu’ils avaient été appelés à effectuer lorsqu’ils étaient à la « Financial Services Commission » (FSC).

Ils ruinent notre économie, notre pays et tout ce qu’on a acquis jusqu’ici, notamment l’image de marque dont le pays jouissait à l’international grâce à sa gestion et sa performance économique qui nous permettait de jouer dans la cour des grands. Ils anéantissent notre ambition de faire de Maurice un centre financier international.

Q : N’allez-vous pas trop loin en insinuant que la Banque Centrale n’est qu’un instrument politique entre les mains du gouvernement ?

Depuis ces deux dernières années, toutes les institutions clés qui faisaient jadis la fierté de notre pays en faisant preuve de rigueur, de professionnalisme, de compétence et de bonne gestion ont été banalisées. Elles se sont transformées en des instruments politiques. Plus rien ne fonctionne. Des partisans du gouvernement vous diront que « pays la pe roulé. Mais en fait pays la pe coulé ». Ceux qui applaudissent la gestion du gouvernement le font uniquement par égoïsme. Ils pensent pouvoir « gayn ene boutte, mais boutte même pena »

Q : La BoM a-t-elle trouvé la solution facile pour se recapitaliser, suivant la sommation du FMI, en dévaluant massivement la roupie ?

Je vous ferai une petite confidence. J’ai dirigé, de 2017 à 2019, toutes les missions officielles du pays au FMI et à la Banque Mondiale. Je peux ainsi vous confier qu’en 2019, quand la décision concernant le versement de Rs 18 milliards au gouvernement avait été prise, cela avait donné lieu à des discussions orageuses avec le FMI parce que ce dernier n’était pas d’accord pour que la BoM verse autant de dividendes au gouvernement.

Q : Vous aviez quand même défendu cette mesure à l’époque ?

C’était la dernière mission que j’avais dirigée au FMI, d’autant que les élections générales avaient déjà été annoncées. C’est donc avec certitude que je peux vous dire que le FMI était contre cette décision. Il a formulé de nouvelles critiques récemment, d’autant que la BoM est désormais perçue comme une institution de financement de l’État.

Q : Ces critiques du FMI n’ont-elles pas été relayées au gouvernement ou bien ce dernier fait-il la sourde oreille sur la question ?

Les critiques ont certainement été relayées, mais il y a eu entretemps des changements au niveau de la Banque Centrale. Mais c’est clair que le FMI ne voit pas d’un bon œil que les réserves de la BoM soient utilisées pour financer les largesses du gouvernement.

Le rôle de la Banque Centrale, c’est de gérer la politique monétaire du pays. Elle ne peut pas, à travers ses actions, provoquer une politique expansionniste qui met en danger notre compétitivité. Avec la dépréciation de la roupie, toutes nos importations, incluant les matières premières, accuseront d’une hausse. Notre coût de production augmentera inévitablement et nos exportations en souffriront.

Ceux-ci sont les résultats d’une mauvaise gestion qui privilégie des largesses au lieu d’une politique d’austérité, une réduction des gaspillages et un rééquilibrage de nos recettes fiscales.  Malheureusement, le Gouverneur de la BoM est incapable de s’imposer pour dicter sa politique et d’assurer la stabilité monétaire.

Conséquence : le pouvoir d’achat des Mauriciens s’effrite. Cela aura tôt ou tard des répercussions sur le plan social. Les travailleurs exigeront des augmentations salariales pour compenser la perte du pouvoir d’achat et on verra probablement d’autres manifestations d’envergure.

Q : Le Gouverneur ne se doit-il pas de se ressaisir, vu que la BoM est censée être une institution indépendante ?

L’indépendance et la rigueur sont deux facteurs importants préconisés par le FMI pour qu’une banque centrale soit efficace. Mais connaissant le Gouverneur, je ne crois pas qu’il a les capacités de s’imposer. Il est de ceux qui se contentent d’empocher leur salaire sans réaliser qu’ils causent un tort immense au pays de par leur laxisme et irresponsabilité. Ce qui est dommage puisqu’on risque à l’avenir de se retrouver dans une situation encore plus grave qu’elle ne l’est actuellement. Je pense que le FMI suit cette situation de très près et qu’il « mean business ». Il faut absolument que la BoM se ressaisisse pour qu’elle redevienne un garde-fou dans notre mécanisme économique.

Q : Le gouvernement prête-t-il vraiment attention à ce que dit le FMI vu qu’il semble avoir ignoré les désaccords sur le versement des dividendes au gouvernement ou encore sur le désengagement de la BoM de la MIC ?

Le gouvernement peut avoir ses arguments mais en fin de compte, c’est le FMI qui donnera son verdict. Les opérateurs économiques, surtout internationaux, lui prêteront plus d’attention au lieu de ce que dit le gouvernement mauricien. Si le FMI demande à la BoM de se recapitaliser, c’est qu’il déduit que cette dernière n’a pas suffisamment de fonds pour mener à bien sa politique monétaire, d’assurer la stabilité du secteur financier et pour qu’il y ait une politique constante à l’avenir. Ce qui peut créer une situation de panique pour les investisseurs qui seront tentés de nous fuir. Raison pour laquelle le FMI veille au grain car c’est son rôle de gérer les risques financiers sur le plan international.

Q : Le gouvernement devra donc tôt ou tard se plier aux exigences du FMI ?

J’espère qu’on n’en arrive pas là ! Sinon ce sera très pénible pour le pays car on devra alors subir le dictat du FMI. Il nous imposera ses décisions, comme cela avait été le cas en 1982. C’est ce que nous devons à tout prix prévenir.

Q : Il semble toutefois que Maurice a fait du progrès par rapport à la liste grise de la FATF. Une sortie de cette liste ne permettrait-elle pas à notre économie de respirer ?

Tout le monde se réjouira si on en sort. Autant que je me rappelle, une des exigences de la FATF concernait la mise en place d’un plan d’action national pour le combat contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il semble qu’il y ait eu des progrès qui ont été réalisés par rapport à ce plan d’action et que la FATF est satisfaite de la mise en place du début de cette réforme. Il est cependant important de nuancer entre la FATF et l’Union Européenne (UE) dont on se retrouve sur la liste noire. L’UE met, elle, l’accent sur l’efficacité des « enforcement agencies » comme l’ICAC, la FIU, la police, la BoM et la FSC. Ces institutions doivent prouver leur efficacité à prendre des actions concrètes dans leur combat contre la corruption. C’est donc une autre paire de manches.

Q : Vous sous-entendez qu’on n’est pas près de sortir de l’auberge en octobre ?

Nous serons tous heureux si tel est le cas. Mais ce n’est pas gagné d’avance. Il nous faudra attendre octobre pour connaître les conclusions de l’équipe de la FATF qui sera dépêchée sur le terrain. Je salue, en passant, la démarche de l’ancien Premier ministre Navin Ramgoolam d’intervenir en faveur de notre pays auprès de cette instance. Mais comme je l’ai dit, il nous faut différencier entre les préoccupations de la FATF et celles de l’UE. Cette dernière n’a aucune obligation d’enlever Maurice de sa liste noire même si le pays sort de la liste grise de la FATF.

Q : Le renouvellement du contrat de Navin Beekarry à la tête de l’ICAC, qui est une « enforcement agency » pourrait-il compromettre la décision éventuelle de l’UE ?

Je n’ai rien de personnel contre Navin Beekarry. Mais il est clair que depuis son arrivée à la tête de l’ICAC en 2016, cette institution a « bouz fixe » et que rien n’a été fait pour combattre la corruption. Entretemps, le gouvernement doit débourser annuellement Rs 200 – 250 millions pour financer ses opérations. On a perdu un milliard de roupies en cinq ans sans qu’on voie de vrais résultats. J’estime que le renouvellement du contrat de Navin Beekarry est un très mauvais signal envoyé sur le plan local et international, d’autant que Maurice a dégringolé dans l’indice de perception de corruption. Cela n’a pas de sens, à mon avis, qu’on maintient une personne inefficace à un tel poste de responsabilité.

Q : Puisqu’on parle de gestion des institutions, que pensez-vous de la nomination d’Anoop Nilamber à la tête de la SBM ?

Je suis très chagrin pour la SBM qui a longtemps été l’une des institutions les plus respectées de notre pays. La performance de la SBM a stagné durant ces dernières années. Elle ne se contente plus que de faire le strict minimum. Elle n’a ni offert de valeur ajoutée à ses actionnaires, ni investi dans ses ressources humaines. D’ailleurs, elle doit casquer les frais de ses mauvaises décisions au Kenya. J’aurais personnellement eu une autre approche pour remettre en ordre la gestion d’une institution de cette envergure, car il faut, selon moi, une compétence internationale pour la remettre sur les rails.

Q : Le gouvernement a fait part de sa décision d’instituer une commission d’enquête sur l’affaire Betamax. Vous qui étiez au gouvernement quand la décision de résilier ce contrat avait été prise, quel regard jetez-vous sur toute la question aujourd’hui ?

Cette commission d’enquête n’est qu’un « eye wash » relevant d’un « move » purement politique. Je ne vois aucune utilité pour instituer une commission d’enquête qui coûtera plusieurs millions de roupies rien que pour déterminer les conditions dans lesquelles le contrat avait été alloué. Je dois souligner qu’on avait fait campagne dessus en 2014 et que cette décision de l’ancien gouvernement avait déjà été sanctionnée par la population. D’ailleurs, le jugement du Privy Council stipule qu’il n’y a rien d’illégal concernant l’allocation du contrat. Après la mort, la tisane ! On ne peut pas se permettre de gaspiller ainsi des fonds publics. « Si oune fané, ou bizin accepté one fané ! »

Outre Betamax, la BAI et la Bramer Bank nous ont déjà coûté la bagatelle de Rs 50 milliards. Des fonds ont aussi été jetés par la fenêtre avec la Heritage City. « Nou bizin acepté si noune fané, noune fané » !

Q : Pensez-vous que le gouvernement n’a pas le recul nécessaire pour évaluer la situation, d’où son entêtement à persister dans la voie qu’elle a choisie ?

Je pense que c’est purement un calcul politique. Mais je ne vois rien qui en sortira. La plus grande question, selon moi, c’est de savoir combien d’économies le gouvernement a réalisé en résiliant ce contrat. Une enquête, s’il y en a, doit, à mon avis, se focaliser sur cette question.

Q : Des économies ont-elles été réalisées à votre avis ?

Ma logique me dit que s’il y avait eu des économies substantielles, le gouvernement en aurait déjà fait état.

Q : Maurice peut-il encore aspirer à devenir un centre financier international ?

J’étais à la base du « blue print » qui a été réalisé sur ce projet gouvernemental. L’un des éléments clés de ce document est que Maurice doit préserver son image de marque internationale. Or, la liste grise et noire de la FATF et de l’UE l’ont déjà ternie et a freiné ce projet depuis les deux dernières années. D’ailleurs, l’équipe qui avait travaillé sur le « blue print » a été démantelée. Mais bien sûr, l’ambition est toujours réalisable…

Q : Est-ce réalisable sous ce gouvernement ?

Je pense que c’est plutôt le leadership qui pose problème. J’étais très étonné par le niveau d’amateurisme avec lequel les dossiers FATF et UE ont été traités. Ce qui a chamboulé tout notre plan.

Q : Pour conclure, combien de temps nous faudra-t-il pour que Maurice puisse redorer le blason de son secteur financier ?

La première étape sera franchie quand on sortira des listes grise et noire de la FATF et de l’UE. Il nous faudra ensuite un à deux ans, selon moi, pour nous remettre sur les rails. Bien entendu, il nous faudra dès lors nous assurer de ne plus nous retrouver sur ces listes. Malheureusement, le temps fait défaut. Les opérateurs économiques commencent à s’impatienter. Il nous faudra donc travailler d’arrache-pied pour y arriver. La FSC est appelée à jouer un rôle clé sur ce plan. Mais au lieu d’investir pour pouvoir être à la hauteur de ses responsabilités, ses réserves seront utilisées pour la construction des drains. C’est toute notre politique de gestion qui doit être revue.