Sudhir Sesungkur : « Le ministre Seeruttun a envoyé un mauvais signal aux régulateurs internationaux »

L’ancien ministre de la Bonne gouvernance et des Services financiers commente les ‘Pandora Papers’ et ses possibles implications pour notre centre financier. Sudhir Sesungkur rappelle que le gouvernement n’a pas droit à l’erreur dans un moment où le pays lutte pour sortir de la liste grise et noire de la FATF et de l’UE respectivement. Mais le ministre Mahen Seeruttun, fustige-t-il, a déjà commis un faux pas en soutenant qu’il n’y avait pas lieu d’enquêter sur cette affaire.

Zahirah RADHA

Q : 17 Mauriciens et entités mauriciennes sont cités dans les ‘Pandora Papers’. Qu’est-ce que cela augure pour le pays ?

Il faut savoir que ce genre de structures dont fait mention les ‘Pandora Papers’ sont principalement utilisées par des individus ou des compagnies avec le but de cacher leurs richesses, souvent mal gagnées. Celles-ci peuvent avoir été obtenues de différentes façons, soit à travers des commissions, ‘kickbacks’, bribes ou autres financements occultes. Les Iles Vierges ou les Iles Caïmans ont des juridictions assez simplistes et acceptent des boîtes postales, comme on les appelle, sans questionner la provenance de ces richesses.

Ces structures qu’abritent ces îles sont donc un moyen de sortie pour ceux qui ne veulent pas déclarer leurs revenus ou qui cherchent à cacher la source et la provenance de leurs richesses. Autrement, il n’y a pas lieu d’en avoir recours, d’autant que Maurice a un taux de taxation très faible et où la « wealth tax » est inexistante. Ces structures servent aussi à effectuer éventuellement d’autres transactions qui ne peuvent pas forcément être retracées. Il y aura peut-être d’autres informations qui surgiront par la suite, bien qu’en ce moment, il n’y a pas suffisamment de détails qui ont été révélés.

Évidemment, tout cas qui est lié directement avec le centre financier mauricien éclaboussera certainement sa réputation. Puisqu’il y a les noms des Mauriciens qui sont cités dans les ‘Pandora Papers’, il est clair que la ‘Financial Services Commission’ (FSC) devait initier une enquête préliminaire pour identifier si les personnes qui y sont mentionnées agissent comme directeur ou officier d’autres compagnies mauriciennes. Il faut savoir les activités que celles-ci font pour prévenir des risques potentiels à l’avenir.

Chaque nom de personne ou de compagnie mauricienne qui y est cité doit être considéré comme un « red flag » par le régulateur. Car il est clair, selon la ‘FSC Act’, que tout directeur de compagnie faisant face à une mauvaise presse au niveau international doit être soumis à un « fit and proper check » pour voir s’il est « fit and proper » pour gérer une société. Dans le cas présent, les deux personnes dont les noms ont été mentionnés siègent, selon mes informations, au sein de plusieurs compagnies. Le cas de Sattar Hajee Abdoula est encore plus frappant puisqu’il est chairman de la SBM. À mon avis, la Banque de Maurice (BoM) aurait dû, elle aussi, initier une enquête pour déterminer s’il correspond au « fit and proper test » et d’établir s’il peut toujours assumer ses fonctions au sein de cette banque. 

Q : Êtes-vous étonné que le nom de Sattar Hajee Abdoula y figure ?

Je ne suis nullement surpris que son nom y apparaisse. Les Mauriciens savent désormais très bien comment il a eu de l’argent. Il est même connu comme ‘paisa wala’. Il a obtenu beaucoup de contrats du gouvernement. On se demande d’ailleurs où il trouve le temps pour accumuler autant de responsabilités et comment il fait pour pouvoir opérer dans une « ethical manner ». Une personne ayant deux bras, deux jambes et une tête ne peut pas occuper dix responsabilités et les accomplir toutes à la perfection. Il y aura forcément une défaillance quelque part.

C’est ce que le peuple doit se demander : cette personne peut-elle occuper autant de responsabilités alors que dans certains pays, une limite est imposée sur le nombre de boards sur lesquels peut siéger quelqu’un/e ? Je pense que si une enquête en profondeur est initiée pour savoir à quoi ont servi ces structures, beaucoup d’informations et de vérités surgiront. Il suffit que le régulateur, en l’occurrence la FSC, retrace ce genre de transactions pour savoir ce qui se passe dans notre offshore.

Q : Et celui de Jaye Jingree, financier proche du MSM ?

C’est une personne qui a su maintenir une certaine discrétion. Je me souviens cependant d’un cas où sa firme offshore avait été citée pas forcément pour les bonnes raisons, mais on n’en a rien entendu par la suite. Le point commun entre Sattar Hajee Abdoula et Jaye Jhingree, c’est qu’ils sont tous les deux connectés politiquement. Ce qui indique qu’il est fort probable que ces structures aient pu être utilisées à d’autres fins que celles dont elles sont traditionnellement destinées.

Les « politically exposed persons » doivent être sujettes à des vérifications et des ‘checks’ approfondis pour voir à quel genre de transactions elles se livrent pour s’assurer qu’elles n’exposent pas notre centre financier outre mesure à d’éventuels risques réputationnels, surtout dans le contexte actuel où on attend toujours de sortir de la liste grise de la FATF et la liste noire de l’UE. La FSC, si elle veut envoyer un signal fort aux régulateurs internationaux, doit montrer qu’elle ne se livre pas à des partis-pris et qu’elle travaille comme il se doit pour enquêter et pour comprendre le mécanisme utilisé pour faire des transactions qui ne cadrent pas forcément avec les lois du pays.

Q : Mais concrètement, qu’y a-t-il « d’immoral » ou « d’illégal » d’investir dans une autre juridiction ?

Le ministre Seeruttun maîtrisait très bien les dossiers liés aux plantations de cannes et de légumes, mais, à mon avis, il ne comprend pas ceux de la haute finance. Il a envoyé un très mauvais signal aux investisseurs et à d’autres institutions à un moment où on lutte pour sortir de la liste grise et noire de la FATF et de l’UE respectivement. Sa déclaration prouve qu’il ne comprend rien dans la gestion des risques liés à l’‘Anti-Money Laundering’-‘Combating the Financing of Terrorism’ (AML-CFT). Ces structures, comme je l’ai dit, sont utilisées principalement pour canaliser les richesses mal gagnées. Quand des entités mauriciennes sont utilisées pour canaliser ces richesses, je considère que le régulateur local doit impérativement ouvrir une enquête pour au moins obtenir des ‘preliminary information’ visant à comprendre les activités et les transactions auxquelles elles se livrent. Il y va de la réputation de notre centre financier.

Q : Mais le ministre des Services financiers ne semble pas partager cet avis !

S’il voulait envoyer un signal clair, il aurait dû annoncer qu’une enquête sera instituée par la FSC. Je ne comprends pas comment il peut dire qu’il n’y a rien d’illégal ou d’immoral d’investir dans une autre juridiction sans qu’il n’y ait une enquête. Sa réaction n’est pas en ligne de ce que recherche la FATF. Celle-ci veut un engagement ferme et concret du gouvernement pour militer contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Le ministre Seeruttun aurait dû montrer qu’il ne tolérerait aucune maldonne et que celle-ci sera sanctionnée, s’il y en a eu. Je me pose toutefois une question : une personne comme Mahen Seeruttun peut-elle annoncer une enquête sur le ‘right-hand man’ du Big Boss ? Je ne le crois pas. Sattar Hajee Abdoula est peut-être plus puissant que Seeruttun lui-même. Sa déclaration a dû certainement faire mauvaise impression auprès de la FATF et de l’UE alors que ces derniers attendent un message très clair au plus haut niveau du pays que les activités louches ne seront pas tolérées.

Q : Cela risque-t-il de compromettre notre sortie de la liste grise de la FATF ?

N’importe quel événement qui démontre qu’il y a une carence au niveau de notre système de contrôle entraînera définitivement un impact négatif pour Maurice. Les régulateurs internationaux surveillent de très près les signaux qui sont envoyés par les autorités. Quand j’etais ministre des Services financiers, les Nations Unies nous avait félicité pour les actions prises au niveau du gouvernement pour ‘track’ les maldonnes et les cas suspects.

Je trouve très grave que l’actuel ministre traite la présente situation avec autant de légèreté. Ce qui démontre une faiblesse et une maladresse au niveau de l’analyse de nos dirigeants. Cela peut créer de gros problèmes à l’avenir. Le centre financier, rappelons-le, est de plus en plus vital pour notre économie. Nous avions de grandes ambitions pour ce secteur, mais jusqu’ici, rien n’a été fait concernant le Blueprint 2020-2030 sur lequel j’avais travaillé. Si notre centre financier n’est pas dirigé par les bonnes personnes, cela diminuera nos chances de réussir.