[VIDÉO] Rama Sithanen : « Un étranglement fiscal qui risque de tuer la reprise »

  • « La nouvelle industrie qui émergera maintenant c’est la planification et l’évasion fiscale »

Dans l’entretien qui suit, Rama Sithanen, ancien ministre des Finances, décortique le budget, relève les faiblesses et les manquements et dit ce qu’il aurait fait s’il était à la barre des Finances.

Zahirah RADHA

 

Q : Le budget présenté jeudi dernier est-il à la hauteur des défis qui nous guettent sur le plan économique ?

Malheureusement non ! Il n’y a pas suffisamment de mesures pour « rescue » l’économie et pour qu’elle puisse ensuite « recover ».

La phase « rescue » consiste à sauver les entreprises en difficulté en les gardant sous perfusion. Les moyens d’assurer qu’elles ne fassent pas banqueroute et pour sauvegarder les emplois, c’est à travers la ‘wage subsidy’ et l’accès aux liquidités et aux crédits. Or, le ministre des Finances n’a rien dévoilé sur sa stratégie de ‘wage subsidy’, les secteurs que le gouvernement compte aider ou quel montant il leur accordera. Ce n’est qu’à la fin de son discours qu’il a dit que Rs 15 milliards seront accordées à ceux qui se retrouveront au chômage technique alors que la priorité aurait dû être la préservation des emplois.

Après la phase « rescue », vient la phase « go back to normal ». Mais là aussi, il n’y a aucune visibilité. D’après les experts, le tourisme ne retournera pas à la normale avant 2023. Quant à Air Mauritius, seul Dieu sait quand elle déploiera à nouveau ses ailes, si elle n’est pas mise sous liquidation. Il fallait avoir des ‘stimulus packages’ pour la demande. Le tourisme, l’hôtellerie et l’aviation contribuent environ 24% de notre PIB et représentent environ 23 % des emplois. Or, rien n’a été dit sur l’ouverture des frontières. Évidemment, des mesures sanitaires doivent être prises pour protéger la population et empêcher que le virus ne ressurgisse. Sauf que, tant que nous n’ouvrons pas nos frontières, le tourisme continuera à pâtir.

Il (ndlr : le ministre des Finances) n’a d’ailleurs pipé mot sur Air Mauritius qui demeure notre principal transporteur. Il faut chercher avec une loupe dans les mesures annexées pour voir que Rs 9 milliards ont été accordées à la compagnie sans préciser à quoi exactement servira cette somme. Ensuite, au lieu d’augmenter le budget de la MTPA pour améliorer notre visibilité et notre digital marketing à travers le monde comme un pays « covid free », il a baissé le budget par 50%. Ce qui n’a pas de sens. Il fallait aussi conclure des accords bilatéraux avec certains pays concernant le tourisme. Quelques pays le font déjà. Il faut que les activités reprennent. Tant que les frontières resteront fermées, la situation économique se corsera davantage.

Il y a eu certes quelques mesures qui ont été prises pour baisser les coûts, mais les taxes augmenteront considérablement, notamment avec une imposition sur le turnover et non le profit, les 25% de la taxe de solidarité et la taxe de la CSG.

 

Q : La CSG est donc une taxe ? Compromettra-t-elle l’universalité de la pension ?

Le ministre des Finances est trop intelligent pour ne pas savoir que c’est une taxe. D’ailleurs, la cour constitutionnelle en France a dit que ce n’est pas une contribution, mais un impôt. Sous le système actuel du NPF, les travailleurs paient 3% alors que les employeurs contribuent 6% avec  un plafond de Rs 18 740. S’il y avait un problème, la contribution aurait pu être augmentée et le ‘ceiling’ enlevé. Le système aurait alors été soutenable. Chaque contribuable aurait obtenu, à sa retraite, une pension en fonction de sa contribution.

Mais avec la CSG, une taxe entre 1, 5% et 6 %  sera imposée  pour financer l’augmentation de la pension de vieillesse au-delà de Rs 9 000. En fait, c’est ce que les Anglais appellent une ‘payroll tax’. Le ministre a fait une confusion entre une pension contributive et une pension non-contributive. La CSG remet en question l’universalité de la pension. Jusqu’ici, personne ne contribuait pour l’avoir.

Ce qui m’étonne dans ce budget, c’est qu’il y en a plus de non-dits et de confusion que de clarté et de précision. Il ne dit pas aux personnes âgées, par exemple, que leur pension n’augmentera pas pendant trois ans, soit de 2020 jusqu’au 2023. Il paraît aussi que l’âge de la pension passera de 60 à 65 ans puisqu’il ne mentionne que ceux qui ont au-dessus de 65 ans qui recevront de la CSG. Que se passera-t-il pour ceux qui ont entre 60 et 65 ans ? C’est confus. Or, il y avait d’autres solutions pour la pension.

 

Q : Vous parlez du ciblage ?

Tous les experts ont fait les mêmes propositions. Ils ont proposé d’augmenter l’âge de la retraite et de revoir l’éligibilité pour toucher cette pension. Et aussi de prescrire les augmentations futures.

Par contre, aucun expert ne propose une augmentation de la taxe qui augmentera le coût de production et qui pénalisera des milliers de travailleurs. Cela rendra la relance extrêmement difficile. Je ne vois rien d’ailleurs qui relancera le tourisme et la zone franche. C’est maintenant qu’une étude sera faite dans la zone franche exportatrice alors qu’elle aurait dû être réalisée depuis longtemps. C’est la première fois que l’ICT/ BPO n’est pas mentionné dans le budget alors que ce secteur représente environ 5, 8 % du PIB. Les chiffres d’affaires de plusieurs de ces entreprises ont baissé par 50% durant la pandémie.

 

Q : Le ministre des Finances prévoit 100 000 pertes d’emplois d’ici la fin de l’année. Ces chiffres correspondent-ils avec vos prévisions ?

Mais il ne l’a pas mentionné dans le budget ! Est-ce que ce sera pire que ça ? Surtout avec son étranglement fiscal qui risque de tuer la reprise.

 

Q : Que prévoyez-vous?

C’est difficile de prévoir puisqu’on ne connaît pas la sévérité et la durée de la récession. Ce que le ministre des Finances n’a pas indiqué non plus. C’est un exercice difficile, je dois l’admettre, parce qu’il y a beaucoup de « unknown unknowns ». Mais il aurait quand même dû nous donner une indication.

Le ministre des Finances aurait dû se concentrer sur les entreprises qui sont viables et qui emploient beaucoup de monde, mais qui ont besoin d’un coup de pouce. Si beaucoup d’employeurs veulent licencier, c’est parce que la loi a été amendée pour le permettre et aussi parce qu’il y a une confusion sur la ‘wage subsidy’. Je note en passant qu’il a annoncé Rs 15 milliards à cette fin mais je n’en ai vu que Rs 8 milliards dans les provisions. Ils veulent tellement cacher les chiffres que c’est difficile de les trouver.

Prenons l’agriculture. On parle de sécurité alimentaire sans préciser quel budget sera alloué à ce secteur. Rs 10 milliards seront investies par la MIC en Afrique où il y a beaucoup de risques, mais rien n’est mentionné sur l’enveloppe budgétaire pour le secteur de sécurité alimentaire qui nécessite des investissements dans l’industrie de la transformation, la mécanisation, l’intelligence artificielle et la robotisation puisqu’il faut le faire sur une grande échelle. Mais il n’y a même pas un ‘business plan’ pour ce secteur. Idem pour le secteur sucre.

Le seul secteur qui fait bien en ce moment, c’est celui des services financiers. Cependant, l’inclusion de Maurice sur la liste grise de la FATF et la liste noire de l’UE l’impactera certainement. Mais encore une fois, pas grande chose  dans le budget concernant ce secteur pour le transformer.

 

Q : Le gouvernement s’est donné deux mois pour mettre en place la FATF Action Plan. Ce délai suffit-il pour l’exécuter?

La FATF a tiré la sonnette d’alarme sur cinq ‘identified strategy deficiencies’. En fait, le problème ne relève pas de ‘technical compliance’, mais plutôt d’‘implementation  et effeciveness compliance’. Très peu de pays qui se sont retrouvés sur cette liste ont pu s’en sortir en huit mois. La Tunisie s’en est sortie après 22 mois bien que son système de global business ne soit pas aussi sophistiqué que la nôtre alors que d’autres pays ont mis cinq ans avant de pouvoir résoudre le problème.

Le ministre des Finances semble confiant qu’on peut le faire d’ici octobre 2020 quand la liste de l’UE sera officielle. Je ne le crois pas. Pas avant mi 2021 a mon humble avis.  La majorité des pays prennent au minimum deux ans pour s’en sortir. Mais entretemps, cette inclusion aura un impact sur le secteur financier et l’économie étant donné que le ‘correspondent banking’ sera également affecté. Beaucoup de compagnies réfléchiront deux fois avant d’investir à Maurice.

Logiquement, le ministre aurait dû révéler le degré du progrès réalisé sur ces cinq ‘deficiencies’. Cela aurait pu rassurer les opérateurs et les investisseurs. Mais il préfère se concentrer sur la construction qui ne pourra pas relancer l’économie.

 

Q : Pourquoi ne pourra-t-elle pas être le moteur de la croissance comme cela a été annoncé ?

Elle comporte plusieurs problèmes. Intéressons-nous d’abord au logement. Le gouvernement prévoit la construction de 12 000 maisons en 3 ans. Ce qui fait 4 000 unités/ par an. Sur les cinq dernières années, seulement 2 000 maisons, soit 400 par an, n’ont été construites. Pourra-t-il maintenant en faire dix fois plus par an ? Dimoune pou dire pe vane rêve ! Mais s’il arrive à le faire, tant mieux. Il y a aussi un problème de ‘ capacité’ à exécuter ces grands projets.

L’autre problème avec la construction, c’est que les Mauriciens n’y trouvent pas beaucoup d’emplois. De plus, sa valeur ajoutée est très minime. Ce qui explique que bien qu’il y ait beaucoup d’investissements dans la construction durant ces trois derniers ans, la croissance n’a été que très faible. Il a un ‘import content’ très élevé. La capacité d’implémentation est aussi mise en cause. Si le gouvernement n’arrive pas à investir Rs 16 milliards annuellement, pourra-t-il maintenant investir Rs 40 milliards  dans des gros projets ?

En Europe, on peut miser sur la construction pour relancer l’économie. Mais pas chez nous. Au lieu de mettre tous ses œufs dans un seul panier, il aurait dû la diversifier en misant sur le tourisme, la zone franche, les nouveaux secteurs. Malheureusement, il n’y a presque rien sur l’économie verte, l’économie bleue et l’économie circulaire.

 

Q : Vous aviez plus tôt évoqué de gros risques en Afrique alors que Padayachy estime, lui, que ‘Africa is our future’, avec en toile de fond le scandale de la centrale de Saint-Louis révélé par la BAD ? Comment les réconcilier?

We want to be all things to all countries. Nous ne sommes pas la Chine, l’Europe ou les Etats-Unis. On aurait dû cibler des pays en Afrique, là où nous faisons partie des ‘regional economic groupings’, la COMESA ou la SADC. Il fallait aussi cibler les secteurs où nous investirons car l’Afrique comporte des risques. Par contre, les Rs 10 milliards ‘earmarked’ dans le budget de la MIC pour la stratégie africaine comportent des risques car ils ne sont pas ‘secure, liquid and have return’, comme l’exige la clause 46 de la Banque centrale.

Maurice a prospéré sur une fiscalité légère. L’économie, ce n’est pas seulement des chiffres ou des paroles, mais c’est aussi la psychologie. C’est ce qu’on appelle le ‘signalling device’, le ‘business sentiment’ et l’‘investor confidence’. Là, le ‘sentiment et le confidence are down’. Mais ceux qui d’habitude applaudissent le budget sont en ce moment critiques. Il faut qu’il revoie sa copie. Il a cassé le ressort.

 

Q : Combien de taxes avez-vous relevé au total dans ce budget ?

Il y a la ‘solidarity tax’ qui passe de 5 % a 25 % uniquement pour  les Mauriciens  touchant plus de Rs 3 millions ; une taxe de 25 % sur les dividendes, un levy de  0,1 à 0,3 % sur les turnover des entreprises de Rs 500 m. Il y a ensuite l’impôt de la CSG qui est entre 1.5 % à 6 %. Et finalement la taxe sur tous les produits contenant du sucre. C’est un budget ‘high tax, high expenditure’.

Cela aurait été difficile pour n’importe quel ministre des Finances de présenter un budget dans ce contexte. Mais toutes les difficultés ont été enlevées quand il a obtenu Rs 158 milliards, comprenant les Rs 18 milliards de l’année dernière, les Rs 60 milliards de don et les Rs 80 milliards de la MIC, de la Banque Centrale. Ces Rs 158 milliards représentent 35% du PIB. Il n’a pas à rembourser ni le capital ni les intérêts. C’est ce qu’on appelle du ‘helicopter money’. Pour cela, je pense que c’est le Gouverneur de la Banque Centrale qui aurait dû présenter ce budget.

Il faut aussi souligner que les autres pays qui utilisent ce type de financements n’augmentent pas la taxe et les dettes. C’est le contraire qui se passe chez nous. Il a augmenté les taxes considérablement et les dettes ont dépassé  86 % bu PIB. De plus, les dépenses n’ont pas baissé. Le ministre des Finances avait donc une marge de manœuvre énorme. Mais au lieu d’envoyer les bons signaux, il a cassé le ressort des Mauriciens et des entrepreneurs et investisseurs.

Aujourd’hui, il est mieux de recruter des étrangers que des Mauriciens en raison des impositions de la taxe. Les Mauriciens seront des ‘second class citizens’ dans leur propre pays. Le prix du gaz au niveau international a baissé par plus de 40% depuis quelque temps. La baisse du gaz ménager aurait dû logiquement être plus que Rs 30 et depuis longtemps. Qui plus est, on a imposé une taxe de Rs 4 sur les carburants au lieu de baisser leurs prix. C’est le CEB et la STC qui en sortent gagnants. Il dit qu’il protègera l’industrie locale, mais il impose une taxe sur le sucre qui vient de la SADC et du COMESA. Or il n’y a pas de taxes sur les produits de ces deux groupes régionaux !

 

Q : Que pensez-vous du flou qui perdure entourant les Rs 80 milliards de la MIC ?

Il y a une confusion entre le communiqué émis par la Banque Centrale et ce que le ministre des Finances a dit. Le communiqué indique que ce fonds sera investi essentiellement dans les secteurs du tourisme et du manufacturier, notamment à travers l’‘equity’ et le ‘quasi  equity’. Or, le ministre des Finances a dit qu’il investira dans l’industrie pharmaceutique, les poissons, l’Afrique, sans préciser quel instrument sera utilisé. Ce qui  rend tout le monde confus, d’autant que les conditions qui y seront rattachées ne sont pas connues non plus.

 

Q : Si vous étiez le ministre des Finances et que vous disposiez de ces Rs 158 milliards de la Banque Centrale, comment auriez-vous fait les choses différemment ?

D’abord, il n’était pas nécessaire d’augmenter la taxe et la dette publique. Il fallait ensuite réformer le NPF, et non pas le supprimer. Des décisions  comme contenues dans les rapports d’experts auraient dû être prises concernant la pension de  vieillesse. Il était aussi important de diversifier dans plusieurs secteurs au lieu de tout centrer sur la construction. Il fallait accorder plus de soutien aux secteurs tournés vers l’exportation, tout en créant deux ou trois nouveaux secteurs.

Il faut comprendre que si le tourisme, la zone franche/ manufacturière, l’ICT/ BPO et les services financiers ne marchent pas, il y aura un problème de réserves et de devises. Ce qui entraînera la dépréciation et l’inflation. Le ministre des Finances n’a pas fait le ‘best policy mix’. Nous en paierons les conséquences. Il a lui-même avoué que la récession sera de 11% du PIB. Il aurait pu faire une meilleure utilisation de cette manne qu’il a eue de la Banque Centrale pour envoyer les bons signaux et pour faire le ‘recovery’ de l’économie.

Taxation  is now at the centre of everything alors que pendant longtemps, elle était à l’arrière. C’est très mauvais. La nouvelle industrie qui émergera maintenant c’est la planification et l’évasion fiscale. Tout le monde cherchera à ‘avoid’ la taxe en utilisant différentes ruses. Le gouvernement tentera alors de l’empêcher tandis que le focus aurait dû être sur la relance de l’économie et la préservation des emplois pour nos concitoyens. C’est triste.