[Interview] Amar Deerpalsing : « L’avenir est sombre pour les PME »

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  • « Même 50 ans après l’Indépendance, ‘nou croire toujours que ene meilleur île Maurice, c’est ene la forêt avec 15-20 gros arbres’ »

Quels sont les problèmes auxquels sont confrontées les Petites et moyennes entreprises (PME) ? Pourquoi sont-elles les plus vulnérables durant la crise économique actuelle ? Quel avenir pour les PME ? Nous avons abordé tous ces enjeux avec le président de la Fédération des PME, Amar Deerpalsing.

Zahirah RADHA

Q : Deux ans après l’émergence de la Covid-19, les PME arrivent-elles à sortir la tête hors de l’eau ?

Les PME sont engagées dans différents secteurs de l’économie. Il y en a qui ont été durement touchées par la Covid-19 alors que d’autres l’ont été à des degrés moindres. De façon générale, le niveau d’endettement des PME a augmenté drastiquement durant ces deux dernières années. Beaucoup d’entreprises ont mis la clé sous le paillasson, provoquant des pertes d’emplois. Les entreprises que nous avons perdues en cours de route pourront difficilement être remplacées. Les opportunités s’amenuisent alors que les difficultés augmentent. Même si l’on peut maintenant composer avec la Covid-19, nous devons néanmoins faire face à de nouveaux défis.

Q : Quelles sont les entreprises qui ont été le moins affectées durant ces deux dernières années ?

Ce sont plutôt celles qui sont engagées dans les services et le commerce où les employés ont pu « work from home ».

Q : Et dans quels secteurs évoluent celles qui ont été les plus impactées ?

Il y a eu des secteurs qui ont été complètement à l’arrêt. Parmi, l’on retrouve le tourisme, dont tout le monde le sait, mais aussi l’artisanat, dont on ne parle pas beaucoup. Quand on parle du tourisme, cela ne concerne pas que les hôtels, qui ne représentent que 7 ou 8 % des 25% qu’occupe l’industrie touristique dans l’économie mauricienne. Les 18 ou 19% restants comprennent, entre autres, des restaurants, des commerçants, des personnes engagées dans l’événementiel, des tour-opérateurs et des taxis qui offrent des prestations hors du circuit hôtelier. Ces derniers ont été durement affectés.  Beaucoup d’entre eux sont des ‘self employed’ qui n’ont touché que Rs 5 000 par mois et qui ont eu d’énormes difficultés pour survivre. Par contre, les employés ont pu, eux, bénéficier jusqu’à Rs 25 000.

Le secteur de l’exportation a aussi souffert énormément. D’abord, parce que les frontières étaient fermées. Et puis, à cause des difficultés pour importer les matières provenant surtout de l’Asie et de l’Europe. Sans compter que tous les frais, incluant le coût du fret aérien, ont augmenté de façon significative, d’autant que nous sommes assez loin de nos clients. Tous ces facteurs ont impacté lourdement sur les PME qui sont engagées dans l’exportation.

Q : Selon une étude réalisée par ‘Business Mauritius’ en octobre de l’année dernière, 52% des PME n’arrivaient toujours pas à fonctionner normalement post-Covid. La situation s’est-elle améliorée depuis ?

Je pense qu’elle a dû s’améliorer. Les restrictions commencent petit à petit à être enlevées et la situation est mieux que l’année dernière. Il y a eu, de janvier à mars, 150 000 arrivées touristiques et selon nos prévisions, on pourra accueillir jusqu’à 600 000 touristes cette année-ci, alors qu’on n’avait pas pu atteindre ce chiffre l’année dernière.

Q : Mais c’est quand même loin des prévisions du gouvernement, n’est-ce pas ?

Le gouvernement vise un million d’arrivées touristiques d’ici décembre…

Q : Est-ce réalisable ?

Non. Les premiers mois sont qualifiés comme étant un bon « quarter », selon des spécialistes du tourisme. Mais il sera suivi d’une saison basse, qu’on commence à entamer, avant qu’elle ne reprenne ensuite vers la fin de l’année. Je pense qu’on a placé la barre très haut. Quoique si on l’atteint, ce sera positif pour le secteur.

Q : Est-ce logique que ce sont surtout les grandes compagnies qui ont bénéficié des fonds proposés par la ‘Mauritius Investment Corporation’ (MIC) alors que les PME engagées dans le tourisme ont été livrées à elles-mêmes ?

Pour être éligible à une aide de la MIC, il faut réaliser un chiffre d’affaires de Rs 100 millions. Les PME, qui, en vertu de la loi, ne peuvent réaliser qu’un turnover de Rs 50 millions, sont de facto éliminées. C’est, à mon avis, une condition discriminatoire puisqu’une compagnie réalisant un chiffre d’affaires de Rs 100 millions peut des fois employer que 25 personnes alors qu’une autre faisant un turnover de Rs 25 millions peut employer jusqu’à 200 personnes. Je me demande si le capital disponible dans le pays est servi à bon escient pour protéger notre économie et les employeurs.

Je pense qu’il y a aussi un manque de transparence. On ne sait pas quels sont les termes qui sont négociés entre l’emprunteur et la MIC, et s’ils sont plus favorables ou moins favorables que les emprunts dont bénéficient les PME auprès d’autres institutions financières. Il ne faut pas oublier que les grandes entreprises ont distribué énormément de dividendes quand tout allait bien. Outre la diversification de leurs activités, elles font aussi partie des conglomérats qui sont engagés dans diverses activités de l’économie mauricienne et qui bénéficient donc de soutien à gauche et à droite. Mais les PME, qui ont été les plus impactées et qui sont moins résilientes alors qu’elles sont les plus gros pourvoyeurs d’emplois à Maurice, n’ont eu aucun soutien. Des erreurs ont été commises, mais je crois qu’elles peuvent toujours être corrigées.

Q : Vous voulez dire qu’il y a une politique discriminatoire à l’égard des PME…

Je vous donne un exemple. Notre ciel a été ouvert en octobre. Les hôteliers affirment eux-mêmes que tout va bien et que le taux d’occupation dans les hôtels est au-delà de 60%. D’ailleurs, même durant le total lockdown, les hôtels ont travaillé grâce aux campagnes promotionnelles auprès des clients mauriciens. N’oubliez pas que des hôtels avaient aussi été transformés en centres de quarantaine et ont été payés des fonds publics. Malgré tout cela, leurs employés ont été payés des fonds publics à travers le « Wage Assistance Scheme » (WAS). De l’autre côté, quand les PME ont demandé au gouvernement de les soutenir pendant quelques temps, même à hauteur de 50%, voire même 25%, jusqu’à ce qu’elles arrivent à reprendre leur souffle, leur appel n’a pas été entendu.

Q : Qu’avez-vous donc proposé au ministre des Finances lors de la consultation pré-budgétaire ?

Le gros problème des PME actuellement concerne le niveau d’endettement. Or, toutes les solutions que le gouvernement a proposées jusqu’ici, c’est justement d’augmenter ce niveau d’endettement à travers des emprunts auprès des banques commerciales ou de la DBM. Même le WAS nous a rendu plus endetté. De plus, la production nécessite aujourd’hui deux fois plus de capital en raison de la hausse du coût du fret et de la dépréciation de la roupie, entre autres. Finalement, nos dettes augmentent et nous sommes contraints de baisser nos activités par manque de moyens. Pour obtenir un prêt, il faut fournir un bien fixe comme garantie. Ce qui rend l’accès au financement difficile. C’est extrêmement compliqué et je l’ai expliqué au ministre des Finances.

Q : Comment en venir à bout ?

Beaucoup de propositions ont été faites dans le passé. La Banque mondiale avait d’ailleurs soutenu que les PME ont le potentiel de contribuer positivement à la croissance de l’économie mauricienne si elles accroissent leurs activités. Mais le problème majeur reste le financement. Les PME qui veulent investir doivent puiser de leurs profits puisque l’accès au financement est restreint en raison des conditions qui sont imposées. Tel n’est pourtant pas le cas dans d’autres pays comparables à Maurice.

Il faut aussi régler un autre problème qui est d’ordre non-financier. On parle souvent de « Ease of Doing Business » et les moyens d’améliorer notre ‘ranking’. Or, celui-ci ne vise que les investisseurs étrangers, et pas les entrepreneurs locaux. Ce qui donne lieu à une certaine incompréhension. Pourquoi les investisseurs locaux doivent-ils faire face à autant de soucis administratifs tandis que le tapis rouge est déroulé pour les investisseurs étrangers ?

Et puis, il y a aussi le problème d’espace qu’il faut adresser. Si vous voulez vous lancer dans la production, en ligne avec le souhait du gouvernement d’accroître notre production pour réduire notre dépendance des importations, il faut que vous ayez accès à un espace industriel. Or, celui-ci est très difficilement accessible pour les PME.

Q : Où en est-on avec les SME Parks qui étaient censés adresser ce problème ?

Nous en avions proposé 9 en 2015. Ensuite, nous l’avons revu à la baisse et nous en avons proposé 3 seulement. Il y en a un qui fait l’actualité ces jours-ci et qui est sujet à un ‘stop order’ (ndlr : référence faite à la construction d’un SME Park à Plaine-Magnien et qui est pointé du doigt par les habitants pour avoir provoqué des inondations). Je ne sais pas trop ce qui est en train d’être fait concernant les SME Parks.

Q : Faudra-t-il donc faire une croix sur la création d’emplois et la résorption du chômage des jeunes par les PME ?

Malheureusement, les jeunes ne sont plus intéressés par l’entreprenariat. Je ne les blâme pas parceque ce désintérêt a été provoqué par certains facteurs qui ont stigmatisé le secteur. Le textile, par exemple, est perçu comme étant un secteur à risques. D’abord, parce que les entreprises sont souvent contraintes à fermer leurs portes. Les employés perdent leurs emplois et leurs temps de service du jour au lendemain, et arrivant difficilement, dans la plupart des cas, à trouver de nouvelles opportunités. Bien qu’il y ait aujourd’hui le ‘Portable Retirement Gratuity Fund’ qui protège les temps de service, il n’y pas grand monde qui veut s’y engager. Ce problème ne se pose pas dans le textile uniquement, mais aussi dans la production alors que c’est un secteur prometteur. Les PME se voient donc contraintes d’avoir recours à la main-d’œuvre étrangère, quoique les tracasseries administratives et le coût élevé lié à leurs conditions de travail ne sont guère encourageants.

Q : Que faut-il faire pour encourager la jeunesse mauricienne à se tourner vers l’entreprenariat ?

Encore une fois, nous avions fait part, dans le passé, des propositions pour revaloriser le métier à travers une Académie de Métiers, comme il y en a pour régulariser les professionnels tels que les médecins et les ingénieurs, entre autres. Les Mauriciens sortiraient gagnants si les professionnels des différents métiers étaient dûment enregistrés et reconnus. Il y en a de telles académies à la Réunion et en France. On ne demande donc pas aux autorités d’inventer la roue. Il fallait juste l’adapter au contexte mauricien, et de solliciter, s’il le faut, l’aide de ces pays pour la mettre en place. Cela aurait permis une revalorisation des métiers, tout en donnant un certificat de reconnaissance nécessaire à ceux qui veulent profiter des opportunités d’emplois à l’étranger.

Il y a, à travers le monde, une industrie primaire. Celle-ci implique la disponibilité et le faible coût de la main-d’œuvre. Raison pour laquelle, dans le passé, on avait vu venir à Maurice des Hongkongais et des Taiwanais pour investir et pour prendre avantage des accords préférentiels que nous avions avec l’Europe. Mais nous sommes malheureusement restés là, au niveau de l’industrie primaire, alors qu’ailleurs, comme à Singapour, l’accent est mis sur des opérations industrielles moyennes et hautes gammes à l’aide des nouvelles technologies.

Hélas, nous sommes en compétition avec des pays comme le Madagascar où la main-d’œuvre est bon marché, tandis que chez nous, les entrepreneurs ne peuvent pas se permettre de payer les ouvriers mauriciens à un taux qui portera atteinte à leur compétitivité. Si l’on veut offrir un salaire plus élevé, il faut impérativement investir dans des compétences plus techniques.

Q : Nous avons pourtant un organisme qui répond au nom de SME Mauritius. Remplit-il son rôle comme il faut ?

SME Mauritius’ était appelé à implémenter un plan gouvernemental, élaboré en 2017 ou 2018, et étalé sur dix ans. Dès le départ, le plan a été fait à l’envers. D’ailleurs, le ministère de tutelle fait tout à l’envers. Je ne pense pas que cet organisme remplit sa mission. Je suis contre le fait qu’on fasse un plan qui est étalé sur dix ans parce que les choses évoluent rapidement. Même à la banque, vous n’aurez jamais un emprunt basé sur un plan de 10 ans !

Q : Y a-t-il un manque de vision pour transformer ce secteur en un pilier de l’économie ?

Le problème, c’est que même 50 ans après l’Indépendance, ‘nou croire toujours que ene meilleur île Maurice, c’est ene la forêt avec 15-20 gros arbres’.

Q : En d’autres mots, le gros capital est toujours favorisé ?

Tout est fait pour fertiliser ces gros arbres. Or, nous savons que ‘nanrien pa poussé enbas ene gros zarbre’.

Q : Démocratisation de l’économie, est-ce un vain terme ?

Notre économie est constituée des PME et des grosses entreprises. Les PME sont les plus gros employeurs. Elles emploient 55% des travailleurs du pays et contribuent à hauteur de 40% du PIB. Mais les PME restent, malgré cela, en difficulté parce qu’elles ne sont pas résilientes et n’ont pas les compétences nécessaires, que ce soit du côté de la comptabilité, des ressources humaines ou du marketing, entre autres. Au lieu de les soutenir davantage en raison de leur vulnérabilité, nous prenons Rs 80 milliards des fonds publics pour les donner à la MIC.

Q :  Quelle est votre vision ?

Ma vision ne correspond pas à celle des autres. À travers des accords préférentiels que le gouvernement a signé avec l’Inde et la Chine, les produits indiens et chinois ont libre accès au marché mauricien, sans restriction aucune. Comment voulez-vous alors que les entrepreneurs mauriciens arrivent à concurrencer avec des produits indiens ou chinois ? Ailleurs dans le monde, que ce soit en Amérique, en Europe, en Inde ou même en Chine, des barrières tarifaires sont mises pour protéger leurs industries locales. Nous faisons absolument le contraire. L’absence des barrières non-tarifaires est aussi regrettable. Le marché mauricien est devenu un ‘dumping ground’ où vous pouvez ‘dump’ ce que vous voulez sans qu’il n’y ait aucun contrôle par rapport à la qualité. Ce qui cause du tort aux consommateurs mauriciens.

Q : Pour tout résumer, les PME se dirigent vers une mort lente ?

C’est une malheureuse vérité. L’avenir est sombre pour les PME. Les entrepreneurs ne peuvent que suivre la voie tracée par le gouvernement. Si celui-ci va dans la mauvaise direction, les PME se perdront définitivement.