[Interview] Réenregistrement des cartes SIM et nouvelle ID Card digitale

Fabrice David, député du PTr

« Des démarches qui portent atteinte aux libertés fondamentales et à la vie privée des citoyens »

« Nous sommes entrés dans une nouvelle ère où tout ce que nous faisons, tout ce que nous disons, et tout ce que nous décidons sera potentiellement observé, espionné et probablement détourné ». C’est le député travailliste du no. 1, Fabrice David qui le dit…

Zahirah RADHA

Q : Vous aviez interpellé le Premier ministre sur le réenregistrement des cartes SIM le 24 octobre dernier. Quelles sont vos appréhensions à ce sujet ?

Au-delà des appréhensions, il y surtout une grosse interrogation sur l’utilité de cette mesure. Le Premier ministre justifie cette démarche en disant que cela fait suite à une recommandation du rapport Lam Shang Leen qui, rappelons-le, date de juillet 2018. Celui-ci avait fait état des SIM Cards qui sont utilisées par des trafiquants de drogue. Selon le Premier ministre donc, le réenregistrement des cartes SIM vise à faire le « tracking » des barons de la drogue.

Il a d’ailleurs cité trois sections du rapport Lam Shang Leen, nommément 3.26, 3.28 et 11.8 pour soutenir ses explications. Lorsque j’ai vérifié ces sections, j’ai vu qu’elles étaient plutôt axées sur deux groupes spécifiques : les touristes et les travailleurs étrangers. D’où mon interrogation : pourquoi cibler toute une population, incluant la diaspora mauricienne qui a des cartes SIM alors que le rapport se concentre sur deux groupes spécifiques ?

Q : La raison avancée par le Premier ministre n’est donc pas justifiable, selon vous ?

La raison qu’il avance manque de cohérence par rapport à ce qui a été dit dans le rapport Lam Shang Leen. Il y a une incohérence entre la cause et la conséquence. D’ailleurs, il ne m’a suffi que 30 secondes pour détruire tous les arguments avancés par le Premier ministre durant sa réponse liminaire de 23 minutes. Je lui ai demandé comment les autorités feront-elles pour tracer les trafiquants de drogue s’ils utilisent une SIM Card de l’étranger pour communiquer à travers des applications comme WhatsApp et Signal. Il s’est bien évidemment emporté car j’ai fait voler en éclats toutes ses justifications qui ne tiennent pas la route. Il est en train de bousculer 2, 3 millions d’utilisateurs de SIM cards pour cet exercice alors que les trafiquants de drogue, qui sont supposément la cible principale de ce nouveau règlement, n’ont qu’à le contourner pour effectuer leurs appels et autres communications.

Q : Quelle est donc la réelle raison de cette démarche, selon vous ?

C’est clair qu’ils sont en train de constituer une base de données sur la population mauricienne, ou plus précisément sur les électeurs mauriciens. Le rapport Lam Shang Leen date de juillet 2018. Et ce n’est que maintenant, en novembre 2023, soit cinq ans après sa publication, qu’ils viennent l’implémenter. Tout cela pour compiler des données, avec comme date butoir le 30 avril 2024, précisément six mois avant les prochaines élections générales. Il est clair, pour moi, qu’ils sont en train de constituer une base de données en relation avec les élections générales à venir.

Q : Pouvez-vous être plus spécifique ? Voulez-vous dire que ces données seront utilisées pour influencer les électeurs ?

Dès que vous aurez la base de données de 2, 3 millions d’utilisateurs de SIM Cards, vous serez en mesure de connaître tous les détails, incluant les numéros de téléphone, l’adresse et les données civiles d’une personne. Ce n’est pas tout. Une photo de l’utilisateur d’une carte SIM est également requise lors du réenregistrement. Une précision de taille que le Premier ministre n’avait pas fournie quand je lui avais posé ma question parlementaire. Selon lui, les citoyens mauriciens ne doivent que produire leur carte d’identité nationale ou leur passeport et une preuve d’adresse. Or, tel n’est pas le cas, leur photo étant également requise. Une fois qu’ils auront toutes ces données, ce sera facile pour eux de tracer les ‘trends’ des utilisateurs des cartes SIM, de les contacter directement par SMS ou autres messageries, et de les cibler dans un contexte électoral.

Q : Au-delà de ce que vous venez de dire, il y a aussi une crainte que les données de ces 2, 3 millions d’utilisateurs ne soient partagées puisqu’elles passent des opérateurs de téléphonie mobile à la ‘Civil Status Division’ et au ‘Passport & Immigration Office’ (PIO) à travers l’ICTA aux fins de vérification. Cela vous inquiète-t-il ?

Bien sûr ! Il faut savoir qui a accès à ces données, qu’elles soient civiles ou biométriques, une fois qu’elles sont stockées. Qui peut les utiliser et qui peut les détourner ? Je rappelle qu’en 2021, le Premier ministre avait déclaré au Parlement que la base de données biométriques du ‘Mauritius National Identity Card’ (MNIC), avait été supprimée en septembre 2015, à. La suite du jugement dans l’affaire Mahadewoo. Est-ce vrai ? Cette base de données a-t-elle effectivement été supprimée ou y a-t-il toujours une base de données biométriques sur la population mauricienne ?

Il faut savoir que les données biométriques concernent les empreintes digitales et les points de reconnaissance faciale d’une personne. Selon le jugement rendu dans cette affaire qu’avait intentée le Dr Mahadewoo contre l’État, une dérogation avait été donnée en ce qu’il s’agit de la carte d’identité biométrique. Ainsi, conformément à ce jugement, les empreintes digitales peuvent être stockées pour une durée maximale de sept jours, uniquement pour permettre leur saisie dans la puce de la carte d’identité nationale avant que celle-ci ne soit générée. Une fois cette étape complétée, ces données doivent être détruites, car c’est anticonstitutionnel de les garder.

Q : Vous vous intéressez également de près à la nouvelle carte d’identité nationale. Pourquoi cet intérêt ? Cache-t-elle également d’autres desseins qui nous échappent ?

Oui, j’avais prévu une autre question parlementaire à ce sujet mardi dernier. Mais le Premier ministre a pris trente minutes pour répondre à une question de l’Hon. Tour sur la police, avec la complicité des backbenchers du gouvernement et du Speaker. Je me demande s’il ne l’a pas fait délibérément afin de ne pas répondre à ma question qui se trouvait juste après sur l’agenda. La nouvelle carte d’identité biométrique digitale sera en vigueur à partir de février 2024, encore une fois pile durant l’année des élections. Un premier batch de 200 000 cartes a été commandé. Ce qui fait que 20% des électeurs, soit 200 000 sur les 991 000 électeurs enregistrés, auront probablement déjà la nouvelle carte d’identité digitale. Cette nouvelle ID card digitale sera-t-elle utilisée pour les prochaines élections générales ? C’est ce que je voulais savoir. Et si oui, comment compte-t-on authentifier l’identité des électeurs qui l’utiliseront ? Je voulais également savoir quel type d’équipement sera utilisé pour lire cette nouvelle carte.

Q :  Pensez-vous qu’il y a des possibilités de manipulation des données ?

Il faut d’abord comprendre que cette nouvelle ID card sera sous deux formes : la carte physique qui comporte une puce électronique telle qu’on a actuellement et ensuite une carte virtuelle/ dématérialisée qui sera accessible sur votre smartphone.

Venons-en maintenant aux faits. Deux facteurs sont importants : d’abord l’identification et ensuite l’authentification. Pour authentifier, il faut vérifier. Pour vérifier, il faut comparer. Mais à quoi le compare-t-on ? Cela ne peut évidemment être qu’à une base de données. D’où ma première question : existe-t-il toujours une base de données centralisées comportant des données biométriques alors qu’elle est supposée avoir été détruite depuis 2015 ?

Ensuite, il faut savoir quel dispositif sera mis en place pour prévenir la fraude puisque cette nouvelle carte d’identité sera en partie dématérialisée. Comment va-t-on assurer la confidentialité des informations et la sécurité de l’identité numérique sur un smartphone alors que la possibilité de manipuler ou de pirater des données existe ?

Q : Vous craignez donc que de fausses cartes d’identité virtuelle ne soient utilisées aux prochaines élections ?

Cette possibilité existe bel et bien !

Q : Il y a d’abord eu la tentative, avortée par la suite, de surveiller les réseaux sociaux par l’ICTA. Maintenant avec le réenregistrement des cartes SIM et l’introduction de la carte d’identité digitale, estimez-vous que tout cela s’insère dans un objectif précis ?

Le trend qui se dessine clairement depuis les quatre dernières années sous ce régime se résume en deux mots : Big Brother. Big Brother is watching you. Ce sont clairement des démarches qui visent à porter atteinte aux libertés fondamentales et à la vie privée des citoyens. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère où tout ce que nous faisons, tout ce que nous disons, et tout ce que nous décidons sera potentiellement observé, espionné et probablement détourné. N’oubliez pas que nous faisons aujourd’hui face à un régime qui, dans sa tête, n’a pas le droit de perdre aux prochaines élections. Nous crions donc aux dangers et nous appelons à la vigilance.