Dharam Gokhool « C’est inédit qu’un ‘sitting PM’ doit se rendre aussi régulièrement en Cour »

Ancien ministre de l’Éducation et observateur politique, Dharam Gokhool décortique la situation politique et constate un affaiblissement du MSM sur le terrain face à un PTr comportant un « contingent de députés bien solides et bien représentatif ». Il énumère aussi les faiblesses du secteur éducatif.

Zahirah RADHA

Q : Comment s’annonce la rentrée parlementaire ?

On s’attend à une rentrée très mouvementée, surtout parce qu’il y a eu, depuis la dernière séance, beaucoup de turbulences politiques. On attend de voir des échanges musclés au niveau du Parlement. Tout le monde attend aussi de voir si le Speaker restera le même ou s’il y aura un changement.

Q : Changement, il y en aura certainement au niveau de la configuration, avec le saut du député Salim Abbas Mamode dans le camp gouvernemental. Est-ce qu’un nouvel adhérent ou même un remaniement ministériel pourra aider le gouvernement à redorer son blason ?

Même s’il est numériquement fort au Parlement, il y a un affaiblissement du gouvernement sur le terrain où il est acculé. Il doit faire face à plusieurs scandales, dont l’affaire Kistnen et Angus Road qui refait surface. Sans oublier Air Mauritius, les nominations contestées, surtout au sein de l’‘Electoral Boundaries Commission’ (EBC) et dans le cas du MIE où le jeune Dr Vishal Jaunky a été injustement pénalisé. Le gouvernement est secoué par tous ces problèmes. L’opposition profitera de cette situation pour tenter de le contrer au Parlement. On s’attend donc à ce que les séances parlementaires soient très animées.

Q : Le PM devra se présenter en cour le 8 et le 11 novembre prochains dans la plainte concernant les dépenses électorales logées par Suren Dayal, dont l’autre qu’il a logée lui-même pour diffamation dans le sillage de l’affaire Angus Road. N’est-ce pas une situation inédite ?

Depuis les pétitions électorales, le Premier ministre a dû se rendre en Cour à plusieurs reprises. Il ne s’agit donc pas d’une situation inédite, mais plutôt d’une continuité. C’est inédit dans le sens qu’un ‘sitting Prime Minister’ doit se rendre aussi régulièrement en Cour pour faire face à des procès.

Q : Cela ne terne-t-il pas l’image du pays ?

Nous avons actuellement une situation politique quelque peu contestée. Même sur le front économique, la situation demeure difficile, que ce soit en termes d’endettement, de chômage et d’inflation, entre autres. La situation interne au pays est déjà compliquée. Pour corser l’addition, il y a eu, dans le sillage du naufrage du Wakashio et de la pandémie Covid-19, des déclarations ministérielles, incluant celle du Premier ministre contre l’Angleterre concernant Diego, qui nous ont mis à mal sur le plan international. N’oublions pas que, même si le pays n’est plus sur la liste grise du GAFI (Groupe d’action financière), il figure toujours sur la liste noire de l’Union Européenne (UE). Tous ces facteurs ont déjà entaché l’image du pays sur le plan international.

Les médias étrangers s’intéresseront aux nouveaux procès qui seront entendus en Cour. Ce sera surtout ‘damaging’ s’ils se mettent à fouiller l’affaire Angus Road. L’image du Premier ministre prendra un coup, surtout sur le plan de la bonne gouvernance. D’autant qu’à l’international, on est très à cheval sur la question. Vous aurez d’ailleurs remarqué que le Premier ministre n’a pas fait beaucoup de déplacements à l’étranger. Il a été prudent de ne pas se déplacer…

Q : …mais les frontières étaient quand même fermées à cause de la Covid-19 !

Oui, c’est vrai. Mais sur le plan international, la réputation de Maurice est en jeu, en grande partie à cause de la position adoptée par le gouvernement sur certains dossiers.

Q : Roshi Bhadain estime que la réclamation en dommage de Pravind Jugnauth est une bénédiction car cela lui donnera l’occasion de l’interroger sur l’affaire Angus Road. Pensez-vous que d’autres vérités surgiront au cours de ce procès, tel que cela a été le cas durant l’enquête judiciaire sur la mort de Soopramanien Kistnen ?

Je partage son analyse à l’effet que cela nous permettrait d’obtenir des réponses dans l’affaire Angus Road, car on n’en a pas eu lors des questions parlementaires à ce sujet alors que les enquêtes de l’ICAC et de la police avancent à une vitesse de tortue. Notre judiciaire affiche, elle, une indépendance. Les déclarations de Roshi Bhadain sont souvent suivies de révélations. Il a d’ailleurs soutenu qu’il apportera de nouveaux éléments dans cette affaire.

Je pense que le Premier ministre a fait ce ‘move’ pour ne pas avoir à répondre aux questions parlementaires à ce sujet. Mais Bhadain est en train de déjouer sa démarche, en mettant d’un côté un ‘counter-claim’ de Rs 100 millions et de l’autre, en signalant son intention d’assurer que l’affaire soit entendue en Cour dans les plus brefs délais. Ce qui n’est pas vraiment à l’avantage du gouvernement et du Premier ministre.

Q : L’étau se resserre-t-il donc autour du Premier ministre, compte tenu également de la plainte logée contre lui par Suren Dayal pour fausse déclaration de ses dépenses électorales aux dernières élections générales ?

Les Mauriciens suivent la politique de très près et ils ont des analyses pointues et une imagination fertile. J’ai écouté un programme radiophonique évoquant la question des élections anticipées. Certains arguments avancés pointent dans cette direction, d’autant qu’il ne faut pas écarter le risque que la Cour prenne une décision qui soit défavorable au Premier ministre. Une condamnation l’empêchera éventuellement de se porter comme candidat.

Il y a des éléments montrant le Premier ministre afficher une certaine sérénité. Néanmoins, en lisant entre les lignes, il semble hyperactif, comme s’il est en campagne électorale. Il va partout et ‘li risse tou drap lor li’ en prenant la paternité de tous les projets, et en éclipsant les ministres. Ce qui démontre, selon moi, qu’il n’est pas vraiment serein. Il est préoccupé, probablement par les risques auxquels il est confronté.

Q :  Mais le présent mandat tirera peut-être à sa fin, le temps que dureront ces deux enquêtes en Cour ?

On se retrouve dans une situation assez identique à celle de 2010-2014 où le PTr ne pouvait pas se concentrer sur ses priorités à cause des procès en Cour. Je constate aussi que le Premier ministre et le MSM se focalisent sur certains projets pour se vanter alors qu’il y a une série de problèmes sur le plan social, comme le chômage parmi les jeunes et les femmes, le vieillissement de la population, le rajeunissement et la féminisation de la drogue, les violences et viols atroces en hausse, et auxquels ils ne prêtent pas attention. Ce sont pourtant des préoccupations majeures de la population.

La réalisation de quelques projets au profit de la dégradation sociale jouera contre le MSM, parce qu’il n’a pas pu ajuster ses priorités. Lors d’une élection, les gens se demanderont si leur qualité de vie s’est améliorée, s’ils sont plus sécurisés, si l’avenir de leurs enfants est assuré, entre autres. Ce qui compliquera alors la tâche du gouvernement.

Q :  Vous parlez de campagne électorale et d’élections. Les municipales arrivent à grands pas. Cela n’explique-t-il pas le comportement du gouvernement ?

La priorité et la préoccupation du Premier ministre, c’est de consolider l’électorat qui l’a placé au pouvoir, c’est-à-dire l’électorat rural. Nous savons tous que le MSM n’a pas de grandes assisses dans les régions urbaines. Il préfère donc rassurer son électorat, d’autant que le PTr ne chôme pas, même si son leader est en convalescence. L’aile jeune travailliste et Gen Next sont présents sur le terrain. Le PTr a aussi un contingent de députés très solides et bien représentatif, que ce soit en termes de régions rurales et urbaines, d’âge, de compétences et de background ethnique, et qui sont un atout pour le parti. Il ne faut donc pas négliger la force de frappe du PTr. Lorsqu’il descendra sur le terrain, je suis sûr que cela créera beaucoup de problèmes pour le gouvernement lors des municipales.

Q : Une division au sein de l’opposition parlementaire ne jouera-t-elle pas au trouble-fête ?

L’idéal, c’est que les forces de l’opposition s’unissent. Mais ils sont actuellement fragmentés et n’arrivent pas à trouver un terrain d’entente. Il n’est pas nécessaire, selon moi, de marier les élections municipales et générales. L’objectif principal de l’opposition, c’est de contrecarrer le gouvernement. Si les partis de l’opposition sont dispersés, le gouvernement se sentira confortable. Tactiquement, ils auraient dû se mettre ensemble pour les municipales, même si chacun va par la suite de son propre côté pour les élections générales. Je ne vois pas pourquoi les deux doivent être liés. Ce qui est intéressant d’ailleurs, c’est qu’un porte-parole du MMM a avoué que la question de leadership évoquée lors du regroupement de l’opposition ne pose plus problème.

Q : Cela leur posait pourtant problème quelque temps de cela !

Tout à fait. Mais Ajay Gunness a été assez honnête sur la question. C’est bon qu’ils aient réévalué leur position.

Q : Cette réévaluation intervient à un moment où il y a une certaine hémorragie au niveau du MMM…

En effet. Et selon mes informations, ce n’est pas encore terminé. Tous ces départs affaiblissent le MMM, d’où le recalibrage de son positionnement vis-à-vis du PTr.

Q : Maintenant que le pays est sorti de la liste grise de la FATF et que nos frontières sont ouvertes, le pays pourrait-il de nouveau respirer ?

C’est une bonne chose que le tourisme reprend. Mais en même temps, il ne faut pas oublier que les touristes retournent parce qu’ils se croient protégés contre les cas de contamination à la Covid-19. Or, la situation n’est pas totalement sous contrôle, surtout au niveau de la gestion et de la communication. Il y a une opacité entourant le nombre de morts et les contaminations dans les écoles sont préoccupantes. D’autant qu’après le variant Delta, d’autres variants peuvent se retrouver à Maurice. Focaliser sur le tourisme et négliger le côté sécuritaire peut compliquer la situation.

Et puis, on ne peut pas dépendre uniquement sur le tourisme pour le redécollage économique. Il faut aussi prêter attention aux PMEs qui sont actuellement dans une situation catastrophique, beaucoup étant endettées. Il n’y a pas eu non plus de création de nouveaux secteurs. On parle de l’économie verte et bleue, mais rien n’a été fait de façon concrète. Il n’y a rien non plus du côté de l’investissement. La création d’emplois dans le secteur privé est au ralenti tandis qu’il n’y a pas d’opportunités pour les jeunes qualifiés.

Q : Il y a aussi la crainte d’une vague de licenciements avec le ‘Wage Assistance Scheme’ (WAS) qui tire à sa fin. Cela n’entrainerait-il pas une crise sociale ?

Les syndicats tirent déjà la sonnette d’alarme. Il parait que des compagnies utilisent des ‘loopholes’ qui existent dans la loi pour contourner les règlements et pour éviter de passer par le ‘Redundancy Board’. C’est évident que la fermeture des entreprises entraînera une crise sociale. Comme je l’ai dit, le gouvernement accorde peu de priorité au plan social et à la création d’emplois. Le WAS n’est qu’un palliatif.

Q : Remède palliatif d’un côté pour les PMEs et de l’autre, l’implémentation du rapport du PRB en un seul trait au lieu des deux tranches préconisées. Le gouvernement ne créé-t-il pas deux catégories de travailleurs dans le pays ?

Le gouvernement avait promis que le rapport du PRB prendrait effet à partir de janvier 2020. En effet, des syndicalistes soutiennent que ce rapport crée des disparités, comme dans le cas des ‘general workers’. Peut-être au niveau de la hiérarchie, il y a désormais une parité entre le secteur public et privé. Par contre, il a y a beaucoup de disparités concernant les ‘middle’ et ‘lower managements’ et les ‘general workers’. Qui plus est, son implémentation en un seul trait au lieu de l’accorder en deux tranches mettra un fardeau sur les finances de l’État.

Q : Avec le nombre de contaminations dans les écoles, le maintien du ‘staggered time-table’ et l’incapacité des autorités à implémenter l’‘online teaching’, le secteur éducatif fait face a beaucoup de défis qu’il peine à relever. Comment évaluez-vous cette situation ?

Je constate qu’il y a une politique contradictoire. La ministre de l’Éducation avait annoncé que les cours reprendront normalement, mais tel n’a pas été le cas, même si le nombre de jours a été allongé pour que le programme puisse être bouclé. On apprend ensuite qu’ils font un exercice de ‘deloading’, soit une réduction du programme éducatif. J’aimerais d’abord savoir qui sont ces gens qui sont concernés par le ‘deloading’ ? Sont-ils des spécialistes ? Y a-t-il un panel constitué d’experts du MIE ou de personnes indépendantes qui aident le ministère dans cette démarche ? Le ‘deloading’, il faut le savoir, comporte un effet cumulatif. Prenons les Mathématiques, par exemple. Le programme est défini dans le curriculum et chaque étape amène l’enfant vers les examens du SC et du HSC. En cas de manipulation du programme, l’apprenant se verra face à un déficit d’apprentissage. Ce qui l’empêchera probablement de réussir et d’obtenir ses 5 credits en SC. Pour moi, cette situation est un peu voulue par le gouvernement.

Je trouve aussi inacceptable qu’il y a plus de 30 enfants dans une classe de grade 1 et 2. Il s’agit pourtant de la petite enfance et c’est là qu’il accorder plus de ressources et d’opportunités pour le développement des enfants. Or, on les étouffe quand on les met à 35 ou 36 dans une classe. Quand j’étais ministre de l’Éducation de 2005 à 2010, on évoquait déjà un ratio de 20 :1. Il me semble que la situation a maintenant empiré. Est-ce qu’on peut permettre une telle situation en 2021 ? Y a-t-il un manque d’enseignants ou de ressources ? Si tel est le cas, cela veut dire qu’un secteur stratégique de l’économie est négligé : celui de l’éducation. Car ce sont nos enfants qui représentent l’avenir du pays.

Le ‘remote learning’ aurait dû être fait en complémentarité avec les cours en présentiel, comme cela se fait dans d’autres pays tels que le Rwanda. Pourquoi le ‘remote learning’ a-t-il été abandonné ? La ministre affirme que chacun doit assumer ses responsabilités. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ne prend-elle pas ses responsabilités en tant que ministre de l’Éducation pour donner les ressources nécessaires…

Q : Y a-t-il un manque de réactivité et proactivité de sa part ?

Exactement ! C’est du ‘crisis management’. La situation est chaotique au niveau du secteur de l’éducation et cela m’attriste énormément. Les étudiants actuels font malheureusement partie d’une ‘lost generation’. Ils feront face à beaucoup de difficultés au niveau du SC, HSC et même plus tard quand ils poursuivront des études avancées.

Q : Que proposez-vous pour résoudre ce problème ?

Tout d’abord, la ministre doit s’asseoir avec le corps enseignant et solliciter sa collaboration pour que l’éducation se fasse en ‘mixed mode’, soit en présentiel et en ‘remote learning’. Et puis, il ne faut pas compromettre la qualité de l’éducation. Il lui faut assurer que la division de ‘quality assurance’ du ministère soit à l’écoute des ‘stakeholders’ du secteur et qu’elle apporte des données qui peuvent être analysées par des techniciens du ministère pour pouvoir éventuellement soutenir les efforts qui se font dans les écoles.

La plus grande faiblesse actuelle du secteur éducatif, c’est la disparition du ‘remote learning’ alors qu’il devait être le ‘new normal’. Les écoles sont dépourvues de connectivité. Presqu’un milliard de roupies avait été consacré au ‘mainstreaming ICT in education’, selon le rapport de l’audit. Tout cet argent a été gaspillé. Il faudra également faire une enquête pour voir si les tablettes sont utilisées. Tout le projet d’informatisation et de digitalisation du secteur éducatif a échoué. L’argent a été voté, mais mal utilisé.