Dr Vinaye Ancharaz : « Y a-t-il une connivence entre le gouvernement et le secteur privé ? »

  • « Depuis le dernier « rating » de Moody’s, il y a eu une série de facteurs négatifs. On a persisté avec le don de Rs 60 milliards au gouvernement. Et on continue de creuser dans les réserves de la BoM, occasionnant dans la foulée une dépréciation continue de la roupie et une hausse du taux d’inflation. Ce qui ne font que renforcer ce « negative outlook ». »

La préoccupation principale en ce début d’année 2022 demeure l’économie. Verra-t-on enfin une relance des affaires ? Le Dr. Vinaye Ancharaz, économiste, nous répond par l’affirmative. Il jette néanmoins un regard critique sur la façon dont l’économie est gérée…

Zahirah RADHA

Q : 2022 sera-t-elle enfin l’année de la relance économique après deux ans difficiles ?

Mettons-le en perspective. En 2020, il y a eu une décroissance d’environ 15%. En 2021, on a terminé l’année avec un taux de croissance de 4, 8%. Ce qui est logique. ‘When you hit rock bottom, the only way is up’. Les frontières sont maintenant ouvertes après une longue fermeture et on attend à ce que le tourisme reprenne. C’est un secteur très important à notre économie puisqu’il contribue directement à presque 7 à 8% du Produit Intérieur Brut (PIB) alors que sa contribution indirecte est 2 ou 3 fois plus élevée. Une relance dans le secteur touristique est donc primordiale pour la croissance au niveau national.

Je pense personnellement qu’on pourra atteindre une croissance de l’ordre de 5% cette année-ci. D’autant que la pandémie de Covid-19 évolue d’une façon positive avec le variant Omicron qui est apparemment moins virulent que le Delta. Il y a, certes, de grosses incertitudes à l’horizon, mais on peut quand même s’attendre, et je l’espère, à ce que la pandémie devienne endémique. On ne peut que garder l’optimisme. Pour tout résumer, ce sera définitivement une année de relance économique avec un taux de croissance tournant autour de 5%.

Q : Mais ne touche-t-on toujours pas le fond sur le plan économique avec la dette publique qui frôle les 100% du PIB, le taux croissant de l’inflation et la dépréciation de la roupie ?

On a déjà touché le fond en 2020 et comme je l’ai dit, ‘the only way now is up’.  Il est vrai que ces problèmes que vous avez mentionnés font surface. Le taux d’inflation à la fin de l’année dernière était de 6, 8%. La dépréciation de la roupie se poursuit depuis les deux dernières années. La roupie s’est déjà dépréciée de l’ordre de 17 – 18% vis-à-vis des devises étrangères. Ce qui a accentué le problème d’inflation. Puisqu’on importe pratiquement tout ce qu’on consomme, on subira l’impact de cette inflation de plein fouet.

Il est vrai que la dépréciation de la roupie peut aider l’exportation parce que les prix sont plus compétitifs, mais ce n’est qu’un impact temporaire. C’est la productivité qui doit demeurer à la base de la compétitivité. Quant à l’inflation, elle affectera davantage la consommation qui a déjà connu une baisse de 15% l’année dernière. Un ralentissement dans la consommation, qui est l’un des moteurs de croissance à Maurice, aura donc un effet néfaste puisqu’il ralentira à son tour la croissance.

Q : Les répercussions ne risquent-elles pas d’être lourdes pour la population ?

Certainement ! L’inflation affectera surtout ceux ayant des revenus fixes, comme les pensionnaires puisqu’ils n’ont pas reçu la compensation salariale. Celle-ci est censée compenser la hausse du coût de la vie, mais le récent exercice ne compense que partiellement l’augmentation du coût de la vie de par la façon dont la compensation a été calculée. Une compensation de Rs 400 pour des employés percevant un salaire médian de Rs 40 000 ne représente qu’un seul pourcent. Résultat : il y a une érosion des revenus réels et une perte du pouvoir d’achat. D’où la baisse dans la consommation. En dépit de tous ces risques, la croissance de 5% est, selon moi, réalisable.

Q : Quid des licenciements éventuels qu’on craint avec la fin du ‘Wage Assistant Scheme’ (WAS) et le chômage croissant ?

Selon les dernières statistiques disponibles pour le troisième trimestre de l’année dernière, le taux de chômage s’élevait à 9, 8%. Ce chiffre ne reflète pas vraiment la situation réelle, selon moi. Il y a environ 65 000 personnes qui sont au chômage, mais qui sont classées comme « economically inactive » par « Statistics Mauritius ». Elles ne sont ainsi plus comptabilisées dans la force du travail. C’est un ajustement qui fait baisser automatiquement le taux du chômage. C’est peut-être une ruse pour masquer la vérité. Le vrai taux du chômage s’élève approximativement à 15 ou 16%, selon mes estimations.

Ceci dit, le chômage a augmenté en raison de l’inactivité ou faible taux d’activité dans les secteurs touristiques et informels. Mais avec la reprise attendue dans le tourisme et le secteur informel cette année-ci, le taux de chômage baissera. Quant à l’abolition du WAS, je ne pense pas que son impact se fera sentir justement en raison de la reprise dans ces secteurs.

Q : On lorgne toujours du côté des marchés traditionnels sur le plan du tourisme. N’est-ce pas un handicap majeur qui freine la relance et le développement de ce secteur ?

Depuis quelques temps, on vend Maurice comme une « honeymoon destination ». Cette stratégie a apporté sa contribution, mais elle doit maintenant être revue. La pandémie a provoqué un changement dans les habitudes des voyageurs. Ceux-ci ont tendance à privilégier des « short-haul destinations ». Or, Maurice se trouve très loin de ses principaux marchés touristiques. D’où l’importance de revoir notre stratégie marketing. On a beaucoup plus à offrir.

Q : Par exemple ?

Il faut cibler les marchés qui ne sont pas trop loin de nous. Les Seychelles, par exemple, promeuvent un tourisme haut de gamme et l’écotourisme. Je pense que Maurice a aussi ce potentiel puisqu’on vit dans une ère ou davantage d’accent est mis sur tout ce qui est vert, surtout avec le changement climatique.

Jusqu’ici, Maurice a privilégié un « mass tourism ». Ces touristes ne dépensent généralement pas beaucoup. Il faut qu’on mette plus d’emphase sur la qualité au lieu du nombre de touristes. On doit changer de stratégie pour les inciter à dépenser plus.

Q : Air Mauritius, en tant que transporteur national, pourra-t-il être à la hauteur de la tâche qu’on attend de lui ?

Air Mauritius a déjà perdu une bonne partie de sa flotte. Avec moins de vols, surtout sur des destinations comme l’Europe ou même Singapour et l’Asie, le nombre d’arrivées touristiques sera affecté. Je pense qu’à moyen terme, il faudra rechercher des partenariats avec d’autres compagnies d’aviation pour emmener des touristes à Maurice, d’autant que je ne vois pas Air Mauritius décoller de sitôt.

Q : La MIC a injecté Rs 25 milliards dans Airport Holdings Ltd. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Cela ne m’inspire pas du tout ! Rs 25 milliards, c’est une grosse somme. Celle-ci représente presque un tiers des Rs 80 milliards allouées à la « Mauritius Investment Corporation » (MIC). À la fin de l’année dernière, elle en avait déjà déboursé Rs 41 milliards. La MIC est, pour moi, une entité du gouvernement puisqu’elle opère sous l’égide de la Banque de Maurice. De l’autre côté, Airport Holdings Ltd est aussi une entité gouvernementale. ‘C’est komsi pe zis sanz la main’.

Selon ma compréhension, une grande partie de ces Rs 25 milliards ne sera pas injectée dans la compagnie parce qu’elle sera utilisée pour éponger des dettes existantes. Est-ce une bonne chose ? Peut-être n’avait-on pas le choix. Mais la MIC, rappelons-le, a été créée pour investir dans des entreprises qui ont une « growth potential ». Airport Holdings Ltd tombe-t-elle dans cette catégorie ? La MIC aura-t-elle un retour sur cet investissement puisqu’il s’agit avant tout de l’argent public ? La question reste posée.

Q : En dépit de l’avertissement du FMI, la MIC continue d’opérer sous l’égide de la BoM. Quel impact cela aura-t-il sur la politique monétaire ?

Le Fonds Monétaire International (FMI) avait désapprouvé la formation de la MIC parce que le rôle principal d’une Banque centrale, c’est de maintenir la stabilité des prix et la stabilité financière. La BoM n’est pas mandatée à opérer une compagnie privée, surtout si celle-ci fait des investissements d’une façon douteuse et qu’elle ne tombe pas « under public scrutiny ».

Le FMI avait recommandé que la MIC passe directement sous la supervision du gouvernement. Mais la BoM n’a fait qu’à sa tête. Idem pour les Rs 60 milliards offerts au gouvernement en guise de « grant ». C’est très grave parce que le FMI est une autorité et en faisant fi de ses recommandations, on se met dans une mauvaise posture. Je ne serai pas étonné si le pays se voit prochainement « downgraded » par Moody’s.

Q : Justement, la monétisation de la dette publique pourrait-elle provoquer un « downgrading » de Moody’s ?

Ces Rs 60 milliards offerts comme un « grant » au gouvernement est une injection d’argent dans le circuit et qui a fait augmenter la base monétaire de 40% en 2021. Cet excès de liquidités contribue également à la hausse d’inflation. C’est ce qu’on appelle « helicopter money » ou monétisation de la dette publique. Cela va à l’encontre de ce que préconise le FMI. Dans le dernier rapport de Moody’s d’ailleurs, le classement était accompagné d’un « negative outlook ». En d’autres mots, un autre « downgrade » n’est pas à écarter.

Depuis le dernier « rating » de Moody’s, il y a eu une série de facteurs négatifs. On a persisté avec le don de Rs 60 milliards au gouvernement. Et on continue de creuser dans les réserves de la BoM, occasionnant dans la foulée une dépréciation continue de la roupie et une hausse du taux d’inflation. Ce qui ne font que renforcer ce « negative outlook ».

Q : Avec les scandales qui persistent également, notre pays ne semble pas près de sortir de l’auberge, n’est-ce pas ?

Certainement ! À voir la façon dont les institutions, qu’elles soient la police, l’ICAC, la FSC, la BoM ou autres, sont dirigées, la bonne gouvernance est inexistante. Les nominés politiques sont incompétents. Avec la pandémie, on doit faire preuve d’innovation pour nous sortir de l’impasse, d’autant que l’économie ‘dan pince’. Il nous faut des « thinkers » et des personnes compétentes pour pouvoir diriger le pays à bon port. Or, nous n’en n’avons pas. Les cas de corruption s’accumulent alors que l’ICAC n’agisse pas. La communauté internationale nous surveille de près. Maurice, qui était jusque-là, l’exemple d’une économie vivante et démocratique est maintenant classé comme une autocratie par le rapport danois V-Dem. C’est très grave. Le pays bascule de plus en plus dans la dictature.

Q : Face à ces dérives, le secteur privé n’aurait-il pas dû élever la voix pour tirer la sonnette d’alarme ?

Oui, mais ce n’est pas le cas, bien qu’il y ait un groupe extra-parlementaire qui a émergé pour faire entendre sa voix. Je me demande s’il n’y a pas de connivence entre le secteur privé et le gouvernement. La question reste posée. Je ne vois personne du secteur privé exprimer son désaccord avec la politique gouvernementale ou tirer la sonnette d’alarme sur les cas de corruption. Tout cela a un impact direct ou indirect sur notre « rating » au niveau international. Est-ce que le secteur privé ne fait que « tag along » avec le gouvernement parce que ‘zot aussi ena zot boute à gagner avec le gouvernement’ ?

Q : Nos importations dépassent largement nos exportations bien qu’on parle d’autosuffisance alimentaire. Comment peut-on y remédier ?

On a enregistré un déficit commercial de Rs 120 milliards l’année dernière. Notre volume d’importation est trois fois supérieur à celle de l’exportation qui a davantage baissé suivant la pandémie. Pourtant, cette même pandémie nous a démontré à quel point l’autosuffisance alimentaire est importante. Maurice est un « net food-importing country ». On importe pratiquement tout ce qu’on consomme, incluant la pomme de terre, l’oignon et le maïs. Il y a un gros travail à faire pour qu’on puisse produire plus. Pourquoi ne peut-on pas planter la pomme de terre, l’oignon et le maïs à grande échelle pour commencer ? L’agriculture a un potentiel que Maurice n’a pas su exploiter.

Q : La politique gouvernementale n’est-elle pas contradictoire puisqu’elle prône, du moins en théorie, l’autosuffisance alimentaire alors qu’elle continue de donner des subsides à certains importateurs, comme dans le cas du lait ?

Les subventions allouées sur les produits importés ont un but précis : soulager les consommateurs. Mais il ne semble pas qu’elles marchent puisque les prix ne baissent pas. On ne voit pas concrètement l’effet de la subvention, bien que la démarche en elle-même n’est pas mauvaise. Il nous faut revoir notre politique industrielle de sorte à ce qu’on peut produire plus là où il y a un potentiel. On se demande aujourd’hui ce qui s’est passé avec notre industrie de chaussures et de textile-habillement. Notre industrie manufacturière s’éteint petit à petit. Il nous faut davantage promouvoir de nouveaux pôles dans le secteur manufacturier.

Q : Dans quel secteur le gouvernement doit-il mettre plus d’accent dans le prochain budget, selon vous ?

L’économie verte qui prend de l’ampleur partout à travers le monde, mais pas à Maurice. Elle regorge de potentiels. Idem pour l’économie bleue. Malheureusement chez nous, on a un ministère qui porte le nom de « blue economy », mais dont le rôle n’est réduit qu’à s’occuper de la pêche. Comme si on n’a fait qu’un « relabelling » du ministère. Pourtant, c’est un secteur qu’on aurait pu développer. Je sais, par exemple, qu’un entrepreneur avait proposé la culture de coraux pour l’exportation, mais ses démarches n’ont pas abouti. Pourquoi ? Quel intérêt le gouvernement cherche-t-il à protéger ? On ne sait pas.

Il faut aussi développer l’agriculture, l’‘agro-processing’ ainsi que l’ICT. On parle beaucoup d’industrie pharmaceutique, mais ce n’est absolument pas nouveau puisqu’on en parle depuis des décennies sans que rien n’ait été fait. Ce qui est plus important en fin de compte, c’est l’implémentation des projets. L’heure est plus à l’implémentation qu’aux belles intentions et les grandes paroles.