Jean Claude de l’Estrac :« Le pays tout entier est révulsé »

  • « …la dégringolade est rapide, peut-être à la mesure de l’attente, des espoirs suscités, des promesses faites » 

Dans une interview accordée au Sunday Times, l’observateur politique, Jean Claude de l’Estrac, ancien directeur général de l’express et ex-SG de la Commission de l’Océan Indien (COI), ne cache pas sa déception devant la révocation de Megh Pillay comme CEO d’Air Mauritius. Il ne passe d’ailleurs pas par quatre chemins pour dénoncer la « médiocrité gestionnaire au plus haut niveau de l’État mouillant beaucoup de monde, des politiques, des  fonctionnaires, des conseillers, des directeurs censés indépendants ». Jean Claude de l’Estrac accueille aussi la décision du ministre Roshi Bhadain de faire entendre sa voix sur le sujet, tout en dénonçant la position adoptée par le ministre Ivan Collendavelloo.

Sanjay BIJLOLL

 

Q : Vous voilà à nouveau dans l’actualité à l’occasion de la parution  en France de votre dernier livre sur la Francophonie.1 Pourquoi ce livre ?

R : Pour faire œuvre utile. Ce qui s’est déroulé en France et en Afrique francophone lors de la campagne pour désigner le secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie est un scandale diplomatique et politique. Une honte aussi pour une certaine Afrique. Il fallait que la vérité soit dite, c’est fait.

 

Q : Du coup vous revenez aussi dans l’actualité politique. On ne va pas s’en priver : la révocation de Megh Pillay continue à défrayer la chronique. En tant qu’observateur averti, qu’est-ce que toute cette affaire vous inspire-t-elle ?

R : La colère et le dépit. Ce pays mérite mieux que cet étalement de cynisme et de médiocrité gestionnaire au plus haut niveau de l’État mouillant beaucoup de monde, des politiques, des  fonctionnaires, des conseillers, des directeurs censés indépendants. Je crois que le pays tout entier est révulsé. Mais il  n’est dans la culture du Mauricien de descendre dans la rue, il sait attendre son moment pour régler les comptes.

 

Q : Croyez-vous également que les principes de bonne gouvernance ont été bafoués ?

R : Bien sûr ! Le ministre de la Bonne gouvernance est enfin sorti de son mutisme pour le reconnaître. Encore que cette fois aussi la cacophonie gouvernementale s’est manifestée, il est clair que le vice-Premier ministre Collendavelloo ne semble pas  être, lui, de cet avis. On dirait qu’il a des griefs à l’encontre de Pillay, mais nous ne savons pas lesquels.

 

Q : Il semblerait effectivement que le cabinet ministériel est divisé sur cette question précise, mais aussi sur un bon nombre de dossiers. Est-ce normal que le gouvernement soit aussi divisé ?

R : Qu’il y ait des débats et l’expression d’opinions divergentes au sein d’un conseil des ministres, et à plus forte raison dans un cabinet tripartite, n’est pas un problème en soi. Ce qui est déstabilisant pour le pays, c’est l’expression publique de ces divergences.

 

Q : Et qu’en est-il de la divergence flagrante entre sir Anerood Jugnauth et Pravind Jugnauth ?

R ; Que voulez-vous que je vous dise, je ne suis pas psychologue !

 

Q : Le Premier ministre donne systématiquement l’impression qu’il ne connaît rien aux affaires du pays. En ce faisant, quel signal envoie-t-il à la population ?

R : La question est de savoir s’il ne connait vraiment rien de qui se passe autour de lui, de ce qui se fait souvent en son nom, ou bien est-ce une posture qui l’arrange et lui permet à coup de boutades de ne pas rendre des comptes ?

 

Q : Une éventuelle accession de Pravind Jugnauth comme Premier ministre, sans passer par les urnes, serait-elle légitime, selon vous ?

R : Le synonyme de légitime, c’est légal, constitutionnel, réglementaire. Oui, Pravind Jugnauth peut accéder au poste de Premier ministre puisqu’il pourra faire la démonstration qu’il contrôle une majorité au Parlement. C’est tout ce que la constitution exige. Mais les conditions politiques de cette accession, son relent dynastique posent problème à beaucoup de Mauriciens.

 

Q : La grogne se fait de plus entendre parmi la population. Qu’est-ce qui pourrait expliquer ce mécontentement deux ans seulement après la prise de pouvoir de l’Alliance Lepep ?

R : D’abord c’est un phénomène classique. Pratiquement tous les partis une fois au pouvoir font l’expérience d’une déperdition électorale. Mais cette fois, on dirait que la dégringolade est rapide, peut-être à la mesure de l’attente, des espoirs suscités, des promesses faites. Pas tant sur les réalisations concrètes que sur l’éthique, les valeurs, la bonne gouvernance justement. Grosse, très grosse déception !

 

Q : Croyez-vous qu’un revirement de situation serait possible, dans l’éventualité où le leader du MSM devienne Premier ministre ?

R : Difficile à dire ! On peut penser que cela apportera à l’équipe gouvernementale un sens de direction, une plus grande cohésion, mais ce n’est pas le titre qui fait le leader.

 

Q : Quelles sont vos appréciations sur les récents développements concernant le dossier Chagos ?

R : Je vais me répéter, au risque d’apparaître antipatriotique. Sur la base de ce que je sais, après avoir longtemps étudié tous les éléments de l’affaire, j’ai la conviction que les Américains ne feront aucune concession sur Diego Garcia. C’est pour des raisons politiques qui restent toujours valables qu’ils ont obtenu des Britanniques qu’ils déportent tous les habitants de Diego Garcia. Je ne les vois pas participer à la repopulation de l’île. En revanche, une reconnaissance de la souveraineté de Maurice sur les autres îles  de l’archipel peut être négociable. Pour faire quoi, pas un autre Agalega, j’espère.

 

Q : Croyez-vous que les secousses au sein du gouvernement permettraient aux partis de l’opposition, dont l’ancien Premier ministre, Navin Ramgoolam, de faire un come-back ?

R : Cela aussi c’est difficile à dire à ce stade. Mais quand on analyse la situation aujourd’hui, on peut penser que cette fois les conditions sont vraiment réunies pour une lutte électorale à trois même si les partis sont toujours prêts aux pires accommodements. Mais je ne vois pas comment Paul Bérenger pourrait proposer à son parti une nouvelle alliance avec les Travaillistes. Je ne vois pas les Travaillistes se rapprocher du MMM non plus. Au fait ces deux électorats sont viscéralement antagonistes. Bérenger aurait peut-être voulu tenter le coup avec le MSM, mais les rapports avec Pravind sont froids. Bérenger n’a pas pour le fils la même  estime qu’il a pu avoir pour le père. Je ne vois non plus Ramgoolam voler au secours de Pravind Jugnauth. Alors,  peut-être que  les circonstances obligeront les partis à un peu de courage politique, les électeurs en seront ravis.

* Francophonie – De Hanoi à Dakar, Le Pacte Brisé, Éditions Cherche-Midi, Paris