Mainmise du gouvernement sur les institutions constitutionnelles

Dans le sillage du rapport sur la mort de Kistnen

Après que le rapport de la magistrate de la cour de Moka sur les circonstances entourant la mort de Kaya Kistnen a été rendu public, nous assistons aux prémices d’une tentative inquiétante de mainmise du gouvernement sur le bureau du DPP, sur le judiciaire et sur le barreau, les derniers remparts constitutionnels contre les dérives de l’État.

Après la diffusion du rapport sur les ondes de Téléplus le vendredi 14 octobre, l’Attorney General, Maneesh Gobin, a promptement réagi en tenant une conférence de presse le lendemain et en émettant un communiqué le dimanche 16 octobre. Il a annoncé qu’il allait demander au Commissaire de police d’initier une enquête pour voir s’il y a eu un quelconque délit de « conspiracy » après la fuite du rapport. Il avait aussi expliqué qu’il allait avoir des consultations avec la cheffe-juge pour voir si le ‘Judicial and Legal Services Commission’ (JLSC) devrait prendre les mesures appropriées contre une personnalité juridique tombant sous sa juridiction, et qui, selon lui durant sa conférence de presse, avait déjà été candidat aux élections dans le passé. Selon les Avengers, il faisait référence à Me Azam Neerooa, dont le professionnalisme comme ‘leading prosecutor’ au sein du bureau du DPP est bien connu.

Il convient de noter ici que le ‘District and Intermediate Courts (Criminal Jurisdiction) Act’, qui régit les enquêtes judiciaires, ne fait nullement mention si la diffusion du rapport du magistrat par une personne autre que le DPP constitue un quelconque délit. Le DPP, Me Satyajit Boolell, a vite réagi par le biais d’un communiqué émis le 17 octobre 2022 en ces termes : « The independence with which the officers of the ODPP need to exercise their functions […] has come under severe attack through the Attorney General’s communiqué […]. The ODPP will not allow itself to be intimidated in yet another attempt to curtail its independence and fearlessness to uphold the Rule of Law in our democratic society.”

La magistrate attaquée et fausse route de l’AG

D’autres ont aussi vu une menace contre la magistrate qui avait présidé l’enquête judiciaire. Ainsi, durant la conférence de presse des Avengers du 17 octobre, Me Rama Valayden a ainsi expliqué qu’il y avait des « menaces à peine voilées contre la magistrate Vidya Mungroo-Jugurnath », selon la teneur du communiqué de l’Attorney General. Qui plus est, que l’Attorney General sollicite une consultation avec la cheffe-juge est une violation du principe de la séparation des pouvoirs entre le gouvernement et le judiciaire, estime pour sa part Rajen Narsinghen, observateur politique et ‘senior lecturer’ en droit à l’université de Maurice. Pour ce dernier, « l’Attorney General, qui est le conseiller juridique du gouvernement, s’ingère dans les affaires internes de la justice ». Il nous explique que le DPP et le judiciaire sont des entités séparées du gouvernement et de l’Attorney General, comme le précise la section 76 de la Constitution.

Selon Rajen Narsinghen, en ce qui concerne la JLSC, cette instance est présidée par la cheffe-juge, et est totalement indépendante. « L’Attorney General fait donc fausse route en sollicitant une consultation avec la cheffe- juge pour décider des sanctions à prendre contre ceux qui auraient fuité ce rapport », maintient Rajen Narsinghen. « Je déplore la façon de faire de l’Attorney General, qui demande au DPP d’enquêter afin de trouver la personne au sein de son bureau qui aurait pu divulguer une telle information. Les insinuations contre l’intégrité d’un officier du DPP sont graves. L’Attorney General ne peut faire des insinuations ou d’attaquer les officiers du DPP. Personne n’a le droit de questionner la sagesse du DPP, sauf la Cour suprême à travers un exercice de ‘judicial review’. »

Le barreau bientôt sous la houlette de l’Attorney General ?

Une autre annonce fait aussi craindre le pire en ce qui concerne l’indépendance du barreau. Maneesh Gobin compte bientôt présenter Le Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill  à l’Assemblée nationale. Sous cette loi, en tant qu’Attorney General, il aura le pouvoir de convoquer un avocat, y compris ceux du bureau du DPP, et de le déférer devant un ‘Law Practitioners Tribunal’. Le présent gouvernement a sans doute les avocats comme les Avengers ou encore Yatin Varma ou encore des avocats du parquet comme Azam Neerooa en ligne de mire.

Or, dans notre système d’État de droit, les sanctions contre les avocats ont toujours été une prérogative du Bar Council (pour les infractions mineures) ou de la Cour suprême (en ce qui concerne les infractions graves), comme nous l’explique Rajen Narsinghen. Donc, il y a là une claire tentative de l’Attorney General de s’accaparer les pouvoirs de la Cour suprême.

Cette loi est dangereuse pour la démocratie, martèle Rajen Narsinghen, vu qu’un avocat est souvent amené à représenter les intérêts d’une personne contre l’État, d’où l’importance de l’indépendance du barreau. Ce qui sera mis à mal si l’État, à travers l’Attorney General, a un quelconque pouvoir de sanction ou de contrôle contre les avocats.

Retour sur la ‘Prosecution Commission’

Il convient aussi de revenir en arrière, notamment la mise sur pied de la ‘Prosecution Commission’ par le présent régime. En 2015, le gouvernement était venu avec un projet de loi pour mettre sur pied une ‘Prosecution Commission’, qui aurait eu un pouvoir de supervision sur le DPP. Ce dernier aurait ainsi eu à rendre des comptes à cette commission en ce qui concerne ses décisions d’intenter ou d’abandonner toute poursuite criminelle. En outre, le projet de loi prévoyait aussi que le DPP allait fonctionner sous l’égide de l’Attorney General. Ce projet de loi était intervenu après que le bureau du DPP avait « discontinued » certaines poursuites contre Navin Ramgoolam.

L’actuel DPP, Satyajit Boolell, avait alors contesté en Cour suprême la constitutionnalité de cette loi, vu que la section 72 de la Constitution prévoit que le DPP doit fonctionner en toute indépendance. Pour lui, il avait eu « improper motive » du gouvernement. Ce projet de loi scélérat avait aussi conduit à la démission du PMSD du gouvernement, qui avait dû faire marche arrière par la suite.

D’autres développements dans cette affaire

Yogida Sawmynaden a repris sa place comme si de rien n’était au sein de l’hémicycle durant la semaine écoulée, malgré les véhémentes protestations des députés de l’opposition, à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement. Toute porte à croire qu’il continuera de siéger au Parlement, soutenu par ses collègues ministres. Le Premier ministre et les autres membres du gouvernement continuent de mettre en doute l’authenticité du rapport, vu qu’il ne contient, selon eux, ni le sceau de la cour ni la signature de la magistrate. Un argument qui ne tient pas la route, dit-on dans le milieu légal.

Les yeux seront braqués sur toute rencontre entre l’Attorney General et la cheffe-juge dans les jours qui suivent. Cette dernière est rentrée au pays ce week-end, après avoir été titularisée comme ‘Bencher’ du Middle Temple Inn of Court à Londres. Vu qu’elle préside la JLSC, elle devra décider si cette instance devra siéger pour voir s’il y a eu écart de conduite de toute personnalité juridique tombant sous sa juridiction.

Le Bar Council s’est réuni quant à lui, vendredi, pour voir de près le ‘Law Practitioners Bill’ et de décider de la marche à suivre. Les Avengers ont annoncé pour leur part la tenue d’un grand rassemblement à Moka le 10 décembre.

Affaire de ‘Constituency Clerk’

Yogida Sawmynaden bientôt entendu

Après que la publication du rapport de l’enquête judiciaire, le CCID a constitué une nouvelle équipe pour enquêter sur cette affaire. Selon des sources proches de l’enquête, l’ancien ministre du Commerce, Yogida Sawmynaden, sera interrogé sous la ‘Prevention of Corruption Act’ (POCA), soit sous la section 11 ayant trait au ‘Public Official Taking Gratification’. « Son interrogatoire se fera sans doute ‘Under Warning’ », nous a expliqué une source proche de cette nouvelle enquête.