Dr Vasantrao Gujadhur « s’ils ne sont pas surveillés, les cas asymptomatiques peuvent s’aggraver et provoquer même des ‘morts brit brit’ »

Il ne cesse de tirer la sonnette d’alarme sur la situation de la Covid-19 à Maurice. L’ancien directeur des services de la Santé, le Dr Vasantrao Gujadhur, insiste sur l’importance des restrictions additionnelles pour éviter la propagation du virus et fait un plaidoyer pour que le gouvernement investisse dans des médicaments qui réduisent le risque d’hospitalisation et de décès.

Zahirah RADHA

Q : Comment jugez-vous actuellement la situation liée à la Covid-19 ?

Le nombre de cas ne cesse d’augmenter de jour en jour, comme le prouve le nombre de cas détectés par les tests PCR et rapides antigéniques. Le nombre de cas en ‘home isolation’ et celui du décès sont également en hausse. Les salles d’isolation dans les différents hôpitaux sont remplies alors que l’ENT est débordé. Une circulaire émise par l’ENT démontre que d’autres ‘staffs’ sont recherchés, indiquant un nombre grandissant de cas. Selon les journaux, il paraît que la ‘Domiciliary Monitoring Unit’ (DMU) n’arrive pas à gérer le nombre croissant de cas en ‘home isolation’. Tout cela démontre que la situation est très difficile.

La situation n’est pas plus reluisante dans les établissements scolaires, avec le nombre de cas positifs, presque une cinquantaine, détectés quotidiennement et le nombre de personnel et d’étudiants qui doit s’auto-isoler. Au final, les écoles roulent au ralenti, poussant les syndicats à tirer la sonnette d’alarme. Le secteur économique n’est pas en reste, avec le nombre d’absentéisme enregistré dans plusieurs secteurs à cause de la Covid-19. Les secteurs de santé, d’éducation et économique sont tous confrontés à un problème.

Q : C’est toutefois un autre son de cloche qu’on entend du côté des autorités qui feignent une certaine indifférence. N’est-ce pas une façon de s’en laver les mains face à la propagation de cette pandémie ?

C’est cela le problème. Le ministère de la Santé ne s’intéresse qu’avec la vaccination et ne jure que par celle-ci. Je reconnais l’importance de la vaccination et concède qu’elle doit être maintenue. Il faut toutefois se concentrer sur les vieilles personnes qui n’ont pas encore été vaccinées au lieu de se focaliser sur la troisième dose pour tous, contrairement à ce que préconise l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Celle-ci ne recommande la troisième dose qu’à des catégories spécifiques, dont les personnes âgées, vulnérables ou qui ont des comorbidités. Il faut, à mon avis, cibler les vieilles personnes non-vaccinées au lieu de gaspiller notre énergie. D’autant que le variant Delta affectera beaucoup de personnes non-vaccinées, mais aussi celles qui sont vaccinées mais qui ont des comorbidités, ainsi que des jeunes.

Selon l’OMS, pour contrôler l’épidémie, il faut miser sur la prévention, la détection, le traitement et le ‘response’. Mais ici, le dépistage est négligé. Or, plus de tests nous auraient permis de mieux contrôler la situation dépendant de la prévalence de cas dans la communauté. Chez nous, les tests PCR sont limités aux patients symptomatiques ou qui nécessitent une admission. Ce qui est un paradoxe parce que leurs communiqués officiels n’indiquent que le nombre de patients sans symptômes. Je ne le comprends pas. Une personne devant se mettre en auto-isolement après avoir été testée positive suite à un test rapide antigénique veut dire qu’elle est traitée comme une patiente de la Covid-19. C’est le même procédé pour ceux qui font des tests PCR. Alors pourquoi les tests rapides antigéniques ne sont pas comptabilisés dans les chiffres qui sont fournis quotidiennement ? Il a fallu une interpellation au Parlement pour qu’on sache qu’il y a eu 12 000 cas positifs en 24 jours.

Q : Y a-t-il trop de contradictions dans la politique gouvernementale ?

Je ne dirai pas qu’il y ait des contradictions, mais on nous cache le nombre de cas, banalisant ainsi la situation. Ce qui explique le relâchement de la population face aux gestes barrières. Il faut pratiquer une politique de transparence par rapport au nombre de cas positifs et de décès pour que le public se ressaisisse. Mais c’est le contraire qu’on voit. Il faut aussi appliquer des restrictions pour décourager les sorties et contrôler la propagation du virus.

On demande aux gens de porter le masque et d’observer la « social distancing », mais en même temps, les autobus sont bondés et transportent même des personnes positives à la Covid-19. Les magasins et les ‘malls’ sont remplis, certaines personnes faisant même la queue pour y accéder. Aucun pays au monde n’encourage le public à sortir ainsi à un moment où 700 à 800 cas positifs et 7 à 8 décès sont enregistrés quotidiennement.

De mars à octobre, il y a eu 295 décès, selon ce qui a été annoncé la semaine dernière. Si on y ajoute la vingtaine de décès enregistrés par la suite, on aurait déjà franchi la barre de 315 à 320 décès, selon leurs propres chiffres. Il se peut qu’il y en ait plus. Dans de telles conditions, le gouvernement aurait dû imposer des restrictions.

En se basant sur le nombre de tests (12 000 cas détectés par les tests rapides antigéniques et 1738 cas repérés par les tests PCR la semaine dernière), le ‘positivity rate’ est de 14, donc très élevé. D’où l’urgence de contrôler la propagation et la transmission du virus. Pour que la population se responsabilise, il faut qu’elle soit informée et conscientisée.

Q : Comment savoir si c’est le Delta qui est prédominant quand l’exercice de séquençage est lent et restreint, n’étant toujours pas fait chez nous ?

J’ai cru comprendre qu’on avait, en mai, reçu un appareil de séquençage ainsi qu’une formation pour son maniement. Je ne comprends pas ce qui s’est passé par la suite. Il est temps pour que le séquençage se fasse à Maurice. En septembre, le séquençage avait indiqué 3 cas du variant Delta sur un échantillon de 32, représentant 9% de la contamination locale. Ensuite, sur 23 cas locaux séquencés, il y en a eu 16 cas de Delta, soit 69, 6%. En moins d’un mois, le Delta est passé de 9% à 69, 6%, indiquant qu’il est le variant prédominant, comme on en a vu en Amérique, en Israël et en Europe, entre autres.

Q : N’y a-t-il pas une crainte qu’il y ait une flambée de cas après les derniers jours de congé et de festivités, vu les attroupements sur les plages et les ‘gatherings’ familiaux, entre autres ?

Définitivement. Il y a déjà une hausse du nombre de cas. Selon le ministre de la Santé, il y a eu, entre le 1er  et le 24 octobre, 1738 cas suivant des tests PCR et 12 000 cas suivant des tests rapides antigéniques. Selon les chiffres publiés par le « Government Information Service » (GIS), 870 cas ont été enregistrés du 25 octobre au 2 novembre. Ce qui représente une moyenne de 96 cas par jour. Cela prouve qu’il y a une augmentation du nombre de cas.

Avec cette tendance, on est arrivé, selon mes calculs, à 762 cas positifs quotidiennement, avant même les rassemblements de ces derniers jours. L’effet Delta a déjà commencé à se faire sentir depuis la mi-août, mais les autorités ne l’ont pas révélé et des tests n’ont pas été réalisés comme il se doit. D’ailleurs, en septembre, les tests PCR ont été restreints pour dégager un « feel good factor ». Le nombre a, par conséquent, baissé artificiellement, d’autant que les 500 cas enregistrés quotidiennement à travers les tests antigéniques n’ont pas été révélés. Les cas sont actuellement en hausse et continueront à augmenter.

Q : Face à cette flambée de cas de la Covid-19, d’autres services de santé n’en pâtiront-ils pas ?

Les services seront définitivement affectés. Trois ou quatre salles ont été converties en « Covid ward » dans tous les hôpitaux. Ce qui fait qu’une centaine de lits auparavant occupés par d’autres malades sont monopolisés par les cas positifs de Covid-19. Parallèlement, il y a moins de ‘staffs’ qui sont postés dans les « ICU wards » et les salles d’opération car un certain nombre de personnel qualifié comme des « ICU nurses » est requis pour travailler à l’ENT. Il est temps pour que le ministère de la Santé revoie sa politique concernant les « non-emergency cases ». Je ne dis pas qu’il faut les négliger, mais il faut définitivement les revoir.

Q : Pourquoi ne pas recruter davantage de personnel ?

Ce n’est pas si facile de recruter. La formation des infirmiers dure pendant trois mois. Les médecins ont presque tous été recrutés par la DMU. Il faut revoir la politique des ‘outpatient departments’, comme on l’avait fait l’année dernière, pour, primo, réduire le nombre de personnes qui se rendent à l’hôpital où le risque d’infection est élevé, secundo, pour diminuer le nombre d’admissions des ‘non-elective cases’, et tertio, pour une meilleure redistribution des ‘staffs’ postés dans les ‘Covid wards’.

Q : Le ministère dit pourtant avoir un « preparedness plan ».  Celui-ci comporte-t-il des lacunes au vu des divers problèmes notés dans le système ?

Un « preparedness plan » ne doit pas se concentrer uniquement sur l’hôpital ENT. Il doit inclure tous les hôpitaux et secteurs hospitaliers. Il faut aussi voir dans quelle façon les cliniques privées peuvent nous aider. Il faut également faire appel aux médecins et infirmiers d’expérience du privé pour nous donner un coup de main. Et finalement, le gouvernement doit faire appel aux spécialistes de l’étranger pour nous aider dans la gestion et le traitement des « severe cases » qui se trouvent à l’hôpital ENT.

Q : Vous avez évoqué plus tôt des lacunes au niveau de la détection, mais il y en a aussi concernant le traitement et le ‘response’. Cela ne reflète-t-il pas un manque de prévoyance de la part des autorités ?

Gouverner, c’est prévoir. Le gouvernement a mis en place un système de « home isolation » qui n’est pas mauvais en soi et qui est pratiqué partout ailleurs. Pour l’instant, 90% des 700 à 800 cas enregistrés quotidiennement sont asymptomatiques. Mais s’ils ne sont pas surveillés correctement, les cas asymptomatiques peuvent développer des symptômes graves et des complications et même des « morts brit brit » s’ils ne sont pas pris en charge rapidement. Raison pour laquelle le ‘monitoring’ de ces cas est important.

Avec seulement cinq médecins par région, la DMU ne peut pas gérer autant de cas, d’autant qu’il y en a au moins 6000 ‘at one go’. Je connais personnellement des cas où certains patients sont déjà sortis en isolement ou qui devront en sortir dans quelques jours, mais qui n’ont jamais été contactés par la DMU. « They are left to themselves » alors qu’ils auraient dû être contactés à au moins trois ou quatre reprises durant ces dix jours. L’état des patients ne se détériore pas d’un seul coup, mais petit à petit.

Q : Les médecins de la DMU se plaignent d’un manque de formation et d’équipements entre autres. Qu’a-t-on fait de mars 2020 à ce jour ?

On avait bel et bien un plan l’année dernière, mais il n’y en a plus maintenant. Le ministère de la Santé compte environ 200 « health surveillance officers », répartis dans 13 bureaux régionaux, qui sont appelés à surveiller des passagers venus de l’étranger pour repérer des maladies comme la malaria, la dengue ou le chikungunya, ainsi que 200 inspecteurs sanitaires. Ils auraient pu être mis à contribution pour ‘monitor’ les patients en auto-isolement.

Q : On a donc des ressources qui ne sont pas utilisées ?

En effet. Ces officiers sont formés pour faire la surveillance. Lorsqu’il y avait l’épidémie de dengue par exemple, ils effectuaient des tests rapides antigéniques et des actions étaient prises à la lumière de ces résultats. Ils auraient pu faire le ‘monitoring’ des patients positifs.

Il y a deux facteurs qu’il faut surveiller lorsque quelqu’un est en auto-isolement : la température, surtout si la fièvre est persistante et dure pendant plus de trois jours, et le taux d’oxygène. Je conseille d’ailleurs à tous ceux qui s’auto-isolent de se procurer un « pulse oxymeter » pour surveiller le taux d’oxygène. Celui-ci doit toujours être au-dessus de 94%. Si le taux baisse en-dessous de 90%, le patient est en manque d’oxygène et les autorités doivent alors être averties. Car c’est le manque d’oxygène qui provoque la mort. Si le patient est confus, n’arrive pas à parler correctement ou si son urine est concentrée, ce sont des signes que son cas se détériore.

Il est primordial que ceux qui sont en auto-isolement consomment beaucoup d’eau, de fruits et de vitamine C. Le repos et les exercices sont très importants. Des complications, dont une « deep vein thrombosis », peuvent surgir en cas d’absence de mouvements. Le plus important, il ne faut pas céder à la panique. Mais comment veut-on que les personnes en auto-isolement savent ce qu’il faut faire ou pas s’il n’y a personne pour leur expliquer ? C’est un travail que les ‘surveillance officers’ auraient pu faire. Ils travaillent actuellement comme « clerical » pour la vaccination alors que des « clerical workers » peuvent être déployés dans les centres de vaccination. C’est un « waste of manpower ». Ces personnes doivent être sur le terrain.

Q : Qu’en est-il des équipements, dont des respirateurs artificiels ? En a-t-on suffisamment ?

Il y a 25 ou 30 respirateurs artificiels à l’ENT. L’hôpital de Souillac peut accommoder une dizaine s’il le faut. Le problème ne concerne pas les équipements. Il convient plutôt de savoir si l’on a suffisamment de staffs spécialisés pour les équipements.

Q : En a-t-on ?

Je ne sais pas, il faudra le demander au gouvernement. Même s’il y en a, ils sont affectés aux ICU ou dans les salles d’opération. D’où l’importance de revoir le fonctionnement actuel des hôpitaux.

Q : Au final, la vaccination n’a pas causé de « paradigm shift », comme annoncé par le gouvernement ?

La vaccination n’est qu’une solution, mais on sait qu’elle n’est pas 100% efficace puisqu’elle n’empêche pas la contamination et la transmission. D’ailleurs, la gestion de la Covid-19 est un « package » qui comprend la prévention, le traitement et la responsabilité individuelle. Il faut donc maintenir les gestes barrières. Ceci dit, le traitement relève aussi d’une importance capitale. Il nous faut nous procurer des médicaments utilisés à l’étranger.

On n’a pas encore eu les « monoclonal antibodies » à Maurice. Ils auraient pu être utilisés en cas d’infection des personnes âgées, ceux qui ont des comorbidités, qui souffrent de cancers ou qui font la dialyse ou les femmes enceintes, comme cela se fait en Amérique. Cela aurait pu diminuer l’hospitalisation et les décès par 80%. Il est vrai que ce médicament coûte cher, mais il est très « cost effective » par rapport au nombre de personnes admises aux ICU. Il faut enclencher les démarches pour qu’on puisse avoir ces « monoclonal antibodies ».

Il faut aussi « preorder » les pilules de Merck et de Pfizer qui permet de réduire le risque d’admission dans les hôpitaux et la sévérité des maladies par 50%. L’Europe a déjà fait un « preorder ». Il faut qu’on le fasse aussi pour qu’on puisse les avoir rapidement.

Q : Entretemps, avec les festivités de fin d’année qui approchent, pensez-vous que les autorités auraient dû dès maintenant introduire certaines restrictions afin de limiter la propagation du virus ?

On sait que le Delta est plus contagieux, plus transmissible, affecte plus de jeunes et cause plus de complications aux vaccinés et non-vaccinés. Le nombre de cas est déjà en hausse. Le relâchement concernant les gestes barrières aide à la propagation du virus. Pour contrôler la transmission, il faut prendre des actions immédiates, comme l’a fait le Singapour.

Il faut aussi parler un langage de vérité à la population, notamment en lui disant le nombre de patients positifs qui sont décédés. Les Mauriciens sont très responsables. Ils comprendront l’urgence de la situation. Les rassemblements doivent être restreints, l’‘alphabetical order’ réintroduit, le « work from home » encouragé, le calendrier scolaire revu, le « flexi-time » introduit pour éviter que les autobus soient bondés. Par-dessus tout, il faut veiller à ce que les mesures sanitaires soient respectées. Cela engage la responsabilité de tout un chacun.