Hommage à Yousuf Mohamed (1933-2022)

Maurice perd un géant du barreau et un fils du sol

Un grand fils du sol. Un ténor du barreau. Un politicien coriace. Un fin orateur. Et par-dessus tout, un époux aimable, un père et un grand-père affectueux et un ‘gentleman’ hors-pair. Me. Yousuf Mohamed (G.O.S.K), ‘Senior Counsel’, ancienministre du Travail, ancien ambassadeur en Égypte avec accréditation en Arabie saoudite et au Koweït et ancien ‘Deputy Speaker, a tiré sa révérence dans la soirée du dimanche 3 avril alors que la communauté musulmane s’apprêtait à observer le tout premier ‘taraweeh’ de ce mois béni du Ramadan. Il a été enterré le lendemain à Bois Marchand, plus précisément dans le ‘kabr’ de son oncle Yousuf, comme il le souhaitait toujours (ndlr: SAR avait donné ce nom à son fils en mémoire de son frère aîné, décédé en bas âge alors qu’il était en visite à Maurice avec son père. SAR n’était pas encore né à cette époque). Il était âgé de 88 anset laisse derrière lui son épouse, Zeinah, qu’il a aimée éperdument durant leurs 56 ans de vie commune, trois enfants, Nooreenah, Shakeel et Zakir ainsi que dix petits-enfants.

Sir Seewoosagur Ramgoolam (au centre) entouré des nouveaux ministres, dont Yousuf Mohamed, de son deuxième cabinet ministériel en 1976

De Bhai Yousuf, nous gardons surtout l’image d’un homme toujours élégant, fort sympathique, doté d’un caractère de fer, connu pour n’avoir pas sa langue dans sa poche, et dégageant une force tranquille que nul ne peut contester. Un homme respecté et respectable, comme il n’y en a pas beaucoup de nos jours. Connu pour sa jovialité légendaire, Yousuf Mohamed était l’aîné d’une fratrie de six enfants, issus du deuxième mariage de feu Sir Abdool Razack Mohamed avec Zainab, née Ghislaine Ducasse. Mais il avait aussi grandi en parfaite harmonie avec trois des quatre premiers enfants (un était décédé à l’âge de 3 ans) de son père, nés d’un précédent mariage.

Adieu à un ténor

Sir Abdool Razack voulait que son fils devienne médecin, mais Yousuf Mohamed ne cherchait, lui, qu’à apprendre la loi pour pouvoir éventuellement embrasser une carrière dans le domaine légal. Il a su convaincre son père qui l’a alors envoyé en Angleterre pour entamer des études en droit. À voir son parcours professionnel, Yousuf Mohamed, devons-nous l’admettre, n’a pas eu tort de poursuivre son rêve, ayant été l’un des plus brillants et redoutables avocats que le pays ait connus. « C’est une grande perte non seulement pour le barreau, mais aussi pour le pays », a confié l’ancien chef-juge Asraf Caunhye, venu lui rendre un dernier hommage lors de ses funérailles, lundi. « Un ténor du barreau s’en est allé. Il va nous manquer », a ajouté, pour sa part, l’actuelle chef-juge Rehana Mungly-Gulbul. Celle-ci avait d’ailleurs été présentée aux seniors de la profession légale par nul autre que Yousuf Mohamed à l’époque où elle venait de faire ses premiers pas dans la profession.

« Il était très méticuleux et discipliné. Il travaillait ses dossiers avec assiduité et cela se reflétait lors de ses plaidoiries ou cross-examinations, qu’il faisait avec une aisance innée, en cour », confie Me Nadeem Hyderkhan, qui travaille au « MC Law Offices » depuis une quinzaine d’années. « Il se tenait toujours prêt pour nous écouter et nous conseiller. Il était une encyclopédie vivante. Son absence se fait lourdement ressentir », regrette le jeune avocat.

Une âme généreuse et charitable

Ce n’est pas Ehsan Ally Banon qui nous dira le contraire. Ce dernier avait rejoint l’étude de Yousuf Mohamed le 4 mai 1982. Et presque 40 ans après, il y est toujours en poste. Sauf que son employeur initial n’est, lui, plus là. « Je venais de quitter le collège quand j’avais commencé à travailler avec Me. Mohamed et je ne savais rien à l’époque. Il m’a tout appris. Je n’ai jamais pu le quitter pour travailler ailleurs, malgré plusieurs offres et bien que j’y avais brièvement songé en 2009, mais j’ai vite fait de changer d’idée », nous dit-il. « Il m’avait témoigné beaucoup de respect et il avait une grande estime pour moi. Sa famille me respecte également », avoue-t-il. « Il était la seule personne qui prononçait correctement mon nom », se remémore Ehsan Ally Banon. Durant ces 40 ans, il a vu défiler des dizaines et des dizaines d’étudiants en droit et de jeunes avocats venus faire le pupillage. Parmi, il y avait, à cette époque, l’actuelle chef-juge et l’actuel Commissaire électoral, se souvient-il.

« Il se donnait à fond pour former ses pupils bien qu’en sachant qu’ils pourraient potentiellement devenir ses adversaires plus tard », poursuit Ehsan Ally Banon, en précisant que Yousuf Mohamed « aimait donner dans tous les sens du terme, fut-il pour partager ses connaissances ou pour soutenir financièrement ceux qui étaient dans le besoin ». Une âme généreuse et charitable comme il n’en a pas vu ailleurs. « Li ti kontan kan so prochain arrivé », précise notre interlocuteur. Et d’ajouter que Yousuf Mohamed était quelqu’un de très abordable. « Ki ou l’homme le plus riche au monde ou ène SDF, li pou koz avec ou avec la même humilité. Li pas ti pe guet kalité ou grandeur, li ti pe donne même respect à tout le monde, peu importe zot religion ou zot appartenance sociale », poursuit-il. Mais attention, « pas vine travers are li. Sa li pa ti kontan ! » rigole Ehsan Ally Banon.

Yousuf Mohamed raconté par son fils Shakeel

« Un double et lourd héritage à porter »

Il est effondré par le décès de son pater dont il était très proche, mais il essaie tant bien que mal de garder le moral, en reprenant le travail et le chemin de l’hémicycle dès le lendemain des funérailles. Shakeel Mohamed, le cadet d’une fratrie de trois enfants, a perdu non seulement son père, mais aussi un ami, un confident, un mentor, un guide, bref, c’est une partie de lui-même qui s’en est allée quand il a enterré son père, lundi. « Nous étions très complices. Il suffisait d’un regard pour qu’on se comprenne », soupire-t-il.

Une complicité qui était visible, voire même perceptible quand père et fils se côtoyaient. « Papa avait été le meilleur ami de son père (ndlr : SAR) et il a été mon meilleur ami à moi », nous confie le député. C’est donc tout naturellement que Shakeel Mohamed se tournait toujours vers son père pour chercher des conseils ou pour obtenir une certaine validation lorsqu’il devait prendre des décisions majeures, histoire de savoir s’il allait dans la bonne direction. Durant sa jeunesse d’ailleurs, c’est auprès de Yousuf Mohamed que Shakeel relatait ses « conquêtes » et c’est le père qui conseillait au fils comment se comporter envers la gente féminine. C’est tout dire.

Le ‘Senior Counsel’ était un avant-gardiste et n’avait aucun problème, malgré son âge avancé, à manier les nouvelles technologies, selon Shakeel Mohamed. Sportif dès son jeune âge, il se faisait un point d’honneur de garder la ligne et de rester en forme. Ses faiblesses : les sucreries telles que le chocolat, le rasmalai, le sutalfine, le mawa samoussa, le rabri ou encore le baklava dont il raffolait des fois en cachette le soir. Mais il en consommait toujours avec modération. « Il n’aimait pas les abus et n’abusait jamais de quoi que ce soit », renchérit Shakeel Mohamed, qui se souvient de son père comme un homme pieux et fort, même durant sa maladie et ses dernières heures sur Terre. « Il ne parlait pas durant ses derniers jours, mais il a quand même trouvé la force de dire ‘Allah’ à deux reprises lorsqu’on lui lisait le ‘Surah Yaseen’ (ndlr : chapitre 36 du Saint Coran) alors qu’il rendait son dernier soupir », dit le député sur un ton qui trahit ses intenses émotions.

« He walked with giants »

De son vivant, Yousuf Mohamed a été aux côtés de son fils contre vents et marées, le soutenant inconditionnellement à toute épreuve, que ce soit sur le plan professionnel, durant les 30 ans de carrière de Shakeel Mohamed dans la profession légale, ou politique. « C’est lui qui m’a permis de développer mon identité comme avocat et politicien », avoue Shakeel. « He walked with giants in the field of law and in politics. He walked by the sides of Sir Razack Mohamed, Sir Seewoosagur Ramgoolam, Sir Gaëtan Duval, » poursuit-il. Mais ce n’est toutefois qu’après sa mort que son fils a réalisé que Yousuf Mohamed « was himself a giant ».

Être le petit-fils de SAR et le fils de Yousuf Mohamed est-il un lourd héritage à porter ? « Mon père me disait souvent que j’étais le juste héritier de SAR mais il a fallu que j’attende pendant 29 ans durant ma carrière professionnelle avant qu’il ne me dise finalement qu’il était fier de moi en tant qu’avocat », se souvient-il, en insistant qu’il a un « double héritage » à porter, soit celui de son grand-père paternel sur le plan politique et celui de son père sur le plan légal. D’autant que les Mohamed constituent la seule famille à compter actuellement trois générations de politiciens. « Oui, c’est un lourd héritage. I must make them proud », concède Shakeel Mohamed, en soutenant qu’il lui incombe maintenant de perpétuer l’amour que SAR et Yousuf Mohamed avaient pour leur patrie, leur communauté et les causes pour lesquels ils se battaient.

« C’est un devoir que j’ai non seulement envers eux, mais aussi envers mon pays en tant que citoyen. Mon grand-père et mon père n’avaient pas froid aux yeux pour dire ce qu’ils pensaient. Je pense que j’ai hérité de leurs grandes gueules », rit l’avocat-député. Yousuf Mohamed était d’ailleurs un grand fan des talents oratoires de son fils cadet et ne ratait jamais de suivre ses interventions. Ce qui rassurait Shakeel Mohamed qui concède qu’il est très difficile en politique ou dans la profession légale de vivre dans l’ombre du pater. Mais il a été chanceux puisque son père lui a donné l’espace nécessaire pour qu’il puisse s’épanouir en toute indépendance. Ce dont Shakeel Mohamed est reconnaissant.

Maintien ou pas du BLS

L’avancement du pays était un thème souvent abordé par Yousuf Mohamed lors de ses conversations. « Il était déçu parce que le pays n’a pas vraiment évolué en termes de méritocratie, de transparence et d’accountability, mais aussi parce que le communalisme est toujours bien ancré dans le pays et cela se voit dans les processus de recrutements et de nominations que ce soit dans le secteur public ou dans le secteur privé », révèle Shakeel Mohamed. Le ‘Best Loser System’ (BLS), dont il avait été l’un des plus grands défenseurs jusqu’à tout récemment, était aussi souvent évoqué par le ‘Senior Counsel’.

Pourquoi avait-il changé de position sur le BLS ? avons-nous voulu comprendre. « Il avait des réserves parce que, tout compte fait, le BLS n’a pas vraiment réglé le problème de représentativité équitable ailleurs qu’au Parlement. À quoi cela sert-il d’avoir le BLS s’il y a manque de méritocratie dans le service civil, comme l’atteste l’absence des représentants d’une certaine communauté spécifique à la LGSC et la PSC ? », souligne notre interlocuteur, en précisant qu’il partage l’avis de son défunt père. Shakeel Mohamed rappelle, dans la même foulée, que Yousuf Mohamed, « l’héritier de facto » de SAR, n’hésitait jamais à défendre les minorités, contrairement aux élus mauves des circonscriptions nos. 2 et 3. Il en rajoute une couche en insistant que le BLS avait été dénaturé par le MMM pour permettre à Ravi Yerrigadoo d’en bénéficier.

Pas de regrets

Yousuf Mohamed n’avait aucun regret, même s’il n’avait pas eu, selon son fils, la reconnaissance qu’il méritait au sein de la communauté musulmane. « Mais j’ai néanmoins vu déferler, au sein de cette même communauté, une vague de soutien incroyable à sa mort », avance Shakeel Mohamed. C’est d’ailleurs après la mort de son père qu’il réalisera à quel point ce dernier avait un cœur en or. « Fodé bane dimoune ine vine guet moi pou mone koné ki kantité proches line aidé, ki kantité masjid line aide construire, ki kantité zenfants line finance zot l’études. Ces derniers jours ont quasiment été une découverte pour moi car j’ai découvert une facette de mon père que je ne connaissais pas et dont il ne parlait jamais », affirme-t-il fièrement.

Et Yousuf Mohamed n’entretenait aucun regret non plus bien qu’il n’eût pas pu accéder au ‘primeministership’ alors qu’il était, selon son fils, le seul qui avait toutes les qualités requises à son époque pour diriger le pays. Mais il ne l’a pas été parce qu’il était Musulman. « Il savait qu’il ne pourrait aller plus loin parce qu’il y avait un glass ceiling qui l’empêchait de viser plus haut. Raison pour laquelle il a préféré se concentrer sur sa carrière légale et sur sa famille », dit Shakeel Mohamed. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles il ne voulait pas que ses fils fassent de la politique, voulant les épargner d’éventuelles déceptions liées justement à ce plafond de verre qui s’assurait que « certains postes soient réservés pour certaines personnes d’une certaine communauté ».

Carrière politique du fils

Mais c’était sans connaitre la détermination de Shakeel Mohamed qui, à l’époque, ne réalisait pas encore les cruelles réalités de la politique. Il est donc allé à la rencontre de Navin Ramgoolam avant la tenue des élections de 1995, sans informer son père de peur qu’il ne le décourage. Mais refroidi par le manque d’engouement du leader du PTr qui voulait, selon l’avocat-député, éviter de brusquer des candidats musulmans de son parti, il sera poussé, malgré lui, dans les bras du MSM après une rencontre avec Sir Anerood Jugnauth. « Je l’avais fait par dépit en réagissant sous le coup de l’émotion », reconnait-il aujourd’hui. Mais ce choix n’était pas au goût de son père.

Ce n’est qu’en 2005 que ce dernier encouragera son fils à se réinvestir dans la politique et sa plus grande joie a été quand son fils a été élu pour la première fois au no. 3 et réélu pour les deux élections successives dans la circonscription fétiche de SAR. « Je suis à mon quatrième mandat, soit plus qu’il n’en avait lui-même eu, et il en était fier car il y voyait la reconnaissance de la circonscription no. 3 pour Sir Abdool Razack ». Le dernier conseil de Yousuf Mohamed à son fils alors qu’il était alité : « You should continue to enjoy your profession […] Never let down your community. Your country needs you ». La messe est-elle dite pour Shakeel Mohamed ? L’avenir nous le dira.

Zahirah RADHA

L’ancien président zambien, Kenneth Kaunda, prêtant une oreille attentive à Yousuf Mohamed
Lors de ses noces avec l’élue de son cœur, Zeinah, le 14 juillet 1966
En compagnie de SSR et du Maulana Ibrahim Khushtar Siddiqui

Aux côtés de SSR et du Maulana Shah Ahmad Noorani Siddiqui