Rama Sithanen : « Les fonds spéciaux, un budget à l’extérieur du budget pour baisser le déficit budgétaire »

  • « Le ministre des Finances a non seulement augmenté le nombre des fonds spéciaux, mais il a aussi augmenté le montant qui leur est attribué ainsi que la nature des dépenses qu’ils effectuent »
  • Air Mauritius – « Nous faut-il deux ans pour résoudre un problème que d’autres pays ont résolu en une semaine ? »
  • « Des « old world solutions for new world problems » »

Le dernier exercice budgétaire décortiqué par le Dr Rama Sithanen, ancien ministre des Finances…

Par Zahirah RADHA

Q : BAI et Betamax. Deux dossiers qui ont coûté très cher au pays. Pour combien de temps encore devrons-nous traîner le lourd fardeau de ces vendettas politiques ?

Très longtemps. Ces deux cas sont certes les plus connus en ce qu’il s’agit de vendettas politiques, mais il y en a aussi d’autres où l’État mauricien a été poursuivi et dont les jugements sont attendus. L’affaire BAI nous a jusqu’ici coûté près de Rs 25 milliards, et ce n’est pas encore fini. Quant à Betamax, il nous coûtera au total Rs 6 milliards. La population s’indigne que « banla fané, nou ki bizin payé ». Elle veut savoir ce qui peut être fait pour que les fautifs soient responsables et redevables pour leurs mauvaises décisions. Je ne suis pas expert dans le domaine, mais je sais que dans le secteur privé, un directeur siégeant sur un board est ‘liable’ pour les mauvaises décisions et il peut être poursuivi personnellement.

C’est tellement facile pour n’importe quel nouveau gouvernement de prendre une décision qui n’est manifestement pas dans l’intérêt du pays, mais qui est un choix politique. Pourtant, dans le cas de Betamax, des avis légaux avaient été émis par le State Law Office et un éminent légiste britannique pour prévenir le gouvernement sur les conséquences qu’une résiliation de ce contrat pourraient engendrer, mais ils n’ont pas été pris en considération. Aussi, le gouvernement aurait pu négocier avec la société pour trouver un terrain d’entente après le jugement du centre d’arbitrage singapourien, mais il a persisté dans la voie qu’il a initialement choisie. Le problème est que c’est le gouvernement qui a semé le vent, mais c’est la population qui récolte la tempête et doit payer.

Q : Comment remédier à ce problème pour éviter de pareilles situations à l’avenir ?

Zordi zot tou pe met tort lor zot camarade ! Même ceux qui étaient au gouvernement à l’époque se défendent, incluant celui que tout le monde reconnait comme le premier responsable. Pour revenir à votre question, je ne suis pas expert en loi, mais il faut trouver les moyens pour rendre ces personnes responsables pour ce qu’elles ont fait. Pire, elles ne se sont même pas excusées. Le gouvernement va payer Rs 6 milliards qu’on aurait pu utiliser à bon escient pour le développement du pays, surtout dans une situation où les finances publiques sont en très grande difficulté.

Q : Techniquement, est-ce que le jugement du Privy Council aura une incidence sur le budget 2021-2022 présenté la semaine dernière, vu qu’aucune provision n’a été faite pour son remboursement ?

Le Rs 6 millards seront payées par la STC et le gouvernement. De ce fait, le ministère des Finances ne pourrait pas transférer les Rs 2.4 milliards des réserves de la STC en 2020/2021. Conséquence :  et le déficit budgétaire et la dette vont augmenter par ce montant.

Q : De quelles options le gouvernement dispose-t-il pour s’acquitter de ces réclamations ?

Le gouvernement dispose toujours d’argent. Il a évacué Rs 31, 7 milliards dans des fonds et qui ne seront pas utilisées. Il pourra donc y puiser. Ce n’est toutefois que lors du « supplementary budget » qui sera présenté l’année prochaine qu’on saura ce qui a été fait. Il est clair par contre que la dette augmentera, tout comme le sera aussi le déficit de cette présente année financière qui se terminera le 30 juin 2021.

Q : Est-ce une pratique courante d’utiliser des fonds spéciaux lors des exercices budgétaires ?

Soyons honnêtes. Tous les ministres des Finances en ont eu recours, mais « not to that size, scale and scope ». Il faut comprendre que le budget est fait annuellement sur une base de « cash-flow ». Si, arrivé au 30 juin, l’argent n’a pas été utilisé, il reste dans le « consolidated fund », provoquant une baisse du déficit budgétaire. Mais il devient alors difficile de mobiliser les moyens pour l’année suivante. Raison pour laquelle des fonds spéciaux sont créés pour financer des projets de développement qui sont étalés sur plusieurs années, comme dans le cas du Metro Express par exemple.

Mais ce qu’on reproche au ministre Padayachy, c’est l’étendu de l’utilisation de ces fonds. Il y a transféré Rs 31, 7 milliards, un montant qui est nettement supérieur à ce qui a été prévu pour le budget de développement. Il a transformé ces fonds spéciaux en un budget à l’extérieur du budget. C’est une ruse que le ministre utilise pour baisser son déficit budgétaire, puisque les dépenses des fonds spéciaux ne sont pas prises en compte dans le calcul du déficit budgétaire. C’est précisément pour cette raison que la Banque Mondiale et le FMI ont recommandé que ces fonds spéciaux soient intégrés dans le budget pour plus de transparence et de redevabilité. Mais au lieu d’écouter ceux-ci, il a créé encore plus de fonds.

Q :  Combien de fonds spéciaux y a-t-il au total ? »

Il y a le « Resilience Fund », le « National Environment Climate Change Fund », le « Loto Fund », le « Covid-19 Project Fund » introduit l’année dernière, le « National Flood Management Programme Fund », l’« Economic Recovery Programme Fund », le « Covid-19 Solidarity Fund » et le tout dernier qui est le « Covid-19 Vaccination Programme Fund ».

Je dois ajouter qu’auparavant, ces fonds n’étaient utilisés que pour les développements prévus sous le « capital budget ». Or, le « Wage Assistance Scheme », d’un montant de Rs 2, 5 milliards, qui aurait dû être financé par le budget courant comme cela avait été le cas l’année dernière, sera cette année-ci réglé par les fonds spéciaux. Idem pour la compensation des salaires pour les PMEs et le budget de la MTPA !

Au final, il a non seulement augmenté le nombre de ces fonds, mais il a aussi augmenté le montant qui leur est attribué ainsi que la nature des dépenses qu’ils effectuent.

Q : Il a beaucoup été question de « window dressing » pour masquer les chiffres. Qu’est-ce qui vous interpelle le plus dans la formule Padayachy ?

Si le ministre des Finances avait adopté une politique de transparence envers la population, celle-ci aurait compris la gravité et la complexité de la situation et aurait consenti à des efforts durant les prochaines années pour qu’on puisse éventuellement en sortir. Même le Premier ministre a concédé que la situation économique est très difficile. Toutefois, le ministre des Finances a, lui, choisi une « advanced stage of denial ». Il n’avait donc pas de choix que de cacher certaines vérités.

Selon lui, le déficit s’élève à Rs 25 milliards, soit 5, 6% du PIB. Il ne dit pas cependant que Rs 31, 7 milliards ont été transférées du budget à des fonds spéciaux. Il a ensuite fait passer les Rs 60 milliards de la Banque de Maurice comme une recette au lieu d’un financement du déficit. D’ailleurs, dans son communiqué, la Banque Centrale soutient que Rs 32 milliards ont été « written off », mais que les Rs 28 milliards sont une avance que le gouvernement remboursera à travers les dividendes que la Banque Centrale aurait dû normalement lui payer. La vérité, c’est qu’une avance reste une dette, bien que le ministre des Finances refuse de l’accepter.

Selon les ‘best practices’ recommandés par le Fonds Monétaire International (FMI) et d’autres institutions de renom, la totalité des Rs 60 milliards aurait dû être incluse dans le déficit budgétaire. Selon moi, il aurait pu au moins accepter que les Rs 28 milliards de dividendes en avance soient incluses dans le déficit et la dette. Il est clair toutefois que le déficit fiscal de cette année est le double de ce qui a été annoncé.

L’année prochaine il prévoit un déficit de 5% du PIB, soit Rs 25 milliards. Pour masquer les chiffres, il a eu recours à quatre trucs. Primo, il a poussé Rs 31, 7 milliards dans des fonds spéciaux, dont Rs 26 milliards seront utilisées pour des projets de drains, entre autres, et qui ne seront pas incluses dans le « capital budget » pour ne pas augmenter le déficit budgétaire. Secundo, après avoir puisé des réserves de la Banque Centrale l’année dernière, il creuse cette fois-ci Rs 9 milliards dans celles du CEB, de la MPA, la FSC et la STC, bien qu’il doive maintenant retourner une partie des réserves prises de la STC pour qu’elle puisse rembourser Betamax.

Tertio, il a augmenté les recettes fiscales artificiellement. La TVA sera augmentée par plus de 40% tandis que la consommation est affectée par la morosité. La « Corporate Tax » augmentera, elle, par 45% alors que les entreprises ont perdu beaucoup d’argent. Et quarto, il a inclus les recettes obtenues de la CSG dans les revenus alors que c’est un fonds qui doit être utilisé pour payer nos compatriotes ayant plus de 65 ans à partir de juillet 2023.

Quant à la croissance, je ne vois pas comment elle atteindra 9% alors que le ministre des Finances avait lui-même prévu qu’elle serait de l’ordre de 4,5% pour 2021-2022. Je dois aussi faire ressortir que les projets d’infrastructures prennent du temps pour être mis en chantier et qu’ils comportent des « leakages », c’est-à-dire qu’une majorité des dépenses quittent le pays à travers l’importation des matières premières ou d’équipements, entre autres.

Q : Est-ce à dire qu’ils n’aideront pas à la relance de l’économie ?

Pas maintenant puisque ces projets prennent du temps pour être concrétisés. Qui plus est, ces grands projets d’infrastructures ne créent pas d’emplois pour les Mauriciens, mais plutôt pour des étrangers.

Q : Le peuple a l’impression d’avoir été le parent pauvre de ce budget. Qu’en pensez-vous ?

Il y a eu certaines mesures confettis, notamment concernant les drains, les terrains de pétanque et les parcours de santé. Cependant, le budget a fait une impasse totale sur les deux plus grands problèmes qui touchent la population, soit le chômage et le coût de la vie. Officiellement, le pays compte 52 200 chômeurs à décembre 2020. Or, il faut aussi y ajouter les 42 000 personnes qui ne sont pas considérées comme chômeurs puisqu’elles ne cherchent pas activement du travail en raison de la Covid-19. Si on compte aussi ceux, surtout les « self-employed » et ceux travaillant dans le secteur informel, qui ont perdu leur emploi de janvier à juin 2021, le chiffre dépasse la barre de 100 000. C’est inquiétant.

Il ne faut pas oublier qu’il y a de nombreux travailleurs qui ont également consenti à des réductions de leurs salaires. Ils sont confrontés, en même temps, à l’escalade des prix, la dépréciation de la roupie et la hausse du fret. L’inflation atteindra 5% l’année prochaine. Mais cet indice ne reflète pas le panier de consommation des familles de la classe moyenne et pauvre car elles consomment que des commodités de base. Je prévois donc un appauvrissement de la population, d’autant qu’il n’y a pas beaucoup de mesures qui ont été prises pour la création d’emplois.

Q : Très peu a été dit sur le rôle du secteur privé. Est-ce un mauvais signal aux investisseurs ?

Effectivement ! Le ministre des Finances a choisi un modèle économique très classique et conventionnel pour résoudre un problème qui est nouveau. Pour moi, ce sont des « old world solutions for new world problems ». Les deux grandes composantes qui créent la richesse, soit le « private sector investment » et l’« export of goods and services », sont les deux grands absents dans ce budget. Pourtant le secteur privé représente 80% de la richesse nationale et des emplois. En ce qu’il s’agit de l’exportation des biens et des services, la Banque Mondiale a clairement dit que « it has not declined, it has collapsed ». Or, le ministre n’a rien fait pour renverser cette tendance. Rien n’a été dit non plus sur l’Afrique alors qu’on peut y exporter nos biens et services.

Q : L’autre absent du budget, c’est Air Mauritius. Quel sera son sort alors que les frontières seront bientôt rouvertes ?

C’est la plus grande omission de ce budget. À moins qu’ils pensent que quelques vols sur Paris et Londres résoudront le problème. C’est clair qu’il faut une compagnie d’aviation forte et résiliente pour aider au développement du tourisme et de la zone franche. Le ministre a d’ailleurs mis la barre très haut en prévoyant l’arrivée de 650 000 touristes. Dans le contexte actuel, on doit s’estimer heureux si on arrive à avoir 400 000 touristes. Il faut être réaliste. Durant les trois premiers mois, de juillet à septembre, il n’y aura pas grand monde qui viendra séjourner pendant 14 jours à l’hôtel, d’autant que le nombre moyen de nuits que les touristes passent généralement chez nous est d’environ 11.

Ceci dit, Air Mauritius transporte environ 55% de nos touristes. Mais si on ne définit pas son rôle, que fera-t-elle ? Des pays tels que La France, Dubaï, et Singapour n’ont pris qu’une semaine pour résoudre leurs problèmes d’aviation. Chez nous, quinze mois se sont écoulés sans qu’aucune décision n’a été prise. Il faudra maintenant attendre le « watershed meeting » renvoyé en janvier 2022 pour trouver une solution. Nous faut-il deux ans pour résoudre un problème que les autres ont résolu en une semaine ? On n’a pas besoin de deux comptables, mais des experts en aviation et du transport aérien pour régler ce problème. C’est aussi évident que l’État devra y injecter de l’argent. Rs 9 milliards avaient été prévues pour Air Mauritius l’année dernière même si elles n’ont pas été dépensées, mais pas un seul sou n’a été budgété pour cette année.

Une autre omission concerne les restrictions sanitaires. D’une part, on annonce l’ouverture des frontières à partir du 15 juillet, mais d’autre part, rien n’a été dit sur les restrictions imposées sur les Mauriciens. C’est une contradiction puisque les touristes pourront se rendre à la plage alors que les Mauriciens, même ceux vaccinés, ne le pourront pas. Cela créera des problèmes. Ailleurs, les restrictions ont d’abord été enlevées chez eux, avant d’ouvrir leurs frontières à certains pays. C’est ce qui aurait dû être fait chez nous également.

Q : La taxe de Rs 2 sur les carburants pour l’achat des vaccins est très contestée. Qu’auriez-vous fait pour financer la vaccination si vous étiez à la place du ministre Padayachy ?

Le budget comprend quatre taxes, notamment sur l’essence, le diesel, la cigarette et les boissons alcoolisées. Il comporte aussi une cinquième taxe qui est cachée. Il s’agit de l’inflation. Celle-ci est une taxe, surtout sur les familles pauvres. Le ministre des Finances dispose d’un fonds de Rs 35, 4 milliards dans les fonds spéciaux. Un montant qu’il ne dépensera pas. Il aurait pu facilement financer le « Vaccination Programme » au coût d’un milliard de roupies à partir des fonds spéciaux puis qu’il le fait déjà pour plusieurs dépenses. Il aurait pu soulager la population.

Q : Parlons des services financiers. Pensez-vous que le pays pourra remonter la pente de sitôt après notre inclusion sur la liste noire de l’UE ?

Un grand travail qui a été abattu pour adresser les manquements et pour nous sortir de la liste grise du FATF, la liste noire de l’UE et celle de « High Risk Countries » de l’Angleterre. Le FATF a reconnu que Maurice a fait des progrès. Mais est-ce suffisant pour nous sortir de ces listes ? On le saura à l’issue de la réunion plénière prévue pour la semaine prochaine. Si elle décide de faire une « on site inspection » à Maurice pour constater de visu le progrès réalisé jusqu’ici, on pourra alors s’attendre à un heureux dénouement d’ici quatre ou cinq mois.

Les services financiers, il faut le dire, ont été l’un des rares secteurs résilients, tout en faisant entrer des devises au pays. Il est important de transformer ce secteur et attirer de nouveaux investisseurs.

Q : Pour terminer, quelle est votre plus grande appréhension concernant ce budget ?

J’appréhende le chômage et l’augmentation du coût de la vie. L’inflation est en réalité plus élevée que le taux officiel de 5%. Elle affectera surtout ceux qui sont au bas de l’échelle, d’autant qu’ils ne perçoivent pas de compensation. Idem pour les vieilles personnes. La dévaluation continue de la roupie m’inquiète également.  Le gouvernement a pu jusqu’ici contrôler la perte d’emplois avec le « Wage Assistance Scheme » (WAS), mais tel ne sera plus le cas à partir du 30 juin quand le WAS et le SEAS seront abolis, sauf pour le tourisme. Je prévois donc beaucoup de pertes d’emplois, même dans le secteur touristique si les prévisions du gouvernement ne se traduisent pas en réalité.

Je m’inquiète aussi de l’analyse que feront les institutions internationales de la gestion économique de notre pays. Le niveau élevé du déficit budgétaire, de la dette et de notre balance extérieure ne les incitera-t-il pas à jeter un regard très pessimiste sur Maurice, d’autant qu’aucune réforme structurelle n’a été entreprise ? Ce serait très mauvais pour le pays et pour sa réputation si elles décident de nous « downgrade ».

Enfin, je regrette que le ministre des Finances ait eu recours à des mesures traditionnelles pour adresser les nouveaux défis du « new world ». Il aurait dû, selon moi, venir avec des « disruptive policies ». Je concède que « disruption is always difficult », mais il faut avoir le courage de le faire, comme l’a fait Singapour.

Q : On n’est donc pas prêt de voir la lumière au bout du tunnel ?

Je pense que les prochaines trois ou quatre ans seront très difficiles. Le ministre des Finances avait le devoir et la responsabilité de le dire à la population au lieu de lui faire croire que tout est rose.