[VIDÉO] Interview Fabrice David : « Comment peut-on assurer la sécurité de notre ZEE de 2,3 millions km2 si l’on ne peut pas protéger 1 km de notre territoire maritime ? »

  • « Il y a une opacité quant à la façon dont le pays est géré. Je ne vois aucun plan clair et bien défini pour lutter contre les effets du changement climatique pour un petit état insulaire comme le nôtre. Par contre, ‘kas pe voter dan budget, sa tou les l’année nou pe trouver’. Mais les résultats de l’implémentation d’un concept global et transversal pour lutter contre les effets du changement climatique, il n’y en a pas »

C’est un entretien à deux volets qu’on a réalisé avec Fabrice David, député travailliste, jeudi, malgré son agenda très chargé. Il aborde, dans la première partie, des questions touchant au PTr qui a célébré ses 86 ans en début de semaine, et dans la deuxième, le naufrage des trois bateaux à Pointe-aux-Sables et à Bain-des-Dames.

Zahirah RADHA

Q : Le PTr, qui a célébré ses 86 ans cette semaine, a un passé chargé d’histoire que vous avez vous-même vécu dès votre jeune âge, en tant que fils de feu James Burty David. Quelles sont les valeurs travaillistes qui vous ont poussé à vous adhérer au parti et à vous jeter dans l’arène politique ?

Le PTr, qui a célébré son 86ème anniversaire le 23 février, est le plus ancien parti de l’île Maurice. Comme vous l’avez dit, je suis né, en 1980, dans la marmite politique, malgré moi. À l’époque, mon père, feu James Burty David était député, après avoir été élu en 1976. Deux ans après ma naissance, il y a eu la grande défaite de 1982 où Sir Seewoosagur Ramgoolam avait été battu lors d’une élection qui a été dramatique pour la famille travailliste.

86 plus tard, le PTr, crée au départ par des travailleurs suivant un appel lancé par le Dr Maurice Curé en 1936, est toujours là. L’une des valeurs travaillistes, c’est d’être aux côtés des travailleurs. Et justement, nous vivons actuellement dans un contexte où les travailleurs passent par des difficultés extrêmes, en raison de la situation sanitaire qui a provoqué la perte d’emplois de beaucoup d’employés.

De plus, le PTr a toujours été aux côtés des plus démunis et a toujours œuvré pour la justice sociale. En tant qu’un parti socialiste, le social, l’humain, le travail et les travailleurs sont au centre de notre combat. Aujourd’hui, nous sommes plus que jamais dans une situation où l’île Maurice a besoin d’un retour au pouvoir du PTr.

Q : Ces valeurs que vous avez énumérées existent-elles encore dans le paysage politique actuel qui est souvent dominé par le « money politics » et le « roder-boutisme », si on peut l’appeler ainsi ?

Nous vivons effectivement dans un contexte où il y a beaucoup de transfugisme. Sur le plan purement politique, on voit une série de démissions ‘kot mo saute ici mo alle lot côté, mo alle rode mo boutte’. C’est une très mauvaise image de l’engagement politique. Je fais partie de la nouvelle génération de politiciens, étant politiquement actif depuis seulement trois ans et ne comptant que deux ans au Parlement, et je suis très déçu quand je vois d’autres jeunes quitter leurs partis pour rejoindre un autre, fort probablement pour des questions d’intérêts personnels.

Nous vivons dans une société où la démocratie, la méritocratie, la justice sociale et l’ordre et la paix ne sont plus des piliers de la nation mauricienne. Et je ne parle même pas de la flambée du poison du communalisme. Je suis très attristé et inquiet pour l’avenir de notre jeunesse, de nos enfants, mais aussi de notre jeune nation qui célèbrera, le mois prochain, son 54ème indépendance. Notre démocratie est encore très fragile et nos dirigeants politiques ont une responsabilité immense pour consolider la nation mauricienne, le drapeau mauricien, l’appartenance et le patriotisme, sans tomber dans des extrêmes que je vois malheureusement depuis que je suis entré en politique il y a trois ans de cela.

Q : Il est beaucoup question, au sein du PTr, de rupture, de renouveau et de transition. Concrètement, où en est-on avec la restructuration du parti, comme mentionnée par Navin Ramgoolam dans son message à l’occasion du 86ème anniversaire du PTr ?

Le Dr Navin Ramgoolam a effectivement évoqué la nécessité, mais aussi sa conviction, à restructurer, réinventer et innover le parti. Nous ne pouvons pas transformer le pays sans qu’il y ait d’abord une transformation au sein de notre propre parti.

Q : Mais cette restructuration a-t-elle déjà démarré ?

Cette restructuration, cette transformation, cette transition n’est pas aussi facile à faire. Nous parlons d’un parti qui compte 86 ans d’histoire. Ce n’est pas une mince affaire que de restructurer un aussi grand parti. Mais je fais entièrement confiance au leader, le Dr Navin Ramgoolam. En tant que président de l’aile jeune du plus vieux parti, j’ai des échanges régulièrement avec ce dernier. Je me rends compte qu’il croit fermement dans ce qu’il dit. Il donne la place et la liberté à la jeune génération dont je fais partie pour prendre des décisions et de venir de l’avant avec des projets et des nouvelles suggestions.

Au niveau de la restructuration, nous travaillons sur une liste d’hommes et de femmes, mais pas que des jeunes puisque je pense personnellement qu’il faut un bon équilibre entre la jeunesse et l’expérience pour faire avancer le pays. Le Dr Ramgoolam, qui concède lui-même qu’il n’est pas éternel, travaille sur une formule pour préparer la transition, la relève avec une nouvelle équipe, une nouvelle vision et un nouveau projet pour la société mauricienne. Cette nouvelle équipe prendra éventuellement les rênes du parti et du pays.

Q : Cette nouvelle équipe sera-t-elle issue de Gen-Next dont a fait mention le Dr Ramgoolam dans son message ?

Gen-Next n’est pas une équipe ou un nouveau clan. Je suis conscient qu’il y a eu, par moments dans un passé pas trop lointain…

Q : (Nous l’interrompons) Est-il vrai que le prochain leader sera issu de Gen-Next ?

C’est une dynamique, une mouvance, une vision qui a été baptisée Gen-Next, soit ‘Next Generation’. C’est un ensemble d’idées, de concepts, de projets et de suggestions innovants pour adapter le parti et le pays aux nouveaux défis qui nous attendent dans les années à venir. Le prochain leader, parce qu’il y en aura un…

Q : Avez-vous une idée de son identité ?

Je pense sincèrement que nous avons plusieurs candidats potentiels, compétents et expérimentés qui pourront prendre le flambeau après le Dr Ramgoolam qui est le sixième leader du PTr. Il y aura forcément un septième. Le Dr Ramgoolam, comme je le disais, prépare le parti à accéder à une nouvelle dynamique baptisée Gen-Next, mais qui ne consiste pas uniquement de jeunes. Il y aura probablement de nouveaux visages dans le parti qui ne seront pas nécessairement des jeunes. Pour vous dire franchement, selon la Constitution du PTr, un jeune est considéré comme tel s’il est âgé entre 15 et 35 ans. Je ne m’y retrouve moi-même pas si on suit cette logique.

Ce n’est donc pas qu’une question d’âge, mais aussi de nouveauté en politique et du regard qu’on porte sur la société mauricienne. Gen-Next est une dynamique qui accompagne ce changement et cette transformation. Qui sera le prochain leader ? On le saura dans les années à venir. Pour le moment, le Dr Ramgoolam est le leader incontestable du PTr et nous avons besoin de son expérience, de son étoffe, de sa vision et de son réseau de contacts pour nous tirer du gouffre où se retrouve le pays. Il faut quelqu’un de son calibre pour redresser le pays avant qu’il ne passe le relais à un nouveau leader.

Q : Quittons le volet politique pour aborder l’actualité. Trois naufrages en un seul jour à Pointe-aux-Sables et à Bain-des-Dames. Ces drames auraient-ils pu être évités ?

Définitivement ! C’est comme s’il n’y a jamais eu l’épisode catastrophique du Wakashio. Quelles leçons a-t-on tiré, quel nouveau protocole a-t-on mis sur pied et quel nouveau système de protection de notre territoire maritime a-t-on mis en place depuis le drame du Wakashio qui nous fait toujours payer les pots cassés dans le sud-est du pays ? Je vous rappelle qu’en 2021, un autre bateau de pêche chinois s’était échoué sur les récifs de Pointe-aux-Sables. J’avais d’ailleurs axé l’une de mes questions, à la rentrée parlementaire le 23 mars 2021, sur ce naufrage. Un an après, je sais déjà quelle question je devrai de nouveau adresser, le 29 mars prochain, au ministre de la Pêche.

Trois naufrages en l’espace d’une demi-journée, c’est du jamais vu dans l’histoire maritime de notre pays. Notre mer est devenue une passoire. ‘Bato ki envi rentré, rentré. Seki envi crazé, crazé et nou reste gueter mem’ ! Le naufrage de ces trois bateaux est survenu dans un contexte très particulier, soit quelques jours seulement après le passage d’Emnati. Or, nous savons tous que la mer est toujours démontée après le passage d’un cyclone. Pourquoi donc nos services portuaires ont-ils permis à ces trois bateaux d’accoster ainsi de nos côtes ? C’est de l’incompétence ! ‘Kan ou met bane cuisiniers pou dirige le port, airport et bane lezot institutions, ala ki résultats nou pe gagner dan Pointe-aux-Sables et Bain-des-Dames’. Prions pour que tout le fioul puisse être pompé à temps pour éviter une nouvelle catastrophe écologique dans la région de Port-Louis.

Q : Constatez-vous un dysfonctionnement et un manque de coordination entre les différentes autorités, non pas pour prévenir puisque le mal est déjà fait, mais pour empêcher que la situation ne se dégénère ?

J’ai l’impression que ceux qui dirigent le pays depuis 2019, voire 2014, prônent une politique de ‘la tisane après la mort’. Nous attendons que les catastrophes surviennent avant de réfléchir et d’agir. Et à chaque catastrophe, c’est comme si l’on réinventait la roue. Quelles leçons a-t-on tiré du naufrage du Wakashio moins de deux ans après ce drame ? Y a-t-il un ‘preparedness plan’ ? Nous sommes entourés par la mer, mais nous ne pouvons pas assurer sa surveillance. ‘Be laisse bane dimoune ki kapave diriger, fer li’. Gouverner, c’est prévoir. S’ils ne peuvent pas gouverner, qu’ils laissent la place à ceux qui peuvent le faire.

Q : L’écologie a-t-elle été reléguée au second plan sous ce gouvernement ?

Outre l’urgence sanitaire, nous faisons également face à un état d’urgence climatique où nous sommes de plus en plus confrontés à des cyclones plus réguliers et intenses et des pluies torrentielles. Nous avons moins de pluies qu’auparavant, mais quand il pleut, c’est de façon plus intense. D’où la saturation du sol qui provoque des inondations dans divers endroits du pays. Nous attendons toujours le fameux « Land Drainage Master Plan » qui était supposé être prêt depuis septembre 2021. Entretemps, nous subissons toujours des inondations causées par les pluies torrentielles.

Q :  Un gros budget est pourtant prévu annuellement pour les infrastructures de drainage. Comment expliquez-vous le fait qu’on tourne toujours en rond en ce qui concerne les inondations ?

Un gros budget, mais aussi un gros manque de transparence. Il y a une opacité quant à la façon dont le pays est géré. Je ne vois aucun plan clair et bien défini pour lutter contre les effets du changement climatique pour un petit état insulaire comme le nôtre. Par contre, ‘kas pe voter dan budget, sa tou les l’année nou pe trouver’. Mais les résultats de l’implémentation d’un concept global et transversal pour lutter contre les effets du changement climatique, il n’y en a pas.

Q : Craignez-vous les effets que ces trois récents naufrages pourraient avoir sur la vie sociale et économique de nombreux de vos mandants ?

Effectivement, il y a beaucoup de pêcheurs qui vivent à Pointe-aux-Sables et à Bain-des-Dames. J’ai pu constater leur angoisse et leur inquiétude. ‘Avec sa trois bato la, c’est komsi zot l’assitette manzé ki pé chaviré la’. Si jamais, il y a une fuite d’huile que je ne souhaite absolument pas, notre mer, nos poissons, nos coraux, nos plages, nos côtes et nos arbres seront tous imprégnés de fioul. Ce sera une catastrophe écologique et il nous faudra plusieurs mois pour tout nettoyer, avec les conséquences qu’elle entraînera sur la qualité de nos poissons et les activités de pêche sur lesquelles dépendent beaucoup de familles pour vivre.

La réputation de notre pays est aussi en jeu. À quoi devront penser les dirigeants d’autres pays quand ils voient qu’un état océanique n’arrive même pas à assurer sa propre protection maritime ? La série noire se poursuit après la marée noire du Wakashio. J’espère qu’il n’y aura pas de marée noire à Pointe-aux-Sables et à Bain-des-Dames.

Q : Y a-t-il une lacune au niveau de notre surveillance maritime ?

Définitivement. J’adresserai, à la rentrée parlementaire, des questions bien précises au ministre de la Pêche ainsi qu’au Premier ministre puisqu’il est responsable, en tant que ministre de l’Intérieur, de la ‘National Coast Guard’ (NCG). Le Premier ministre est directement visé, concerné et responsable de la sécurité et de la protection de notre territoire maritime qui s’étend sur 2, 3 millions de km2. Si nous ne pouvons pas assurer la surveillance d’un kilomètre de notre territoire maritime, puisque ces trois bateaux ont échoué à 900 mètres de nos lagons, comment va-t-on assurer la protection de notre zone économique exclusive de 2, 3 millions de km? Nous devons investir et former ceux qui sont responsables de la sécurité et de la surveillance de notre zone maritime. Je me demande si les radars n’ont pas détecté l’approche de ces trois bateaux de nos côtes.

Q : Fonctionnent-ils, ces radars ?

C’est l’une des questions que je poserai au ministre concerné le 29 mars prochain. Soit ces radars ne fonctionnaient pas, soit ils fonctionnaient sans qu’il n’y ait personne pour les surveiller. Le capitaine du premier bateau qui s’était échoué sur nos récifs avait envoyé un signal de détresse à 2h15 du matin. Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’action pendant 10 à 12 heures ? Je suis ahuri et révolté par le dysfonctionnement total de notre système de sécurité maritime nationale.

Q : Mais nous ne serons pas à l’abri d’autres drames de ce genre tant que les taureaux ne soeint pas pris par les cornes pour régler ce dysfonctionnement, n’est-ce pas ?

Le Wakashio était un vraquier qui disposait, à son bord, de 4000 tonnes de fioul. Là, on ne parle que de petits bateaux de pêche qui disposent d’un total de 120 tonnes de fioul seulement. N’empêche que chaque goutte d’huile qui est déversée dans notre mer est préjudiciable pour notre environnement marin et les activités y relatives. Que ferons-nous si demain un bateau vient nous attaquer directement dans notre zone territoriale ? Mettrons-nous toujours 12 heures avant de réagir ? Le contexte géopolitique, on le sait, est extrêmement crispant avec le conflit Russie-Ukraine. Que se passera-t-il si nous nous retrouvons demain dans une zone de conflit mondial ?

Q : Nous avons pourtant des accords avec des pays amis concernant la sécurité maritime. Faut-il qu’on recherche davantage d’expertise étrangère pour nous aider sur ce plan ?

Nous n’avons pas besoin d’autres experts qui viendront pour rédiger des rapports qui dormiront dans les tiroirs, sans qu’il n’y ait de décision politique pour les implémenter. Ce qu’il nous faut, c’est une véritable volonté pour transformer notre système de sécurité. Je vous rappelle qu’on n’a pas encore enterré le projet de ‘petroleum hub’ qu’on voulait mettre sur pied dans la région d’Albion et de Pointe-aux-Sables. J’avais adressé une question y relative à l’ancien ministre du Commerce, Yogida Sawmynaden. Mais sa réponse était très vague. Une société indienne avait d’ailleurs rédigé un rapport de 3000 pages à ce sujet. Je suppose qu’il dort toujours dans un tiroir quelconque au ministère du Commerce. Donc, l’expertise est fondamentale et nécessaire. Mais il faut aussi qu’on ait un Premier ministre qui a l’étoffe de prendre les décisions qu’il faut.

Q : Vous pensez qu’il s’agit plus d’un manque de volonté et de vision politique ?

Certainement ! Sans volonté, vision et autorité, ‘nou la mer pou continuer pollué et ou pou trouvé kuma nou later osi pou continué gagne problème’ !