Alain Malherbe : « Les prémices d’un conglomérat se dessinent également au port »

  • « Le jour où le lion qui s’appelle Madagascar se réveille, Port-Louis, c’est fini ! Port-Louis pou coulé ! Il ne sera jamais un « hub », que ce soit en ‘bunkering’ ou en ‘transhipment’ »

Il se dit outré par le « je m’en foutisme » des dirigeants de la « Mauritius Ports Authority » (MPA). Alain Malherbe, expert en affaire maritime, n’y va pas avec le dos de la cuillère et dénonce la mauvaise gestion des autorités portuaires.

Zahirah RADHA

Q : Plusieurs de vos posts FB ayant trait au port sont supprimés. Pensez-vous qu’il y a une raison ou une motivation politique derrière ?

Tout à fait ! Quand vous parlez un langage de vérité ou quand vous êtes proche de la vérité, toutes les raisons sont bonnes pour vous faire arrêter par la Cybercrime. Si mes trois comptes Facebook ont été bloqués immédiatement après mes publications sur la MPA, j’estime c’est parce que je suis dans la vérité.

Q : Seriez-vous donc une cible du gouvernement ?

Je ne pense pas, à proprement parler, que je suis une cible du gouvernement. Mais ce dernier sait que je ne suis pas quelqu’un qui se taisera devant les injustices, les mauvaises pratiques et les actes de corruption. Même le directeur-général de la MPA le sait. Ce qui l’a fait dire à plusieurs reprises que « quand sa boug la ouvert so la bouche, veut dire ki li ena preuve derrière ». Jusqu’à présent, je n’ai jamais fait des allégations sans des preuves documentaires. 

Q : Vos allégations concernant le Hong Bang 6 vous a quand même coûté une arrestation pour « Breach of ICTA » en février. De quoi en retourne-t-il ?

Il y a une grande vérité qui en est sortie après. La Cybercrime m’avait arrêté pour incitation à la révolte parce que, dans ma vidéo, j’avais dit qu’il était temps que le peuple prenne la loi entre ses mains pour montrer aux institutions comment elles doivent fonctionner. J’ai expliqué aux enquêteurs que les citoyens ont le droit constitutionnel de se référer à la loi pour montrer comment les institutions fonctionnent mal. Avant même mon arrestation, Alain Donat, le « director of shipping », et le ministre Sudheer Maudhoo s’étaient précipités pour tenir une conférence de presse où ce dernier m’avait accusé de ne rien connaître sur les bateaux, en soutenant que je devais présenter des excuses à la population.

Mais, le lendemain même d’une lettre que des forces vives de Tamarin et moi-même avions fait parvenir au Premier ministre et à d’autres ministres pour prouver, « Ports Act » et une circulaire émise par le Capitaine Barbeau et le directeur général à l’appui, que Tamarin, où le Hong Bang 6 avait jeté l’ancre pour effectuer des opérations, n’était pas « within the port area » qui s’étend de Baie du Tombeau jusqu’au Pointe aux Caves, le bateau a finalement bougé pour jeter l’ancre à Port-Louis, donc « within the port area », en me donnant ainsi raison. Je pense donc que mon arrestation était arbitraire et injustifiée.

Q : Quand vous parlez de mal fonctionnement des institutions, référez-vous uniquement aux autorités portuaires ou sur le plan général ?

Toutes les institutions, en général, sont en sens dessus dessous. Je suis sûr que, sans l’ingérence politique au sein des institutions gérées par les petits copains, elles auraient fonctionné correctement. Prenons l’exemple de l’ICAC. Personne ne comprend ce qu’elle fait dans l’affaire Kistnen ou celle sur Angus Road. La politique de deux poids deux mesures menée par l’ICAC s’étend aussi aux autres institutions de la République de Maurice.

Je me concentre personnellement sur la MPA parce que j’ai travaillé dans ce secteur pendant 43 ans. J’y ai beaucoup subi. Je comprends leur méthode de fonctionnement et je maîtrise les dossiers y relatifs. Je préfère ne pas m’aventurer ailleurs, bien que je commente tout ce que je vois au-dessus. En-dessous, cela doit être pire.  

Q : Qu’est-ce qui a changé dans la gestion de la MPA depuis le naufrage du Wakashio et du tug Sir Gaëtan, mis à part le changement à la tête de sa présidence ?

Absolument rien. La situation s’est empirée. Le nouveau chairman ne connait rien au port ou en ce qui concerne un bateau. Il avait même parlé, dans un de ses entretiens, « d’embouteillage » dans le port alors que le terme approprié est « congestion portuaire ». Ce qui prouve qu’il n’y connait rien et qu’il n’est pas apte à diriger la MPA, n’étant pas « the right man in the right place ». De plus, il n’y a eu aucun changement au niveau de la maintenance des remorqueurs.

Le « Kestrel » s’est retrouvé avec un trou dans la coque alors qu’il effectuait des manœuvres au « Mauritius Container Terminal » un beau dimanche. Des pièces inadaptées ont été commandées pour un remorqueur, jetant ainsi une fortune à l’eau. Le département « Marine Engineering » est toujours privé d’un « Marine Engineer ». Des deux camions de pompier, un seul est opérationnel, le deuxième n’ayant pas eu de certificat de fitness. Ce qui est très grave, surtout dans un port où des pétroliers viennent débarquer régulièrement du gaz et où transitent souvent des marchandises dangereuses. Est-ce plus prioritaire de changer de « flooring » au « Head office » de la MPA que de maintenir les camions de pompier et les remorqueurs pour assurer la sécurité du port et de ses employés ?

Q : Aucune leçon n’a donc été retenue suivant les récents événements ? La MPA n’a-t-elle pas, par exemple, bien géré le naufrage du chalutier Lu Rong Yuan Yu 588 en mars et de l’incendie du bateau de pêche Ruey Chien Tsai 112 en août ?

Le Lu Rong Yuan Yu 588 a fait des va-et-vient dans les limites portuaires à trois reprises depuis 4h du matin avant qu’il n’échoue finalement à Pointe-aux-Sables. Ce qui est tout à fait inacceptable, car d’ordinaire, une fois dans la limite portuaire, il aurait dû attendre son tour pour s’approvisionner en carburant et d’autres provisions. Alain Donat m’a informé, il y a deux semaines de cela, suite à un courriel que je lui avais envoyé, que l’enquête était toujours « in progress ». Je suis étonné puisqu’elle avait été instituée depuis mars.

Pire, le bateau n’est plus au port mais il se trouve actuellement dans l’Afrique de l’ouest, selon le « Marine Traffic ». Comment le « Director of Shipping » a-t-il pu permettre à ce bateau de partir avant que l’enquête ne soit bouclée ? Qui va-t-on poursuivre, s’il le faudra, en l’absence du Capitaine et de l’équipage, d’autant que le propriétaire n’est pas connu ? Pourquoi le capitaine et l’équipage n’ont pas été retenus, comme dans le cas du Wakashio ? C’est grave ! J’ai posé ces questions à Alain Donat, mais il a été incapable de me répondre.

L’incendie du bateau de pêche Ruey Chien Tsai 112 a également été très mal géré. Je ne suis pas expert dans le domaine, mais il aurait été plus logique, selon moi, de remorquer le bateau loin des côtes pour maîtriser l’incendie et pour assurer qu’il n’y ait pas de fuite de gasoil. Or, à Bain des Dames où le bateau a été remorqué, des traces de gasoil ont été notées. J’en ai des vidéos. Je mets au défi la MPA et le ministère de l’Environnement qui prétendent le contraire en se basant sur le rapport d’une prétendue analyse qu’ils ont effectuée.

Q : Qu’est-ce qui vous interpelle le plus à la MPA : le manque d’équipements, le manque d’expertise, ou la mauvaise gestion ?

C’est le « je m’en foutisme » de tout le monde à la MPA ! Un port repose sur deux piliers importants : le service de pilotage comprenant les remorqueurs et le service d’incendie. Or, les deux sont déficitaires dans notre port qui se veut pourtant le plus moderne et le plus efficient de l’océan indien. Ce n’est pas normal. Venons-en au troisième pilier qui est l’aspect commercial. Aux yeux de la MPA et de la « Cargo Handling Corporation Ltd » (CHCL), un agent d’une grande ligne maritime n’est pas un client, mais quelqu’un « ki bizin suppliyé pou gagne kitsoz ! » 

Je suis en présence d’un mail qu’une grosse compagnie maritime a envoyé au directeur de la MPA pour se plaindre du service de l’organisme. Cette compagnie allègue que la MPA favorise un de ses concurrents et se demande si elle doit adopter une politique de « knee-jerking » pour obtenir un service sur une base élémentaire. Comment ce port peut-il prétendre être le lion ou le « hub » de l’océan indien ? « Zot pe rêver ! »

Le chairman compare Port-Louis avec Los Angeles. Mais enfin, « let’s compare like to like ». On traite Madagascar de « third world country ». Dans son port cependant, il a quatre grues, vieilles d’au moins 35 à 40 ans, qui manipulent, chacune, 35 à 40 conteneurs par heure. À Maurice par contre, on a des portiques super sophistiquées qui ne font qu’entre 18 à 25 opérations seulement par heure. Ce n’est donc pas vrai de dire que Port-Louis est le port le plus efficient de l’océan Indien.

Quand l’ancien ministre des Finances Vishnu Lutchmeenaraidoo, avait parlé de « bunkering hub » en 2015, je lui avais dit d’arrêter de rêver. Shell (ndlr : désormais Vivo), le pionnier de « bunkering » à Maurice, a vendu ses « storage capacity » à la compagnie danoise « One Bunkering » qui fait partie d’un « holding » et dont le chairman est poursuivi au Danemark et qui risque la prison. Comment le gouvernement mauricien peut-il accepter qu’une telle compagnie puisse s’installer à Maurice ? Se peut-il que quelqu’un au gouvernement ait regardé le type dans ses yeux, comme dans le cas de Sobrinho, pour croire en son innocence ? Un « due diligence » a-t-il été fait ?

Q : Nos autorités sont-elles aptes à faire ce « due diligence » vu que la MPA détient elle-même des actions au sein de la « Mauritius Shipping Corporation Ltd » (MSCL), donnant ainsi lieu à un conflit d’intérêts ?

Ce n’est pas normal qu’un régulateur ait des actions dans une compagnie qui tombe sous sa juridiction. La MSCL a une cinquantaine de concurrents. S’il y a des décisions à prendre concernant les « shipping agents », la MPA favorisera certainement la MSCL parce qu’elle y est actionnaire. C’est un conflit d’intérêts qui existe depuis longtemps. C’est ce qui a poussé, selon moi, le chairman à dire qu’il divisera la MPA en deux, avec d’un côté le régulateur et de l’autre, l’aspect commercial. Malgré tout, la MPA restera la MPA.

Q : On évoque souvent une congestion portuaire pendant la « peak season ». Cela n’affecte-t-il pas aussi la compétitivité de notre port ?

Il n’y pas de congestion portuaire en ce moment. Et il n’y en aura pas non plus. Pour la bonne et simple raison qu’il y a moins de navires dans notre port. La plus grosse ligne maritime, « Maersk Line », qui utilisait Maurice comme point de transbordement pour la région, transborde maintenant en Afrique du sud. Le « Pacific International Line » a aussi arrêté de venir chez nous parce que le service est trop minable. Avec la mauvaise performance de la CHCL, les bateaux passent plus de temps à quai, augmentant ainsi le coût et les frais portuaires. Les compagnies maritimes ne sont plus intéressées avec Port-Louis et elles le délaisseront de plus en plus.

Q : Certains diront que vous êtes antipatriotique !

Parce que la vérité est blessante ! Je suis maintenant à la retraite, mais en 2013, on avait pu attirer de gros navires au large de Maurice pour leur fournir du carburant, des provisions et même un changement d’équipage. Ce qui nous permettait, avant la pandémie de la Covid-19, d’occuper un millier de chambres d’hôtels par an. C’était quand même un grand apport à l’économie mauricienne. Durant la période de Covid-19, alors que nos port et aéroport étaient fermés, tous les navires ont dû être déviés vers La Réunion. Tandis que Maurice traitait, à un moment donné, avec 100 ou 150 navires annuellement, l’île sœur traite, elle, avec 30 ou 35 navires par semaine. Faites le calcul vous-même ! « La Réunion pe prend sa business la avec Maurice entièrement ! ». Pourtant, ce n’est pas un business que La Réunion faisait auparavant.

Q : Est-ce un manque de vision qui nous a menés à cette situation ?

C’est pire qu’un manque de vision. C’est cette attitude « je m’en foutisme » du directeur de la MPA. On avait sollicité une rencontre avec lui pour lui faire part de nos appréhensions découlant de la fermeture du port et nos craintes de perdre ce business au profit de La Réunion.

Q : Il s’agissait d’une décision gouvernementale, et non pas celle de la MPA…

Effectivement, mais il nous fallait passer par la MPA pour qu’elle transmette le message au PMO. Mais le directeur a eu une réaction « je m’en foutisme ». On ne pourra pas récupérer ce business même avec l’ouverture de nos frontières. Quand je l’ai dit, on m’a traité d’antipatriote.

Q : N’avez-vous pas sollicité une rencontre avec le Premier ministre ?

On a fait tout ce qu’on pouvait. Courriels, lettres et réunions se sont enchaînés sans qu’on avance. Même avec l’ouverture des frontières prévue pour le 1er octobre, les agents maritimes attendent toujours le protocole qui sera adopté pour les équipages. Le maximum d’heures qu’un équipage passe à Maurice est de 24h. Une fois débarqué à l’aéroport, l’équipage met le cap au port où il prend un bateau pour se rendre sur son navire. Le temps de transit est vraiment court. Si les touristes entièrement vaccinés peuvent passer 180 jours à Maurice, pourquoi les équipages, eux, ne peuvent pas venir ? Je ne comprends pas. Je le dis souvent : le jour où le lion qui s’appelle Madagascar se réveille, Port-Louis, c’est fini ! « Port-Louis pou coulé ! » Il ne sera jamais un « hub », que ce soit en « bunkering » ou en « transhipment ».

Q : Pour sortir de ce naufrage que vous prévoyez, verra-t-on probablement une mégastructure regroupant tous les organismes portuaires, à la manière de celle créée à l’aéroport ?

On en voit déjà les prémices. Le directeur de la CHCL a déjà plié bagage. Je suis sûr et certain que ce n’est pas à cause de la pression syndicale, mais pour permettre plutôt au chairman de la MPA d’en assumer la présidence. Je présume qu’on va regrouper la MPA, la CHCL et la MSCL pour faire un conglomérat similaire de celui de l’aéroport. En fait, je l’appelle un cartel, puisque cela leur permettra de contrôler tous ces organismes. Ce sont les petits copains qui en sortiront gagnants.