[Interview] Eric Ng Ping Cheun, économiste

« Le PM fait dans la demi-mesure en donnant la hausse à une partie des retraités seulement »

  • « Cela démontre clairement qu’il n’y a pas assez d’argent dans les caisses de l’État, contrairement à ce qu’il prétend »
  • Hausse du salaire minimum : « On risque de se retrouver avec la peste et le choléra, soit une inflation galopante et un accroissement du chômage »

En ce début 2024, année qui marquera les prochaines élections, l’économiste Eric Ng Ping Cheun énumère les grands défis auxquels le pays fait face sur le plan économique…

Zahirah RADHA

Q : Sous quel signe placez-vous l’année 2024 ?

Celui des élections sans aucun doute ! Tout ce que le gouvernement fait et fera durant cette année aura un lien avec les élections, même si le Premier ministre ne le dit pas officiellement. D’ailleurs, aucun Premier ministre ne dévoilera publiquement et prématurément la date des élections.

Q : Mais il a laissé entendre que les élections pourraient se tenir au plus tard en mai 2025…

Je ne pense pas qu’on le croit vraiment. Tout ce qu’il fait depuis quelques temps pointe vers les élections. Il semble d’ailleurs être lui-même en campagne électorale, avec ses sorties et ses déclarations publiques ainsi qu’à travers les mesures qu’il met en place. Ce qui est dommage. Quand il y a une forte odeur électorale dans le pays, il y a un fort attentisme de la part du secteur privé et des investisseurs. Ces derniers seront en mode ‘wait and see’ parce qu’ils ne savent pas s’il y aura un changement de gouvernement et de politique économique. Au final, cela fait beaucoup de mal au pays.

Q : Comme vous l’avez dit vous-même, plusieurs annonces ont été faites par le Premier ministre en décembre 2023 et au début de ce mois de janvier 2024 concernant le salaire minimum, la hausse de la pension de vieillesse pour les personnes âgées de plus de 75 ans et le paiement d’overtime pour certaines catégories d’employés du secteur public. Quels seront leur impact sur le plan économique ?

Tout cela aura évidemment un impact sur le plan économique. Il faudra encore plus de revenus pour s’en acquitter. La trésorerie publique devra donc trouver quelques millions de roupies en plus. Quant à la pension de vieillesse, elle alourdira certainement les finances publiques. Ce n’est pas difficile de faire le calcul. Il y a quelque 50 000 retraités qui sont concernés par cette hausse de Rs 1500 pour les treize (incluant le boni de fin d’année) prochains mois.

Q : Pour la pension de vieillesse du moins, c’était une promesse électorale qu’il avait faite depuis 2019. Ne pensez-vous pas que l’État a les moyens d’accorder cette hausse ?

Premièrement, le Premier ministre n’a jamais précisé que ce ne sont que les retraités âgés de 75 ans et plus qui auront ces Rs 13 500 promises. Il n’a fait que dans la demi-mesure en ne respectant que partiellement son engagement pris en 2019 vis-à-vis des pensionnaires âgés de 60 ans à monter.

Deuxièmement, et ce qu’il faut bien retenir, c’est que le fait qu’il limite cette hausse à ceux âgés de 75 ans à monter démontre clairement qu’il n’y a pas suffisamment d’argent dans la caisse publique. Le « consolidated fund » ne génère pas suffisamment de revenus pour que cette mesure puisse être étendue à tous les retraités indistinctement comme il l’avait promis.

Pourtant, une loi avait été votée en 2021 et dans laquelle il avait spécifiquement mentionné qu’une pension de Rs 13 500 serait accordée à ceux âgés de 65 ans à monter. À l’époque, la pension s’élevait à Rs 9 000 et il fallait accorder une hausse de Rs 4 500 pour arriver à la somme de Rs 13 500.

Q : Pravind Jugnauth a néanmoins démenti que les caisses de l’État sont vides !

Il s’est clairement contredit. D’abord, il prend une décision qui montre qu’il n’y a pas suffisamment d’argent dans la caisse. Ensuite, il critique ceux qui disent que les caisses sont vides. Et ce faisant d’ailleurs, li avoye ros dan zardin so propre ministre des Finances kine dire ki la caisse CSG vide. Et tout de suite après, il soutient que le gouvernement travaille pour remplir les caisses de l’État alors que, selon lui-même, celles-ci ne sont pas vides. Cela fait quand même beaucoup de contradictions. Soit les caisses sont remplies, soit elles ne le sont pas. Mais cyniquement, le gouvernement réalise au moins qu’il ne peut pas se montrer irresponsable en octroyant Rs 13 500 à tous les retraités. On le dit depuis assez longtemps. Il faut s’orienter vers un système de ciblage.   

Q : Je ne pense pas que tel soit le cas puisqu’il a laissé entendre que les autres retraités percevront également cette hausse par la suite…

Oui, mais à ce stade, cela reste toujours à l’état de promesse. Je ne comprends pas la hâte du Premier ministre d’appliquer cette mesure dès ce janvier. S’il avait attendu jusqu’au budget en juin, il aurait alors pu accorder cette hausse à tous les retraités indistinctement. Mais il l’a fait parce que les élections générales ne sont pas loin. Kapave li pou fer ene lot promesse électorale à bane 65 ans à monter pou ki zot penson osi vine Rs 13 500.

Q : S’il n’y a pas d’argent dans les caisses, comme vous le dites, comment le gouvernement fera-t-il donc pour financer cette hausse de la pension ?

Il n’y a pas mille solutions. Soit il la financera à travers une augmentation de la taxe, soit il s’endettera encore plus.

Q : Il n’y avait également aucune hâte à augmenter le salaire minimum puisque la prochaine échéance pour cette révision n’était prévue qu’en 2025. Cette mesure ne risque-t-elle pas d’avoir des conséquences négatives sur le plan économique ?

Effectivement, pourquoi le donner une année plus tôt que prévu ? Et pourquoi ne pas avoir attendu le budget au moins pour le donner ? C’est clair que c’est parce que les élections sont derrière la porte. Cette hausse du salaire minimum, ajoutée à la compensation salariale, représente une hausse de 43%. Cela affectera toutes les PMEs, de même que des entreprises qui ne sont pas techniquement des PME. La conséquence directe, c’est qu’il y aura un gel concernant les recrutements ou même des promotions dans le secteur privé. Il y aura aussi une compression salariale pour ceux qui se retrouvent juste au-dessus du salaire minimum.

Q : Comment cela ?

Si on se base uniquement sur le seuil du salaire minimum, qui est de Rs 16 500, un employé qui perçoit Rs 17 000 ne recevrait ainsi que Rs 500 de plus que son subalterne qui aura, lui, Rs 16 500. La relativité salariale dans le secteur privé ne sera ainsi pas respectée. Pour respecter cette relativité salariale, il fallait augmenter tous les salaires, « across the board », par 43%, comme le réclament les syndicats. Ce qui est impossible à réaliser. Au final, cette relativité salariale causera beaucoup de frustration.

Il faut savoir que les entreprises ont une masse salariale à respecter. S’il y a une forte hausse salariale au bas de l’échelle, c’est sûr qu’il y aura une compression ou une stagnation de salaires pour ceux qui se retrouvent au milieu. Finalement, pas mal d’employés obtiendront un salaire qui est proche du salaire minimum. On voit ce phénomène avec le SMIC (salaire minimum interprofessionnel de croissance) en France, bien qu’il n’augmente pas comme c’est le cas à Maurice.

Q : Cela ne permet-il pas de réduire les inégalités salariales qui sont souvent décriées ?

Pour ceux qui sont au bas de l’échelle, oui. Mais il ne faut pas oublier que, contrairement à la fonction publique où tous les employés du même grade perçoivent le même salaire, celui d’un employé du secteur privé est déterminé en fonction de ses qualifications, son expérience, ses capacités, son rendement et son attitude. C’est cette différence salariale qui motive un employé à donner le meilleur de lui-même sur le plan professionnel. Si l’employé n’est pas motivé à travailler, c’est l’entreprise qui en sort perdante.

Q : Qu’en est-il de l’aide financière que le gouvernement a promis de donner aux PME pour qu’elles puissent s’acquitter de ce fardeau additionnel qu’est la hausse du salaire minimum ?

Je sais qu’il a déjà annoncé les critères. Mais de toute façon, je ne pense pas que c’est une bonne pratique pour le gouvernement de payer les salaires des entreprises privées. C’est acceptable dans une situation exceptionnelle, comme c’était le cas avec le ‘Wage Assistance Scheme’ (WAS) durant la pandémie Covid-19. Mais cela ne devrait pas devenir la norme. Le rôle du gouvernement c’est de donner, par exemple, des incitations fiscales visant à permettre aux entreprises du secteur privé de trouver de nouveaux débouchés ou à exporter, et non de financer une partie des salaires de leurs employés. Il aurait dû, à la place, donner une hausse salariale qui est raisonnable que les entreprises auraient pu financer au lieu d’accorder une hausse considérable que le gouvernement devra ensuite payer en puisant l’argent des caisses de l’État qui relève de l’argent des contribuables. C’est insensé !

Q : Il semble qu’il y ait une surenchère en termes de mesures qui sont prises et tout indique que cela va continuer ainsi jusqu’aux élections. Quel impact cela aura-t-il pour le pays et les consommateurs ?

Il en résultera ce qu’on appelle la peste et le choléra, soit le chômage et l’inflation. Le gouvernement a pensé pouvoir résoudre l’inflation en augmentant le salaire. Or, on risque de se retrouver avec un double problème, plus particulièrement avec une inflation galopante et un accroissement du chômage. Les entreprises licencieront et gèleront les recrutements.

Je me demande ce qu’on fera des milliers de jeunes qui termineront bientôt le cycle secondaire et dont une bonne partie viendra sur le marché du travail. D’autant que ce sont des jeunes qui sont sans qualification et sans expérience. Ils seront bloqués à cause du salaire minimum. Les entreprises ne voudront pas les former, tout en leur donnant un salaire de Rs 16 500.

Q : Cela pourrait-il les inciter à quitter le pays alors qu’on connait déjà un exode massif de nos jeunes ?

Le chômage est un des facteurs qui les poussent à aller sous d’autres cieux. Mais il y a aussi d’autres facteurs, comme le non-respect de la méritocratie, le manque de perspectives, la mauvaise gouvernance du pays. Le gouvernement envoie de mauvais signaux en nommant, par exemple, des personnes qui ne sont pas qualifiées à la tête des institutions clés du pays. Je connais des professionnels de 40 ans qui occupaient de bons postes mais qui ont préféré aller s’établir ailleurs parce qu’ils sont dégoûtés par la gouvernance du pays.

Q :  Hormis l’inflation et le chômage, quels sont les grands défis auxquels le pays sera confronté en 2024 ?

Le grand défi pour les entreprises, ce sera de se réajuster face à la hausse salariale. Il faudra ensuite trouver des moyens pour augmenter notre exportation dans un environnement de plus en plus difficile marqué par des guerres. Contrairement à ce qu’a dit le Premier ministre, le secteur manufacturier a connu une croissance négative l’année dernière. Idem pour le secteur d’exportation qui a connu une contraction en 2023 pour se chiffrer à -10, 5%. Avec l’inflation, je ne pense que la consommation pourra, à elle seule, tirer la croissance.

Q : En tant qu’économiste, souhaitez-vous voir un changement d’orientation de la politique économique du pays ?

Définitivement ! Il nous faut une meilleure gestion et gouvernance du pays. Il nous faut une politique économique qui cadre avec nos faiblesses structurelles, encourage les jeunes à rester au pays, apporte une diversification économique, stimule nos exportations, et consolide nos piliers économiques.