Dr Shameem Jaumdally : « Le pic en termes de morts pour la présente vague pas encore atteint »

  • Celui-ci peut survenir pendant la dernière semaine de novembre

Oiseau de mauvais augure ? Non. Seulement un patriote prévoyant et compatissant qui fait de son mieux pour informer, sensibiliser, prévenir et aider son pays et ses compatriotes à faire face à une pandémie dont il en a fait plusieurs expériences, ayant connu et travaillé pendant plusieurs vagues en Afrique du Sud, là où il exerce comme virologue et chercheur au Cape Town Lung Institute et Groote Schuur Hospital. Le Dr Shameem Jaumdally nous livre une fois de plus ses analyses sur la situation sanitaire actuelle.

Zahirah RADHA

Q : Vos prédictions faites plus de deux mois de cela se matérialisent malheureusement. Regrettez-vous que les autorités ne vous ont pas écouté ?

J’ai pu malheureusement faire ces prédictions car, là où je suis basé en Afrique du Sud, nous n’étions pas dans une bulle comme à Maurice. Nous avons toujours eu une ‘policy’ de frontières ouvertes, nous exposant ainsi à différents variants de la Covid-19 et diverses vagues, avec un taux de cas et de mortalités élevé. Ces expériences nous ont permis d’apprendre, notamment sur la hausse des cas, les stratégies qui marchent, et surtout de prévoir.

Nous avons aussi tiré des leçons de l’expérience vécue par d’autres pays à travers des informations disponibles en ligne, dans les médias et les rapports qu’ils ont rendus publics. Cela nous a permis de prévoir ce qui se passera à Maurice. D’ailleurs, si ces informations auraient pu permettre à Maurice de dégager une stratégie qui fonctionne. Malheureusement, en l’absence d’un plan bien établi et des restrictions strictes, Maurice se retrouve maintenant avec un système hospitalier qui est à bout de souffle.

Q : Le nombre de décès de patients positifs augmente de façon exponentielle. Est-ce normal ?

Cela m’attriste qu’on n’y ait pas prêté plus d’attention en dépit de mes alertes. On n’aurait peut-être pas pu les prévenir tous, mais au moins on aurait pu mitiger la gravité de la situation actuelle.

Q : Aurait-on pu éviter autant de morts, sachant qu’on a affaire à un virus mortel ?

La hausse dans le nombre de décès est dans la logique des choses. Une augmentation du nombre de cas entraîne malheureusement une hausse du nombre de personnes à risque qui sont infectées et qui peuvent développer des maladies sévères, mais aussi de morts. Il faut aussi garder en tête le fait que beaucoup de personnes décédées n’ont majoritairement pas été vaccinées. Même concernant les jeunes personnes décédées, beaucoup d’entre eux avaient des soucis de santé. Ce qui compte, c’est la mise en place d’une stratégie pour protéger ceux qui sont les plus à risque.

On n’a pas encore atteint, selon moi, le pic en ce qu’il s’agit du nombre de morts durant cette vague. Ce pic, on le verra probablement durant les deux dernières semaines de novembre. Considérant les rassemblements de la semaine dernière, on verra, au milieu de la semaine prochaine, une hausse considérable du nombre de personnes qui seront hospitalisées. La semaine ensuite sera alors teintée d’un certain nombre de décès.

Q : Cela donne froid dans le dos ! Y a-t-il des lacunes au niveau du traitement à Maurice ?

Absolument ! Un grand nombre de ces décès aurait pu être évité si on avait une stratégie qui permettait de contrôler le taux de transmission du variant Delta. La communication est aussi déficiente. Ainsi les personnes en auto-isolement ne savent pas qu’il faut informer les autorités dès qu’elles commencent à ressentir une détresse respiratoire.

La maladie sévère et les problèmes respiratoires ne viennent pas d’un seul coup. Plus on tarde à chercher une assistance médicale, plus il est difficile pour la personne d’arriver à temps à l’hôpital pour être traité. Selon certaines études, quand le poumon se détériore à plus de 30%, il est difficile de les régénérer.

Il faut mettre en place un système régional pour rapprocher les gens vers les traitements. Parallèlement avec les hôpitaux, on aurait pu canaliser les personnes qui progressent dans la maladie vers les dispensaires qui sont les centres de santé primaire. Elles auraient pu y être « monitored » au lieu d’attendre que le médecin vienne à domicile. Faute d’une prise en charge rapide, bon nombre de personnes décèdent soit à la maison soit assez vite après leur hospitalisation.

Q : Mais qu’en est-il du traitement lui-même ? Y a-t-il une déficience à ce niveau chez nous ?

Dans la plupart des pays à travers le monde, le traitement se fait à travers un « syndromic management ». La Covid-19 entraîne une détresse respiratoire, des risques d’événements cardio-vasculaires et cérébrovasculaires et de problème rénal. Quand un patient est admis en ICU, il est traité avec des stéroïdes comme le Dexamethasone et des anticoagulants. Cela permet de diminuer le taux d’inflammation et le risque de pneumonie, surtout, ainsi que les accidents cardiovasculaires et cérébrovasculaires.  

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de pilules efficaces pour agir directement contre le virus. A l’heure actuelle, il y a deux médicaments prometteurs pour prévenir l’aggravation de la maladie de Covid-19. Il y a celui de Merck, le Molnupiravir. Et puis, il y un autre développé par la société Pfizer. Ils ont, les deux, démontré une efficacité assez élevée pour traiter les patients ayant des maladies ‘mild’ ou ‘moderate’, prévenant ainsi les maladies sévères qui nécessitent des soins intensifs en ICU.

Comme on en a vu avec les vaccins, il y aura, au début de l’année prochaine, une bataille commerciale par les différents pays pour obtenir ces traitements. Il nous faut nous engager dès maintenant pour pouvoir obtenir ces médicaments. Le prix du Molnupiravir est assez élevé, soit $ 700 (environ Rs 30 000) pour le moment, mais un patient admis en ICU coûte généralement Rs 50 000/ jour à l’État.

Donc, bien que ce médicament soit cher, on peut économiser en termes de traitement de la maladie, plus spécifiquement pour prévenir le nombre de personnes atteintes sévèrement et le nombre de personnes décédées. On doit, selon moi, enclencher dès maintenant des procédures auprès des compagnies qui le commercialiseront pour qu’on puisse en avoir une certaine quantité.

L’utilisation du Fabiflu ou Tamiflu, utilisé contre le H1N1, a aussi été évoquée. Néanmoins, toutes les études ont démontré qu’ils n’ont aucune efficacité significative dans le traitement de la Covid-19. Il ne faudrait donc pas qu’on l’utilise. C’est dangereux, surtout si les personnes pensent qu’il peut les guérir et ne cherchent pas d’assistance médicale, mais qu’en réalité, il n’en est rien, endommageant ainsi leurs poumons en raison d’un manque de traitement.

Le plus important en l’absence d’un médicament, c’est un ‘management’ des symptômes des différents incidents adverses sur les patients hospitalisés.

Q : Le manque de réactivité des autorités ne risque-t-il pas de nous coûter cher ?

Il faut qu’on se laisse guider par des chiffres crédibles. Cela nous donne une indication réelle de ce qui se passe dans la communauté pour qu’on puisse développer des paramètres, comme le taux de positivité et le nombre de personnes infectées, hospitalisées et décédées par tête d’habitant. Ces paramètres, s’ils augmentent ou s’ils baissent, nous permettront de comprendre ce qu’il se passe et d’agir en conséquence.

Par exemple, si on a un taux de positivité de 10%, où 10 de chaque 100 personnes testées sont infectées, on commence à prendre conscience que la vitesse de transmission augmente. S’il arrive à 20% ou à 30%, la transmission montre une certaine emprise sur la société et il faut imposer des restrictions plus sévères. En Afrique du sud, nous avons un système de lockdown comportant cinq (5) différents barèmes en termes de restrictions. Les paramètres que j’ai précités nous permettent de définir le niveau de restrictions qu’il faut imposer. Une fois la transmission contrôlée, le niveau de restrictions est assoupli.

Je suis d’avis que Maurice doit établir un tel système au plus vite parce qu’il y aura éventuellement d’autres vagues successives. Il paraît qu’on puisse avoir deux vagues en une année à des intervalles différents. Les stratégies qu’on met en place actuellement doivent pouvoir être utilisées lors d’une prochaine vague, car Maurice n’y échappera pas, comme on le voit actuellement en Europe. Il faut aussi éduquer la population pour qu’elle soit plus responsable.

Q : Les restrictions mises en place arriveront-elles à faire fléchir la transmission ?

La première chose à faire, c’est d’avoir une grippe sur la transmission. Pour y arriver, des restrictions efficaces sont requises. Les études ont démontré que la transmission est plus élevée lors des activités sociales et familiales, où la vigilance et les gestes barrières sont moindres, que dans le contexte éducatif ou au travail. Des rassemblements de 50 personnes sont suffisants pour développer un cluster.

Raison pour laquelle je pense que ces restrictions ne sont pas suffisantes. Les rassemblements n’auraient pas dû dépasser le nombre de 10 personnes. Les activités réservées aux personnes vaccinées sont insensées parce que, vaccinées ou pas, elles peuvent toujours être porteuses et transmetteuses du virus.

Puisqu’il y a toujours le risque que certaines personnes se comporteront de façon irresponsable, la mise en place de restrictions est capitale. Un couvre-feu était, à mon avis, absolument nécessaire, d’autant que le virus se propage principalement lors des rencontres nocturnes, surtout durant la période festive. Sans compter que le « work from home » permet aux gens d’avoir plus de temps pour se rencontrer.

Q : Le plus important, comment désengorger nos services de santé en ce temps de crise sanitaire ?

‘The million-dollar question’. Nous savons que les cas continueront à augmenter et qu’il y aura ainsi une dépendance sur les services de santé et une demande grandissante pour les places dans les hôpitaux. Il ne faut pas oublier qu’il y a un excès de mortalités comparé à la même période des années précédentes. Ces personnes ne sont pas nécessairement mortes de Covid-19, mais aussi à un manque d’accès aux services de santé, surtout pour les personnes dialysées ou ayant le cancer, entre autres. Nous devons les prendre en considération

Ce que moi je propose, c’est d’abord la décentralisation des tests. Ils peuvent être faits également dans les dispensaires. Un dépistage rapide permet de mieux contrôler la transmission. Ensuite, la création de « field hospitals » comme on en a fait en Afrique du Sud en transformant des centres de conférences en centres de traitement pour ceux ayant des maladies modérées, mais qui nécessitent quand même une hospitalisation, surtout s’ils ont besoin d’un support en oxygène. Ce qui permet de désengorger les hôpitaux.

Il faut aussi mettre en place des « recovery centres » pour ceux qui sont presque guéris ou en voie de guérison d’une maladie sévère mais qui nécessitent toujours une supervision. La Covid-19, faisons-le ressortir, peut laisser des séquelles sur une personne infectée pendant au moins une année. Beaucoup de personnes dans le monde sont mortes après des accidents cardio-vasculaires ou cérébrovasculaires dans l’année suivant leur hospitalisation.

Il faut donc mettre en place un système de suivi pour surveiller les patients guéris afin qu’ils ne développent pas des complications. Les séquelles de la Covid longue sont multiples. Un plus grand nombre de personnes guéries font face à des problèmes cardio-vasculaires, des problèmes de mémoire, de l’index respiratoire, dont un essoufflement en cas d’efforts, de fatigue, de courbatures et de maux de tête. Il faut le prévoir afin d’être « two steps ahead ».