Eric Ng : « Le réveil sera brutal » 

Interview

L’économiste Eric Ng se montre très critique envers le budget 2018-2019 présenté par Pravind Jugnauth. Ce budget, dit-il, ne vise qu’à plaire à la population, à la veille des prochaines élections générales,  au lieu de relever les défis économiques majeurs auxquels le pays est confronté.

Zahirah RADHA

Q: Comment qualifierez-vous le dernier budget présenté par Pravind Jugnauth ?

Irresponsable ! C’est un budget qui ne vise que le court terme et qui manque cruellement de vision. Son seul objectif, c’est de plaire à la population en l’incitant à dépenser et à consommer davantage. Il n’encourage guère l’épargne. Ce budget n’a en ligne de mire que les prochaines élections générales. Il contient beaucoup de mesures populaires comme la baisse du prix du gaz ménager tandis qu’il n’y a pas de baisse sur le plan international. Les grandes réformes et les préoccupations économiques ont, elles, été repoussées et elles viendront sans doute après les prochaines élections générales. Tant pis pour l’économie !

Q: Il ne sera donc aucunement bénéfique au pays à long terme?

Effectivement, le jour viendra où il faudra prendre des décisions difficiles. Le réveil sera alors brutal. Prenons, par exemple, la ‘vente’ de la nationalité mauricienne. Est-ce qu’on finira par vendre les petites îles autour de Maurice, comme le fait la Grèce ? Le ministre des Finances n’a fait aucun effort pour réduire la dette publique qui restera, malheureusement, à 63% du Produit Intérieur Brut (PIB). L’industrie sucrière continuera de souffrir en l’absence de mesures pouvant la remettre sur les rails. Les secteurs traditionnels comme le manufacturier, le tourisme ou les services financiers non-bancaires ont été négligés. Avant d’inciter à la consommation, il faut d’abord penser à la production. Ce qui est loin d’être le cas dans ce budget.

Q: Et comment cela impactera-t-il sur la population?

À court terme, il soulagera certainement les gens. Mais à long terme, non. Quand la population consomme plus, le gouvernement encaisse plus de revenus en termes de TVA. Plus de consommation implique qu’il y aura une pression sur la demande. Ce qui résultera en une hausse de l’importation. Le déficit commercial risque ainsi de se creuser alors que la roupie, elle, dépréciera. C’est un spiral qui annulera, à court et à moyen termes, les effets positifs causés par le surplus de revenus suivant la baisse des prix des carburants, du gaz ménager et du taux d’imposition.

Q: Ce budget est-il effectivement financé par les dons étrangers ?

Justement, si Pravind Jugnauth arrive à donner des prébendes à gauche et à droite, c’est grâce aux dons étrangers qui s’élèvent à Rs 900 milliards pour l’année financière 2018-2019. Ce qui est très inquiétant puisqu’on dépend énormément sur les dons étrangers pour équilibrer le budget national. Mais que se passera-t-il quand on n’en aura pas ? Il faudra alors augmenter les taxes pour réduire la dette publique et relever d’autres défis tels que le vieillissement de la population, entre autres. Le seul moyen de financer le budget sans qu’on se fie autant aux dons étrangers aurait été d’augmenter la croissance économique. Les taxes perçues par l’État sur les bénéfices des entreprises auraient servi à financer le budget. Hélas, ce n’est pas ce qu’a fait Pravind Jugnauth.

Q: Il a donc cherché la voie de la facilité?

Certainement! Il n’a pas voulu déplaire à la population. Raison pour laquelle les prix des cigarettes et des boissons alcoolisées n’ont pas été revus à la hausse. Le Grand Argentier a également tenté de faire croire que la situation économique est bonne alors que tel n’est pas le cas.

Q: Est-ce normal qu’un budget national puisse faire l’impasse sur les enjeux économiques du pays ?

Écoutez, on n’a pas un ministre des Finances à part entière. J’ai toujours dit qu’un Premier ministre ne peut pas tenir les rênes des Finances. Un Grand Argentier doit pouvoir prendre des mesures courageuses, quitte à se faire taper dessus. Mais quand c’est le chef de gouvernement lui-même qui détient le portefeuille des Finances, c’est le côté politique qui prend le dessus puisqu’il ne peut pas se permettre de déplaire à la population. Ce qui explique pourquoi on n’a pas eu droit à un budget économique, comme il l’aurait dû être, mais à un budget social. Et c’est le même scénario qui se joue depuis les trois dernières années. L’essence même du budget, soit celui de relever les enjeux économiques, est complètement ignoré.

Q: Cela vous surprend-il, venant surtout d’un gouvernement qui avait promis un deuxième miracle économique ?

Le deuxième miracle économique n’aura finalement été qu’un mythe pour appâter les électeurs et d’obtenir des votes. Personnellement, j’ai déjà banni ce terme de mon vocabulaire. Et je pense que les Mauriciens ne se font plus d’illusions non plus. D’ailleurs, sir Anerood Jugnauth n’est plus Premier ministre et Vishnu Lutchmeenaraidoo n’est plus ministre des Finances.

Q: Quels sont les secteurs clés qui ont été ignorés, ou presque, par cet exercice budgétaire ?

Il y a d’abord l’exportation. C’est incroyable étant donné que le Premier ministre avait présenté, en mars 2017, un National Exports Strategy. Quinze mois plus tard, une feuille de route se fait toujours attendre. Le budget ne pipe mot dessus. Il y a aussi une cacophonie au niveau de la promotion, le fonctionnement de l‘Economic Development Board (EDB) laissant beaucoup à désirer. Le contexte international n’étant pas très favorable à Maurice, surtout avec le Brexit, la concurrence asiatique, la montée des taux d’intérêts aux États-Unis et la poussée du protectionnisme un peu partout à travers le monde, le budget aurait dû prendre des mesures visant à stimuler ce secteur. Or, il y a fait l’impasse. C’est ahurissant!

Je constate aussi que le budget s’est intéressé aux substitutions à l’importation. Soit on se focalise sur la stratégie d’exportation, soit on se concentre sur les substitutions à l’importation. On ne peut pas faire les deux à la fois puisqu’elles sont contradictoires. C’est un mauvais signal que le gouvernement envoie aux investisseurs.

Q: Quelle est la mesure qui vous a le plus choqué ?

C’est sans doute celle de la ‘vente’ de la nationalité mauricienne. La façon dont elle a été annoncée nous pousse à croire que n’importe qui peut avoir un passeport mauricien en échange d’un paiement. Jusque-là, on vendait des plans d’investissements et les investisseurs pouvaient obtenir la nationalité mauricienne, s’il répond aux critères requis, au bout d’une certaine période. Mais là, on ne parle plus d’investisseurs ! C’est un aveu de faiblesse de la part du gouvernement qui n’arrive pas à attirer des investisseurs de façon objective. Pire, non seulement dévalorise-t-on le passeport mauricien, mais on risque d’entacher davantage la réputation de Maurice. D’autant que le pays est déjà ébranlé par l’affaire Alvaro Sobrinho et qu’il fait face aux allégations de blanchiment d’argent et de paradis fiscal. C’est comme si on se tirait une balle dans le pied.

Q: Comment s’annonce la prochaine année financière ?

Elle sera du pareil au même. Je tiens à rappeler que pratiquement tous les objectifs macroéconomiques fixés dans le budget 2017-2018 n’ont pas été atteints. Au lieu de 4, 1%, la croissance est à 3, 9%, et ce pour la troisième année consécutive. L’inflation est à 4, 3 % au lieu de 3 %. La dette publique est à 63, 4% du PIB au lieu de 63, 1%. L’investissement est, lui, à 17, 6 % du PIB au lieu de 18, 8%. Le déficit du compte courant est à -5, 5 % du PIB au lieu de -4, 9% alors que les exportations (biens et services) est à 42, 3% du PIB au lieu de 43, 4%. Ainsi, je ne crois pas que les objectifs de ce présent budget seront atteints.