Interview du Dr Ameenah Gurib-Fakim au Sunday Times: « Aucun groupuscule ne sera toléré »

  • « La police est déterminée à mettre hors d’état de nuire ces fauteurs de troubles »

Chef de l’État mauricien depuis juin 2015, Dr Ameenah Gurib-Fakim vient d’intégrer le club sélect des femmes les plus influentes au monde. Au lendemain de cette nomination, notre présidente de la République, scientifique de la biodiversité de renommée internationale, a bienveillamment accepté de nous recevoir à la State House pour répondre à nos questions. Son partenariat avec la Fondation Bill et Melinda Gates pour offrir des bourses de recherches postdoctorales la réjouit, voulant promouvoir les sciences et la technologie tant à Maurice qu’en Afrique.

 IQBAL OOJAGEER 

 

Le classement 2016 du magazine américain des affaires Forbes honore l’île Maurice avec votre nom figurant parmi The World’s 100 Most Powerful Women. Au général, vous êtes 96eet dans la catégorie politique, vous êtes parmi les 26 femmes les plus influentes dans le monde. Vos sentiments après ce nouvel honneur ?

Je le prends avec beaucoup d’humilité. C’est un grand honneur certes de figurer sur cette liste, mais je vois beaucoup d’opportunités et plus de visibilité pour Maurice. J’espère que tout le pays va bénéficier de cette reconnaissance.

 

Vous ne finissez pas de collectionner les honneurs internationaux. Y a-t-il un en particulier qui vous tient le plus à cœur ?

Non, pas vraiment. Chaque honneur est venu à un moment de ma vie, de ma carrière professionnelle pour une reconnaissance précise. Il y en a eu pour mes travaux académiques et d’autres dans le secteur de l’entreprenariat que j’ai essayé de faire avancer à Maurice. Maintenant à l’échelle politique, il y a d’autres genres de reconnaissance que je reçois avec beaucoup d’humilité.

 

L’humilité, c’est une des valeurs que vous chérissez ?

C’est une qualité que doit développer tout le monde. Quand on est humble, on se fait respecter. Cela aide aussi à mieux comprendre les gens. Dans cette fonction, il faut avoir l’écoute. Il faut savoir écouter, comprendre et aider les citoyens là où c’est possible.

 

À la State House, recevez-vous beaucoup de requêtes de la part de la société civile pour être à l’écoute de ses problèmes ?

Oui et non. Il faut savoir qu’il y a des ministères qui sont là pour s’occuper des problèmes de la population. Il y a aussi des suggestions et des recommandations qui sont portées à ma connaissance. Là où c’est possible, je les réfère aux ministères concernés où on peut conseiller et aider les gens. Au-delà du côté administratif, il y a un aspect philanthropique que nous ne négligeons pas et là je donne vraiment priorité aux jeunes. En accordant des bourses à ceux qui ont des compétences, nous avancerons dans cette démarche d’émancipation économique.

 

De votre point de vue, Madame la Présidente, quel regard jetez-vous sur la situation sociale à Maurice ?

Si vous voyez les journaux étrangers ce matin, vous verrez que Maurice est un des dix pays où il y a la paix et on n’est pas en guerre. Nous avons une certaine stabilité et le tissu social est quand même fort. Heureusement que les gouvernements successifs ont su maintenir cet ordre social car ils se sont rendu compte très vite que sans la paix, la liberté et la stabilité, il n’y a pas de développement. On peut trouver à l’interne qu’à Maurice il y a des écarts, des problèmes, mais vu de l’extérieur, nous sommes un pays où il fait bon vivre. Toutes les composantes de la population doivent se mettre à l’œuvre pour consolider davantage la stabilité afin de rendre le tissu social plus solide. Je fais un appel à tout le monde d’être plus tolérant, de valoriser tout un chacun pour qu’on puisse travailler ensemble, l’objectif final étant d’avoir une économie solide et stable. Qui dit économie solide dit plus d’opportunités pour tout le monde.

 

Des coups de feu ont retenti sur une ambassade et un hôtel à Port-Louis dans la nuit de dimanche à lundi. Que dites-vous de tels dérapages ?

Je condamne ces actes de vandalisme d’une certaine brutalité. Ce sont des actes méprisables contre l’ambassade de France. Il faut trouver ces fauteurs de troubles. On ne peut pas se permettre de tirer sur n’importe qui, n’importe quoi, n’importe où et n’importe comment. C’est complètement inacceptable. Ces gens-là, je ne sais pas qui sont-ils et ils veulent mettre le feu aux poudres, mais ça ne se passera pas ! La police est très déterminée à aller les dénicher là où ils sont car il faut les mettre hors d’état de nuire. Ce qu’ils ont fait est totalement inacceptable.

 

Notre police a-t-elle les moyens et est-elle sur la bonne piste pour aller jusqu’au bout dans sa quête de trouver les coupables et les traduire devant la justice ? Ces attaques ont terni l’image du pays…

Notre police a élucidé pas mal d’affaires criminelles, il faut le reconnaître. Elle fait du bon travail et elle dispose de tous les moyens pour tirer cette affaire au clair. Comme dans tous les secteurs, il faut continuer de former les membres de la force policière qui doit être au diapason des technologies modernes. Un suivi dans la formation de nos policiers devrait les aider à mieux assumer leurs responsabilités. Pas mal de pays amis vont nous aider dans la formation continue, que ce soit dans la police ou dans d’autres secteurs qui évoluent très vite. Le Commissaire de police est d’accord quant au besoin de former continuellement et en ligne avec le développement technologique.

 

On parle de Gang du Sud, d’Escadron de la mort II, tout ça fait peur et inquiète, n’est-ce pas ?

Vous savez, on a eu des écarts dans le passé et ce qu’on a observé, c’est qu’il y a un rejet de la population par rapport à ce genre d’actions. En 1999, par exemple, quand on a eu les événements très pénibles suivant la mort de Kaya, on a vu, immédiatement, un sursaut de la part des Mauriciens pour dire NON ! Des groupuscules, il y a eu, il y en a et il y en aura toujours, mais je crois que ceux qui les forment doivent se rendre à l’évidence qu’ils ne seront pas tolérés. Aucun groupuscule ne sera toléré. N’importe qui porte atteinte à l’harmonie sociale et à la stabilité de notre pays va être traité avec fermeté et selon ce que la loi prévoit.

 

Comptez-vous réunir les chefs religieux et les travailleurs sociaux dans votre quête de préserver l’harmonie et la stabilité dans le pays ?

Comme je l’ai déjà dit, je ne vais pas dans les fêtes religieuses dans l’exercice de mes fonctions pour respecter la laïcité de notre Constitution. Je crois fermement toutefois qu’un dialogue interculturel et interreligieux a tout son sens car c’est ainsi qu’on va consolider l’unité nationale. Pour les fêtes religieuses importantes, je les invite ici à la State House pour parler. Certaines personnes m’ont dit que c’est le seul moment qu’elles se rencontrent et peuvent parler. Je pense que ce dialogue est très important pour aller vers la consolidation de l’unité de toute la nation mauricienne. Plus elles se connaissent, il y a moins de chance de dérapages. Je les rassemble lors de ces fêtes, mais là ce qu’on va faire, c’est qu’on va se rendre dans différents endroits pour célébrer les différentes fêtes nationales. On ne peut pas continuer à parler, il faut qu’il y ait des actions.  Lors de notre dernière réunion à ce sujet, nous avons décidé que pour la prochaine grande fête, qui est Eid, nous irons dans un endroit où il y a des personnes défavorisées. On travaille sur ça maintenant.

 

En parlant de région défavorisée, quelles actions entreprend la présidente de la République pour contribuer au combat contre la pauvreté ?

Nous connaissons tous le vieil adage qui dit : « donnez un poisson au pauvre et vous le nourrirez pour une journée, enseignez-lui à pêcher et il se nourrira pour la vie ». Je me suis dit qu’au lieu de faire des actions ponctuelles pour combattre la pauvreté, donnons les gens les moyens de s’en sortir avec la formation et l’éducation. Je vous ai parlé de cette série de bourses et il faut que les jeunes soient « empowered ». Je crois vraiment dans l’apport de l’éducation dans l’allègement de la pauvreté. Je suis là depuis une année et déjà on a fait pas mal de choses. Faire des choses ponctuelles, c’est bien, mais il faut aller plus loin dans cette réflexion et initier quelques actions qui vont donner des résultats même si c’est bien après. Moi je crois plus dans le temps et la durée. Cela se situe vraiment dans le long terme. Évidemment, si on prend des actions dans l’économie et si on a de plus en plus d’investisseurs – quand je pars en mission, avec le concours du Board of Investment (BOI), j’essaie de présenter Maurice et dire ce que nous représentons et ce que nous pouvons faire. Plus on attire des investisseurs, plus le gâteau national augmentera et cela aidera les gens en détresse. Il faut qu’on agisse sur l’économie dans son ensemble.

 

Vous avez pris position pour le « Nine-year schooling », convaincue que c’est le système qu’il nous faut ?

Pour l’instant, on appelle ça « Nine-year schooling », mais tout système d’éducation doit mettre l’enfant au centre. C’est-à-dire on va aller vers l’épanouissement de la personne, lui donner tous les moyens d’être créatif, de réfléchir différemment et de canaliser ses talents. C’est ce genre de système qu’il nous faut et on a des modèles qui ont marché et qui marchent. Par exemple, le système finlandais où il n’y a pas cette pression académique sur l’enfant à un très jeune âge. Les pays qui ont adopté une éducation libérale où l’enfant est au centre de tout, comme aux États-Unis, par exemple, ça fait la promotion de la créativité et tout ce que l’enfant peut donner. Encore une fois, il faut faire la part des choses pour les enfants qui sont autrement capables. Ceux qui sont en situation d’handicap, bien souvent ils ont des talents extraordinaires. Il y a des aveugles, des sourds, des autistes qui sont très brillants et le système doit être adapté pour qu’on découvre leur talent et leur potentiel, pour mettre l’enfant au centre. On n’aurait pas eu Beethoven, Einstein, Mozart, par exemple, sans un bon système d’éducation.

 

Vous nous aviez dit une fois que l’université vous manque après vous êtes lancée dans une nouvelle aventure. La fonction que vous occupez aujourd’hui est certes incomparable, mais y a-t-il un pincement au cœur…

  •  « N’importe qui porte atteinte à l’harmonie sociale et à la stabilité de notre pays va être traité avec fermeté et selon ce que la loi prévoit »

(Elle sourit et hoche la tête). Pas du tout. Quand moi je prends une décision, je regarde toujours devant, jamais derrière. Quand j’avais décidé de partir de l’université, c’était évidemment pour entamer une autre étape dans ma vie et je suis très contente d’avoir pris cette décision en 2010 pour me donner des ailes et aller dans un créneau qui n’est pas connu, qui n’est toujours pas connu : l’entreprenariat à travers des travaux de recherche. Je suis contente d’avoir tenté cette nouvelle aventure et ce n’était pas sans risque. C’est par un concours de circonstances que je suis arrivée ici où je me donne à 200-300%, animée de ce sens des valeurs inculqué par mes parents.

 

Vous êtes une présidente de la République heureuse ?

On est heureux en fonction de son état d’esprit et par rapport aux ambitions qu’on se donne. De par la formation que j’ai eue, j’ai un devoir de résultat. Quand je commence à avoir les résultats, là je suis heureuse.

 

Après une année ici, vous comptez des réalisations qui vous ont rendu heureuse ?

Oui. Je vais faire un bilan très bientôt. Je crois dans ce concept de responsabilité publique. Je dois dire ce que j’ai fait. Je pense, entre autres, aux initiatives que j’ai prises pour donner une meilleure visibilité au pays. J’inviterai la presse pour expliquer tout ce que nous avons fait car je crois beaucoup dans l’«accountability ».

 

Une action en particulier qui a dû vous faire plaisir ?

L’incorporation d’une ONG, Planet Earth Institute, qui va donner une dizaine de bourses aux jeunes pour aller à l’étranger faire des doctorats afin de revenir servir le pays ou le continent africain. On va essayer de réduire l’écart de ce qu’on appelle l’exode des cerveaux dont souffre l’Afrique en créant l’environnement propice pour que les talents retournent servir la région dans le domaine de l’eau, de l’énergie, de l’environnement, de la santé et de l’agriculture. Il faut également créer la connaissance. L’Afrique représente 12% de la population mondiale, mais le continent produit seulement 1% de la connaissance. Il y a donc ce besoin de la produire et je suis contente que durant cette première année de mon mandat, on a pu arriver à ce résultat.

 

Le pouvoir, c’est quoi pour vous ?

Pour beaucoup de personnes, c’est d’être en mesure de «hire and fire » comme dit l’Anglais, mais pour moi, c’est la capacité d’influencer. Les grands de ce monde n’ont rien laissé de matériel. Si vous prenez Gandhi et Mandela, vous verrez qu’ils ont laissé un héritage extraordinaire. L’héritage pour moi, ce sera la capacité d’influencer, que ce soit du côté de l’éducation, de la culture, de la santé

 

Un message pour les jeunes, surtout à ces gradués sans emploi ?

Il faut continuer de rêver grand et savoir faire les choses différemment. La formation doit aider à réfléchir différemment, pour pouvoir prendre sa destinée en main. Des gens, comme Steve Jobs par exemple, qui étaient des abandons scolaires ou universitaires sont devenus entrepreneurs et ont marqué le cours de ce siècle avec un parcours atypique. Je pense à Gates, Jobs, Zuckerberg qui, avec la communication, ont changé le monde. Les exemples de ces « university drop-outs » qui ont réussi sont nombreux. Le mot échec est la base pour rebondir. Il faut inculquer aux jeunes cette notion  prendre des risques. On dit que le gouvernement ne fait pas assez. Peut-être. Mais la conjoncture est telle qu’il faut faire les choses différemment et penser à créer sa propre entreprise.

 

Votre mot de la fin ?

Je souhaite tout ce qu’il y a de bien pour le pays. J’ai toujours été très optimiste. Travaillons pour que nous ayons une croissance très forte et restons vigilants parce qu’il y a beaucoup de dangers qui nous guettent.