Sam Lauthan : « Il y a 92 loopholes que le gouvernement laisse toujours filer »

Il arpente le terrain depuis une soixantaine d’années. La mission qu’il s’était fixée depuis qu’il était âgé de 17 ans, c’est de prévenir, sensibiliser et traiter les victimes de la drogue. À 77 ans aujourd’hui, Sam Lauthan ne cesse toujours pas de se documenter sur ce fléau, ainsi que sur le fonctionnement de la mafia de la drogue qu’il décrit comme étant « très complexe ». Ayant été l’un des deux assesseurs de la commission d’enquête sur la drogue, il se confie à nous sur la situation actuelle au niveau du combat contre la drogue.

Zahirah RADHA

Q : Comment évaluez-vous la situation actuelle au niveau du combat contre la drogue ?

Personnellement, je ne suis pas surpris par l’ampleur qu’a pris la drogue à Maurice. La lutte contre la drogue, je l’ai toujours dit, est une bataille inégale. Nous ne sommes pas suffisamment équipés et armés vis-à-vis de nos adversaires de la mafia. Leur réseau est beaucoup plus fort que le nôtre. S’il y avait un seul état au monde qui aurait pu combattre la mafia de la drogue, cela aurait les États-Unis, surtout en raison des technologies et des ressources humaines et financières dont ils disposent, mais les États-Unis sont pourtant l’un des états qui sont les plus affectés par la drogue.

La mafia est forte parce qu’elle dispose de beaucoup d’argent. L’un des barons à l’international, un repenti, avait confié à un journaliste d’investigation que « with the money we have, we can hire the best brains in the world ». Lors de mes recherches, j’ai appris que les barons avaient loué les services de dix éminents avocats dans le monde pour étudier toutes les législations du monde, avec le but d’y trouver des ‘loopholes’, et cela dans un délai de trois ans.

À Maurice par exemple, on ne vérifiait pas les cylindres ou des ‘heavy duty machines’ qui arrivaient au port avant que les 135 kilos d’héroïne ou les 95 kilos de cocaïne ne soient saisis dans les bonbonnes de gaz et dans la tractopelle. Je me pose la question : était-ce la première fois que la drogue rentrait au pays à travers ces moyens ? Quinze jours après que j’eusse posé cette question durant les travaux de la commission d’enquête sur la drogue, 32 bonbonnes de gaz avaient été retrouvés à Montagne Jacquot. Pour vous dire qu’il y a certaines réalités que j’apprends au niveau international qui sont répercutées ici. Raison pour laquelle je parle d’une bataille inégale.

Ensuite, il y a aussi un autre aspect dans ce combat : le blanchiment d’argent. C’est tellement facile de blanchir l’argent de nos jours, surtout avec le ‘crypto money’. Qui vérifie les grands magasins de meubles ou autres, ou encore des joailleries haut-de-gamme ? Outre cette bataille inégale, il y a aussi un manque de cohérence et d’action concertée au niveau de l’État.

Q : Vous avez évoqué les grosses saisies de drogues dans des cylindres et à bord d’une tractopelle. Mais la perception – ou la réalité si vous le voulez – est que ces saisies ne sont presque jamais suivies d’arrestations des barons eux-mêmes. Pourquoi cela ?

L’omerta. La loi du silence. Durant les travaux de la commission d’enquête, Peroumal Veeren, qui était la ‘star witness’, m’avait dit que ‘banla pe dire mo le roi des rois. Mo pas le roi des rois moi’. Je lui avais alors répondu que ‘moi mo koné ou pa le roi des rois. Mo koné ki bizin ena enkor 2 ou 3 boss laho ou latet’. Ce à quoi il avait hoché la tête, sans oser me répondre. Ceux qui sont arrêtés ne peuvent pas dénoncer quoi que ce soit à cause de cette omerta. La mafia participe même à une cérémonie où les participants se coupent le doigt afin de mélanger leur sang. Ce qui fait d’eux plus que des frères de sang. Ils sont solidaires entre eux et ne révèleront rien, même en cas d’arrestations. C’est le ‘silver or lead’ ou la valise ou le cercueil, en français. À vous de voir si vous voulez faire un parallèle avec ce qui se passe actuellement ici.

Q : Si on devait faire ce parallèle avec Peroumal Veeren dans le contexte actuel, diriez-vous que Jean Hubert Celerine, alias Franklin, est à la tête d’un réseau de trafic de drogue ou pas ?

Il y a une affaire en cour, et on n’est pas censé l’évoquer. Mais connaissant le fonctionnement et l’organigramme de la mafia, je ne serai pas étonné qu’il ne soit pas le cerveau qui dirige ce réseau. N’oubliez pas qu’il y a eu d’autres « barons » qui ont été arrêtés et qui purgent des peines, mais qui n’ont jamais pu dire quoi que ce soit. Parce qu’ils savent que ‘mafia zot le bras bien long’.

Q : Vous avez dit au départ que vous n’êtes pas surpris par l’ampleur de la drogue. N’y a-t-il pas eu un assainissement de la situation depuis la publication du rapport de la commission d’enquête sur la drogue ?

Il n’y a peut-être pas eu d’assainissement en tant que tel. Mais il y a quand même eu certaines actions qui ont été prises. Certains services et départements ont été améliorés. Mais malheureusement, il y a des brebis galeuses partout. Je vous donne un exemple. On fait souvent état du nombre de portables qui circulent dans les prisons. Savez-vous qu’un portable qui coûte Rs 20 000 sur le marché est vendu à Rs 100 000 à la prison ? C’est le résultat de la corruption qui est malheureusement bel et bien présente à la prison, tout comme dans les autres services.

Q : Le leader de l’Opposition est d’avis que Maurice s’approche dangereusement d’un « narco state ». Sommes-nous arrivés à ce stade ?

Nous ne sommes pas encore là. Mais, selon la tendance actuelle, nous y serons bientôt si nous ne prenons pas les mesures qui s’imposent dès maintenant. Il ne faut pas oublier que, de par notre géographie, c’est très facile de faire le va-et-vient entre Maurice et la Réunion par voie maritime. D’autant que les logistiques et la surveillance côtière du ‘National Coast Guard’ (NCG) ne sont en rien comparables avec les moyens dont disposent les trafiquants.

La commission d’enquête sur la drogue avait fait 460 recommandations dans son rapport. Au départ, le Premier ministre avait dit qu’il ne pouvait mettre toutes les recommandations en pratique. Tout récemment, le ministre Kailesh Jagutpal, pour qui j’ai un grand respect en raison de sa maitrise du dossier de la drogue, avait soutenu que 80% de ces recommandations ont déjà été mises en application. En d’autres mots, 20% ne l’ont pas encore été. Or, ces 20% sont équivalents à 92 ‘loopholes’ que le gouvernement laisse filer. Comme je vous ai expliqué plus tôt, c’est justement ce que la mafia recherche.

Q : La commission Lam Shang Leen avait aussi recommandé le démantèlement de l’ADSU. Ce qui n’a pas été fait…

Oui, cette unité n’a pas été démantelée, mais j’ai des raisons de croire qu’elle a été réinventée.Et contrairement à ce qui se dit, je suis d’avis qu’il n’y a pas de conflits entre l’ADSU et la ‘Special Striking Team’ (SST). Ceci dit, nous avions aussi recommandé une ‘Special Drug Court’. Je ne sais pas si elle a été faite. Nous avions recommandé des ‘Assises du Social’. Je n’en ai rien entendu parler. Nous avions également préconisé la mise sur pied d’un ‘Drug Offenders Administrative Panel’ (DOAP). Où en est-on avec le projet ? Que fait cette instance, si elle a été créée ? Qui sont ceux qui ont été nommés à sa tête ? Sont-ils des personnes crédibles qui descendent sur le terrain ? (Ndlr : le ministre de la Santé, Kailesh Jagutpal avait affirmé, en octobre 2022, que le DOAP se trouvait sur la table du State Law Office’). 

Q : Depuis le démantèlement de la NATReSA, il n’y a aucun organisme qui œuvre pour la prévention de la drogue. N’est-ce pas un handicap majeur dans le combat contre la drogue ?

Tout à fait ! La NATReSa faisait un travail formidable. Malheureusement, il n’y a aucune instance qui fait la prévention aujourd’hui. La drogue synthétique fait des ravages. Elle était même vendue dans des supermarchés comme de l’encens, des fertilisants ou des ‘plant food’ au moment où siégeait la commission d’enquête sur la drogue. J’en avais d’ailleurs eu un sachet que j’avais brandi durant les travaux. Évidemment, seulement les initiés pouvaient l’identifier. Ces produits ont ensuite été bannis. Mais maintenant la drogue synthétique est préparée chez nous. Nous avions été sidérés par le résultat d’une analyse que nous avions demandée. Selon les échantillons, cette substance contenait 5, 6 ou 7 produits qui sont tous vendus dans des … quincailleries ! Des quincailleries, et non pas des pharmacies. D’où le nombre croissant de jeunes accros que nous devons référer à Brown Sequard parce qu’ils sont détraqués.

Q : Quels sont les endroits qui sont les plus affectés par la drogue actuellement ?

Il n’y a plus d’endroit spécifique maintenant, alors qu’auparavant on ne citait que Roche-Bois, Cité Barkly, Plaine-Verte et Cité Kennedy. Maintenant, c’est plus « démocratique ». La drogue est désormais présente dans chaque coin et recoin de Maurice. Personne n’est épargnée. Aucune classe sociale. Aucune caste. Aucune religion.

Q : Comment l’expliquer ?

Il y a eu un ‘cockroach effect’. Kan ou nettoye par ici, li alle par là-bas. Pour combattre ce fléau, il faut tout réinventer, que ce soit la famille ou les institutions. Il faut qu’il y ait la volonté pour le combattre. La situation est très inquiétante. J’ai déjà vu un jeune homme en train de parler à un pylône électrique et plus tard à un manguier. Un papa a filmé son fils en train de parler à la lune. Ces jeunes perdent la tête. Vous serez étonné de voir ceux que je traite. Il y en a même des professionnels…

Q : Peuvent-ils être traités lorsqu’ils présentent des troubles psychologiques ?

Oui, ils sont traités à l’hôpital Brown Sequard avant d’être dirigés vers le centre de réhabilitation Frangipane où je travaille. Malheureusement, ils sont admis ensembles avec les autres personnes ayant des troubles psychiatriques. J’aurais aimé qu’il y ait une section séparée pour eux.

Maurice est une île. Malgré toutes les mesures, une partie de drogue continuera d’en rentrer au pays. Malgré toutes les sensibilisations, il y en aura toujours ceux qui y goûteront. Il leur faudra donc un bon traitement. Mais sa osi pe batte les ailes. Pour moi, il est inconcevable qu’on continue de donner des substituts de drogues à ceux qui suivent des traitements. Le fait même que c’est un substitut, ce n’est pas bon pour leur santé.

Qui plus est, ici, ‘ena ki vane la bave’ (ndlr : référence faite à ceux qui n’avalent pas la méthadone qu’on leur donne et qu’ils vendent par la suite). Viennent ensuite la prévention de la rechute dans laquelle je me suis spécialisé. C’est l’aspect le plus difficile.

Q : Les associations socioculturelles peuvent-elles jouer un rôle dans ce combat ?

Elles ont un grand rôle à jouer dans ce combat. Mais malheureusement, ‘associations socio-culturelles kuma ene grand parapluie. Ene paké pe cachiette enba la’. Elles ne font qu’organiser des shows, inviter des ministres et ensuite publier des photos sur Facebook. Mais il n’y a pas de travail concret sur le terrain. Ces associations ont-elles l’humilité de reconnaître qu’il y a quelque chose qui leur échappe ? Nous devons concerter nos efforts. Jouons-nous notre rôle en tant que parents ? Jouons-nous notre rôle en tant qu’associations ? Il nous faut nous ressaisir au lieu de pointer les autorités de doigt.   

Q : Que faudrait-il qu’on fasse dans l’immédiat pour assainir la situation, selon vous ?

Je me demande des fois si tous les députés du gouvernement et de l’opposition, ainsi que les ministres ont lu le rapport de la commission d’enquête « from cover to cover ». Mais il est clair que nous ne pouvons pas nous reposer uniquement sur eux. Il nous faut ‘empower’ les associations, les parents, et développer un esprit communautaire. Il faut qu’on mette tous la tête ensemble pour que nous puissions combattre ce fléau.