Shakeel Mohamed : « La responsabilité de Pravind Jugnauth est engagée dans l’affaire Kistnen »

  • « L’Attorney General, qui est un membre de l’exécutif, un représentant du gouvernement, de surcroit le secrétaire-général du MSM, veut s’octroyer les droits pour discipliner les avocats, les empêcher de pratiquer ou même de les rayer du barreau à travers un projet de loi »

Visé ensemble avec d’autres protagonistes, dont le représentant du bureau du DPP, Me Azam Neerooa et la magistrate Mungroo-Jugurnath, dans une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux, Shakeel Mohamed réplique et dénonce la campagne communale menée par le MSM pour s’attaquer à ceux qui ne le caressent pas dans le sens du poil. Nous reproduisons ci-dessous de grands extraits de cet entretien avec le député travailliste du no. 3.

Zahirah RADHA

Q : Il y a eu beaucoup de consternation avec la publication du rapport de l’enquête judiciaire sur la mort de Kistnen. Il y a eu encore plus d’incrédulité par rapport à la réaction de l’Attorney General qui s’est attaqué au bureau du DPP. Que pensez-vous de toute cette affaire ?

(Long silence) Mon silence s’explique par le fait que je suis vraiment choqué par la bassesse dont certains membres du gouvernement, dont l’Attorney General, ont fait preuve. Ce dernier a fait une grosse erreur quand il confondu sa position d’Attorney General, qui est un poste constitutionnel, avec celui d’un politicien, plus précisément le secrétaire-général du MSM, qui a été nommé par le Premier ministre pour occuper cette fonction. La publication de ce rapport a poussé le gouvernement à s’attaquer à Nawaz Noorbux, à Al-Khizr Ramdin, à Azam Neerooa et à moi-même à travers une vidéo.

Des attaques très malveillantes et communales ont été faites contre M. Neerooa et la magistrate de Moka. Or, ce n’est qu’en absence de défense que quelqu’un qui se sent acculé se rabat sur des attaques communales. Cela vise à créer la haine entre deux communautés et détourne l’attention du gouvernement alors qu’en vérité, il n’y a aucun complot, aucune relation. Ce sont simplement des professionnels qui font leur travail en toute indépendance.

Q : Il y a donc eu, selon vous, bien plus qu’une tentative de jeter la boue sur l’intégrité et le professionnalisme de ces professionnels en vue de les décrédibiliser ?

Ils jettent toujours la boue sur ceux qui les dénoncent. Il est clair pour moi que c’est le gouvernement qui est à la source de cette vidéo qui est en circulation sur les réseaux sociaux. Cela a clairement été fait pour détourner l’attention et pour créer un autre scandale visant à dévier l’attention du gouvernement afin de sauver le soldat Yogi, et plus important encore, le soldat Jugnauth. Le rapport dit noir sur blanc qu’un des motifs du meurtre, c’est l’affaire de « procurement » durant la Covid-19. Nous savons tous que le « High-Powered Committee » pour ces achats était présidé par Pravind Jugnauth lui-même. Qu’il le veuille ou pas, ce dernier est connecté avec cette affaire. Sa la boue la ine tombe lor limem. Je suis convaincu qu’ils ne s’arrêteront pas là et qu’ils se livreront à d’autres bassesses encore plus dégoûtantes dans leur tentative de rester agrippé au pouvoir.

Pendant ce temps en Angleterre, la ministre de l’Intérieur, qui est d’origine mauricienne, a démissionné de son poste parce qu’elle se sent obligée d’assumer l’erreur qu’elle a commise en envoyant un courriel confidentiel en se servant de son adresse personnelle. Chez nous par contre, dans une affaire de meurtre, le gouvernement fait semblant d’être plus propre que propre et prétend qu’il est intouchable. Cela montre la différence entre les cultures politiques entre notre pays et celle l’Angleterre.

Q : Y a-t-il eu, selon vous, un complot en haut lieu pour d’une part, faire profit sur le dos des Mauriciens pendant une période de pandémie et d’autre, de faire un cover-up jusqu’à commettre un crime pour que ces magouilles ne soient pas découvertes du grand public ?

C’est bon de rappeler à quel moment et dans quelle circonstance il y a eu ce complot dans les rangs du gouvernement. Ce complot a-t-il commencé pendant qu’il y avait des détournements d’argent au profit de certains proches du pouvoir ? Est-ce qu’il a continué dans la même logique avec le meurtre de M. Kistnen ? À quel moment la culpabilité du gouvernement est-elle confirmée ? Je n’ai aucune preuve pour pouvoir dire que le chef du gouvernement était au courant de cette affaire depuis le début. Par contre, je ne crois pas Pravind Jugnauth quand il affirme ne pas connaître ce que contient le rapport de la magistrate Jugurnath que le DPP a envoyé au Commissaire de police depuis le 26 janvier 2022. Je ne le crois pas.

Nous savons tous qu’en tant que ministre de l’Intérieur, il a des réunions quotidiennes avec le CP. Ce dernier n’a pas pu omettre de dire au PM que le DPP a demandé une enquête approfondie sur trois éléments particuliers et qui ont tous un dénominateur commun : le ministre Yogida Sawmynaden, qu’au moins deux de ces trois éléments pointent du doigt tous les trois candidats du no. 8 du MSM, et que le dernier élément est lié au « procurement » qui implique personnellement le Premier ministre. Pravind Jugnauth ne peut pas nous faire croire que le CP n’a pas partagé cette information avec lui depuis janvier 2022.

Q : Le Premier ministre a donc mené le Parlement et la population en bateau ?

Je suis sûr que Pravind Jugnauth savait que la magistrate avait demandé une enquête approfondie sur ces divers aspects. Je n’ai aucun doute parce que c’est la moindre des choses pour un Commissaire de police que d’informer le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur, surtout quand il s’agit des agissements de son gouvernement, de ses ministres et de lui-même. Le Premier ministre nous fait avaler une grosse couleuvre en disant le contraire. C’est impossible qu’il ne fût pas au courant. Sa responsabilité est engagée. Sa réponse à l’Assemblée nationale démontre qu’il est sur du sable mouvant et qu’il coule.

C’est pour cela que Pravind Jugnauth a choisi d’attaquer le leader de l’Opposition par rapport à son fils Adrien Duval alors que ce dernier n’est pas un membre de l’Assemblée nationale. Cela démontre la lâcheté du Premier ministre qui tente d’embarrasser le leader de l’Opposition en l’attaquant sous la ceinture. Je salue, par contre, l’attitude responsable de Xavier Duval. Si nou ti dans ene lot pays, le gouvernement ti pou fini tombé. Mais à Maurice, malheureusement, une grande section de la population pas tro casse latet si ena murder mem si line commandité par certaines personnes qui sont proches du pouvoir, pas trop casse latet si ena cover-up, pas trop casse latet si l’Attorney General outrepasse ses pouvoirs pou fer bane allégations sans fondement contre le bureau du DPP.

Q : Auriez-vous souhaité qu’il y ait une mobilisation populaire ?

Oui, je le pense. Il y aurait dû y avoir un sit-in devant l’Hôtel du gouvernement jusqu’à ce que le gouvernement parte.

Q : Le DPP a réagi et a soutenu qu’il faut laisser respirer l’enquête alors que nous savons tous que la police n’agit pas toujours de façon indépendante. Ne craignez-vous pas que la vérité ne surgisse jamais dans cette affaire ?

Il ne s’agit même pas d’une crainte pour moi, mais d’une certitude. Je suis convaincu que la partie du rapport qui a fuité est authentique. D’ailleurs, le DPP n’a pas référé à des « purported findings » dans son communiqué, contrairement à celui de l’Attorney General, mais bien de « findings » tout court. Malgré cela, je pense que le DPP a une responsabilité.

Q : Pensez-vous qu’il doit rendre le rapport public ?

Il parle d’intérêt public dans son communiqué. Dans l’intérêt public donc, il aurait dû rendre public le rapport. Peut-être y a-t-il une différence entre ma définition de l’intérêt public et la sienne. Le fait qu’il ne l’a pas encore fait ne contribue pas, selon moi, au « public interest ». Je ne suis pas d’accord pour que l’enquête se poursuive de la même façon, surtout avec les zones d’ombres qui existent. Cette enquête, rappelons-le, se fera toujours par la même force policière que la magistrate a blâmée et qui n’a pas encore daigné interroger le présumé suspect principal alors que presque dix mois se sont déjà écoulés. Le DPP aurait dû intervenir pour que les zones d’ombres soient écartées et que les doutes soient dissipés. Il ne faut plus qu’il y ait cette culture d’opacité dans l’administration publique, dont celle du judiciaire. Le DPP a une grande responsabilité pour assurer qu’il y ait plus de transparence, sinon il sera également responsable.

Q : Les tentatives du gouvernement d’avoir une mainmise sur le bureau du DPP ne datent pas d’hier. L’indépendance de cette institution est-elle en danger ?

Le bureau du DPP est non seulement en danger, mais on voit encore une fois que l’Attorney General, qui est un membre de l’exécutif, un représentant du gouvernement, de surcroit le secrétaire-général du MSM, veut s’octroyer les droits pour discipliner les avocats, les empêcher de pratiquer ou même de les rayer du barreau à travers un projet de loi (ndlr : Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill). Il le fait sous prétexte qu’il faut protéger les citoyens qui seraient des victimes des avocats et des avoués. Mais la réalité, c’est que le gouvernement veut intimider la profession légale, le bureau du DPP et la population pour que le règne de la terreur puisse continuer.

Le gouvernement fait tout pour détruire la démocratie. C’est triste que la population reste tranquille. Elle ne peut pas s’attendre à ce que ce soit l’opposition qui prenne les devants pour changer les choses, car c’est impossible. La passivité de la population me rend perplexe et me fait croire qu’on a le gouvernement qu’on mérite. Parce que c’est finalement la population qui tolère ce gouvernement avec tous ses lots de corruption, de scandales, de crimes et d’assassinats.

Q : La tendance de l’autocratie ne fait donc que s’accentuer…

Il n’y a plus de démocratie à Maurice. L’état de droit n’existe plus. La confiance dans la police et les institutions n’existe plus. Il ne fait plus bon de vivre à Maurice maintenant. Le nombre de jeunes qui veulent émigrer est choquant. L’opposition parle de la nécessité de changer le pays, mais elle ne s’est pas encore synchronisée sur le type du changement qu’il faut y avoir. Le gouvernement, quant à lui, ne parle même plus de transparence et de méritocratie. Le pays est aujourd’hui beaucoup plus communal et divisé qu’il ne l’a jamais été. Au lieu d’une nation mauricienne, nous avons aujourd’hui un pays morcelé basé sur des considérations ethniques et castéistes.

Q : Ce qui n’écarte donc pas la possibilité que le MSM se retrouve de nouveau au pouvoir ?

L’objectif du MSM, c’est précisément de morceler le pays. Quand il parle des circonscriptions 4 à 14 qu’il dit contrôler, cela reflète justement sa politique communale. Il veut faire croire aux Hindous que les autres communautés vont voler leurs droits. Au MSM, on veut faire croire que Pravind Jugnauth est le plus grand défenseur de la communauté hindoue et qu’on devrait de ce fait, le sauver. Mais en fait, ils ne font que détruire la cohésion sociale. Il n’y a plus d’unité dans la diversité. Est-ce que cela va aider le MSM à rester au pouvoir ? Oui, si la population veut que ce soit ainsi. Mais cela voudra alors dire que Maurice est plus jamais descendu aux enfers. Il n’y aura plus rien à faire.

Q : Alors, nou continué manz pistas guet cinéma…

Je crois toujours que la grande majorité des Mauriciens sont des patriotes et qu’ils veulent voir une meilleure île Maurice. C’est pour cela que je veux toujours me battre. Mais si les Mauriciens décident autrement, alors je dirai une fois de plus qu’on a le gouvernement qu’on mérite. En Angleterre, à cause d’un simple email, la ministre de l’Intérieur a démissionné…

Q : Mais ici, le Premier ministre est toujours en poste, même quand il a été accusé de haute trahison…

Et l’enquête est morte.

Q : Comment pouvez-vous le dire avec autant de certitude ?

Avez-vous vu un développement dans cette affaire ? Aux Seychelles où je plaide ces jours-ci, un cas de drogue, par exemple, est logé en Cour en un mois et demi. L’affaire est entendue avant six mois et le jugement est rendu immédiatement. À Maurice, une enquête policière prend plus de temps que dans n’importe quel autre pays moderne. Et si cela concerne une enquête où est impliqué un membre du gouvernement, alors n’en parlons même pas. Quand vous avez un système qui permet à un Commissaire de police d’obtenir un contrat du Premier ministre et quand vous avez un nominé, en la personne de M. Jangi, qui est responsable de la CCID, il ne faut pas que vous vous attendiez à ce que la police soit indépendante. Mais malheureusement aujourd’hui, il n’y a plus de débat et de combat pour une cause.

Q : Finalement donc, même si l’opposition ouvre les débats pour un vrai changement, comme vous l’avez plaidé, on tournera toujours en rond puisque les Mauriciens, comme vous le dites, ne luttent plus pour une cause ?

C’est cela notre plus grand problème actuellement. On tourne en rond. Rien ne bouge. Les changements fondamentaux se font toujours attendre. Nous continuerons à dire qu’il y a une urgence pour changer les choses, mais à un certain moment, c’est le leadership des divers partis qui devront mettre de côté leurs egos et leurs intérêts pour ouvrir la voie à ce changement.