Violence domestique : Lovena Sowkhee : « Un  manque de volonté et de continuité dans les actions »

L’avocate Lovena Sowkhee passe en revue la situation concernant la violence domestique. Elle analyse, apprécie certains faits, critique d’autres et propose des solutions. Celle qui reprend le chemin du barreau après sa participation aux dernières élections générales au no. 20 pense qu’il y a surtout un manque de volonté pour combattre la violence domestique. D’autant que la loi existante, si elle avait été appliquée à bon escient, aurait permis d’éviter certains crimes liés à ce mal qui ronge la société.

 

Zahirah RADHA

 

Q : Le nombre de femmes victimes de violence, surtout celles tuées par leurs conjoints pour diverses raisons, prend de l’ampleur. Quel constat faites-vous de la situation ?

C’est vraiment bouleversant. Le comble, c’est que les statistiques ne reflètent pas la réalité. Il y a des milliers de victimes qui ne se manifestent pas et qui souffrent en silence. Il ne faut pas oublier que la violence domestique, qui touche principalement les femmes quoi qu’il y ait aussi des hommes qui sont victimes, transcende toutes les couches sociales, les religions et les races. Elle touche la femme au foyer aussi bien que la professionnelle. Il ne faut donc pas la sous-estimer.

Ceci dit, il y a plusieurs amendements qui ont été apportés à la loi dans un souci de réduire le nombre de victimes de violences domestique. La loi est là pour protéger les victimes et elle a effectivement soulagé beaucoup d’entre elles. Mais il faut se rendre à l’évidence : cela ne suffit pas, surtout parce qu’il y a des failles dans le système.

 

Q : Quelles sont ces failles ?

Je dois d’abord préciser que la « Protection from Domestic Violence Act » est en elle-même une superbe loi. La définition de la violence, par exemple, englobe les violences physique, psychologique, sexuelle, l’isolation d’une personne et la séquestration, entre autres. Cependant, la loi peut être amendée autant de fois que vous le voulez mais s’il n’y a pas un mécanisme pour veiller à ce que ces provisions soient appliquées, cela n’aura pas l’effet escompté.

Il y a aussi toute une panoplie de mesures qui existent mais qui ne marchent pas vraiment. Outre le ‘Protection Order’, il y a aussi l’‘Occupation Order’ et le ‘Tenancy Order’ qui peuvent être appliqués contre les agresseurs. Or, quand vous regardez les statistiques, vous verrez qu’il y a très peu de ‘Occupation Orders’ et de ‘Tenancy Orders’ qui sont émis. Pourquoi ? Autant que je sache, les seules occasions où ceux-ci sont émis, c’est quand une victime a eu le visage coupé ou qu’elle s’est retrouvée dans une situation où elle a frôlé la mort.

Selon la loi, le magistrat peut aussi demander un ‘Compliance Report’ mais je me demande dans combien de cas il a été réclamé. Un magistrat détient aussi le pouvoir d’ordonner à ce qu’un agresseur ne puisse vous approcher à moins de 100 mètres ou encore à ce qu’il ne peut pas vous téléphoner, entre autres. Mais est-ce qu’il y a eu un monitoring ou une recherche faite au niveau du ministère pour savoir à quelle fréquence ces provisions de la loi sont utilisées en cour pour protéger les victimes de la violence domestique ?

 

Q : Il y a eu récemment des cas où des femmes ont été tuées en dépit d’un ‘Protection Order’. À quoi cela sert-il s’il ne peut pas protéger la victime ?

Je me pose la même question ! Il y a des cas où les femmes auraient dû avoir des ‘Occupation’ ou ‘Tenancy Orders’ et où l’agresseur n’aurait pas dû pouvoir s’approcher de la femme à moins de 100 m. Je dirais que la police doit aussi être formée pour qu’elle puisse agir promptement. Elle doit prendre conscience que quand on parle de violence domestique, on parle de partenaires qui étaient ou sont toujours amoureux l’un de l’autre. Il se peut ainsi qu’il y ait des victimes qui dénoncent, mais qui se rétractent ensuite. Elles peuvent se rétracter une fois, deux fois mais peut-être qu’elles ne le feront plus la troisième fois. La police doit donc être plus indulgente, mais elle doit aussi ‘prosecute’ quand il le faut.

 

Q : Si on vous comprend bien, c’est plus l’application des lois par les forces de l’ordre qui posent problème et non pas la loi elle-même ?

Tout à fait. Moi, je pense qu’on aurait dû donner un signal fort. Pour y parvenir, il faut que la police soit formée. Il faut, à mon avis, aussi une cour spéciale pour s’occuper de ces cas. J’irai encore plus loin pour demander à ce que les magistrats soient également formés pour qu’ils puissent être plus ‘gender sensitive’.

 

Q : Mais qui vont donc les former ?

Le ministère de l’Égalité des genres est là pour faire ce travail. Je vois que la ministre de tutelle a dit dans son discours au Parlement qu’il y aura un comité qui siègera pour se pencher sur la violence domestique. C’est très bien, mais je tiens à rappeler que dès 2017, la ministre d’alors, Fazila Jeewa-Daureaawoo, avait annoncé la mise sur pied d’un ‘command centre’ et d’un ‘action plan’. Nous sommes en 2020 et il n’y a eu ni l’un ni l’autre.

La nouvelle ministre vient d’être élue et on doit lui donner sa chance. Mais j’espère qu’elle procèdera très vite avec ce comité. Ce qui ne devrait pas prendre beaucoup de temps, à mon avis, puisqu’il y en a eu plusieurs auparavant. Nous savons ce qui ne marche pas et ce qu’il faut faire, dont la formation, entre autres.

J’aimerais souligner un aspect très important à la lutte contre la violence domestique. C’est l’indépendance économique. Quand une personne est victime de violence, d’autant si elle doit quitter le toit familial, bien que ce soit l’agresseur qui doit le faire selon la loi, on doit pouvoir l’aider économiquement. Les victimes sont souvent pris dans un engrenage vicieux et ne peuvent pas s’en sortir parce qu’elles ne sont pas financièrement indépendantes.  Elles sont souvent condamnées à rester sous le même toit que leurs agresseurs, à moins qu’elles ne retournent chez leurs parents. Il faut donc mettre en place un système qui puisse les aider à surmonter cet obstacle pour qu’elles puissent devenir économiquement indépendantes.

 

Q : Mais qu’est-ce qui empêchent celles qui sont financièrement indépendantes de dénoncer les violences qu’elle subissent ?

Comprenez bien quelque chose : la violence n’est pas seulement physique. C’est aussi une forme de violence quand vous rabaissez quelqu’un/e ou quand on lui intime des ordres. Il y a certains qui passent leur temps à ‘patronize’ et ‘bully’ leurs conjoints. Si les professionnelles hésitent souvent à dénoncer, c’est surtout parce qu’elles ont peur des qu’en dira-t-on. Plus une femme est prospère professionnellement, plus elle a peur du regard des autres. Je me souviens d’ailleurs du cas de cette ex-députée qui avait été sujette à toute sorte de commentaires dans la presse et sur les réseaux sociaux quand elle avait dénoncé son époux violent à la police. Il y avait même eu des caricatures sur elle. Ce qui démontre à quel point c’est difficile d’aller de l’avant quand vous avez une position particulière au sein de la société.

 

Q : Mais le regard des autres relève plutôt d’un problème de mentalité et de comportement humain. Y a-t-il un moyen de le résoudre ?

En fait, il nous faut commencer le travail avec la jeune génération pour qu’on puisse obtenir des résultats dans quelques années. Il faut que l’école revoie les stéréotypes. Les manuels scolaires, par exemple, montrent souvent les filles dans la cuisine alors que les garçons conduisent. Il faut que les jeunes apprennent à respecter leur prochain et cela peut être enseigné dans des classes de valeurs humaines.

Il y a, par ailleurs, cette perception que, quand vous êtes mariés, votre partenaire est votre propriété. Or, tel n’est pas le cas. Le respect doit primer. Je dois dire que j’ai été extrêmement choquée que la belle-mère de la récente victime de violence domestique ait osé dire que «  li ti pe trop sauté ». Si tel était le cas, il fallait la quitter et non pas la tuer.

Q : Que préconisez-vous pour résoudre ce mal qui ronge de plus en plus la société mauricienne ?

Il y a certaines provisions de la loi qui sont toujours archaïques et qu’il faut amender. Selon la section 242 du code pénal, il est stipulé que si vous tuez votre épouse après l’avoir surprise en train de commettre l’adultère, le crime est excusable. Mais elle ne vous dit pas que c’est excusable si vous tuez votre mari après que vous l’ayez vu commettant l’adultère. Cette loi a déjà été amendée en France, mais pas chez nous.

Qui plus est, le viol marital n’est pas considéré comme étant une offense à Maurice. La violence sexuelle est incluse dans la loi contre la violence domestique et peut servir pour obtenir un ‘Protection Order’. Cependant, vous ne pouvez pas porter plainte contre votre conjoint s’il vous force à avoir des relations sexuelles puisque ce n’est pas un délit. N’est-ce pas un signal qu’on ne respecte pas le désir de la femme ?

Il y a aussi en Angleterre une loi connue comme « Clare’s Law ». Elle vous permet de savoir si votre partenaire avait des antécédents de violence avant que vous ne vous engagiez dans une relation. J’aurais souhaité que cette loi soit introduite à Maurice.

 

Q : Mais pour apporter ces changements, ne faudrait-il pas qu’il y ait une volonté politique ?

Certainement ! La volonté politique est primordiale pour qu’il puisse y avoir des changements. Seule la révision des lois ne suffira pas. Comme je l’ai dit, la loi qu’on a contre la violence domestique est très bonne, sauf qu’il faut l’amender  pour inclure les violences économiques, c’est-à-dire si vous obligez votre partenaire à contracter une dette pour vous.

Ceci dit, ce sont les décideurs politiques qui vont former les magistrats et la police pour mettre en place des structures visant à protéger les femmes et à faire des campagnes de sensibilisation. C’est aussi la volonté politique qui provoquera un changement au niveau de l’éducation pour briser les stéréotypes à l’école. Sans cette volonté politique, rien ne pourra changer…

 

Q : Finalement, ce comité présidé par le Premier ministre a toute sa raison d’être ?

Bien au contraire ! Ce comité n’a même pas sa raison d’être. Faites une recherche et vous verrez combien de ce genre de comités il y en a eu durant les dix dernières années. Ils ont tous proposé des amendements, mais sans qu’il y ait un mécanisme qui soit mis en place pour monitor leur mise en application. Mais que peut-on ! Je ne peux plus qu’espérer que ce comité siège le plus vite possible, qu’il fasse des recommandations et qu’il les applique rapidement. J’espère, en passant, que des membres de l’opposition seront également appelés à y siéger puisqu’il s’agit d’un débat universel qui n’a rien à faire avec la politique politicaille.

 

Q : Vous pensez qu’il y a un manque de continuité dans les actions prises par le gouvernement ?

Il y a un manque de continuité, mais aussi de volonté. Au cas contraire, beaucoup de femmes ne seraient pas mortes aujourd’hui. Savez-vous que notre loi fait aussi provision pour la réhabilitation ? En d’autres mots, un magistrat peut ordonner à un agresseur de suivre un cours de réhabilitation. Mais a-t-on un tel centre de réhabilitation ? Comme je l’ai dit, on connaît exactement où sont les failles, mais on préfère tout recommencer à zéro. Finalement, nou pe bouze fixe.

 

Q : La ministre de l’Egalité des Genres a annoncé que l’âge du mariage passera à 18 ans ? Est-ce un pas dans la bonne direction ?

Un grand OUI ! La place d’une mineure ne doit pas être dans le lit de son époux, mais à l’école. De 2015 à 2017, il y a eu 705 filles âgées entre 15 et 18 ans qui se sont mariées. Parmi, il y avait une fille qui avait 15 ans et qui a épousé un homme de 45 ans. Très souvent, quand des filles se marient à un très jeune âge, elles sont plus à risque d’être victimes de violence domestique ou de contracter des maladies sexuellement transmissibles parce qu’elles ne peuvent pas négocier leur sexualité avec leurs époux. Elles sont aussi sujettes à des maladies parce que leurs génitaux ne sont pas encore bien formés pour avoir des relations sexuelles. Il y a même eu des cas où des mineures sont mortes des suites d’un mariage précoce. Je qualifie donc cette décision de très courageuse, mais je pense quand même qu’il faut aller encore plus loin que ça.

 

Q : Justement, n’est-ce pas trop minimaliste de tout réduire à l’âge du mariage ?

Comme je l’ai dit, c’est un grand pas en avant, mais il ne suffit pas. L’âge du consentement sexuel devrait aussi passer à 18 ans. Sinon, il enverra des signes contradictoires. Parallèlement, ceux qui vivent en concubinage doivent également être sanctionnés.

Je pense qu’il est temps d’introduire un « Children’s Register ». C’est-à-dire qu’il y ait un database pour chaque enfant qui naît. Ce database doit être relié aux ministères de la Santé, de l’Education et celui de l’Égalité des genres. S’il y a 50 enfants qui sont nés et que deux sont morts, nous saurons automatiquement qu’il doit y avoir 48 enfants pour aller à l’école dans quelques années. Au final, si ce nombre ne correspond pas avec celui contenu dans le database, il faudra s’enquérir des raisons derrière cette différence. C’est ainsi qu’on pourrait avoir un contrôle sur la situation. Ce qui aidera aussi à combattre éventuellement les violences contre les femmes.

 

Q : Finalement, on a toujours un long chemin à parcourir pour trouver la lumière au bout du tunnel ?

Je ne veux pas brosser un tableau noir. On a déjà fait un long parcours. Il ne reste maintenant qu’un dernier furlong à faire. Mais c’est justement cela qui prend des années et des années à concrétiser. Nou pe pile en place. On doit une fois pour toutes prendre les taureaux par les cornes pour protéger les victimes de violence domestique, mais aussi pour protéger les enfants.

J’estime important aussi qu’on ait un ‘Gender Equality Bill’. Les ministres Jeewa-Dawreeawoo et Koonjoo-Shah l’ont toutes les deux évoqué. Toutefois, je n’ai rien vu à ce sujet dans le discours programme. Je me demande si on ne l’a pas déjà mis au tiroir.

 

Q : Il paraît qu’il y ait des lobbies sur la question, certains voulant que les droits des LGBT y soient également inclus. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que dans un premier temps, il ne doit concerner que les hommes et les femmes, quitte à ce qu’il soit amendé plus tard. Pour qu’il englobe aussi les droits des transgenres, il faudra d’abord qu’il y ait un consensus dans le pays et que le Conseil des Religions soit consulté, entre autres. On ne peut pas cependant brush aside une loi simplement en raison des lobbies. On doit commencer quelque part !