Arvin Boolell : « Y a-t-il un prima facie case contre les ministres Jagutpal et Sawmynaden ? »

Le leader de l’opposition n’y va pas de main morte. Dans l’entretien qui suit, le Dr Arvin Boolell accuse le Premier ministre de vouloir blanchir ses ministres concernant l’approvisionnement des médicaments et des équipements médicaux. Il va encore plus loin et se demande s’il n’y a pas de prima facie case contre les ministres Jagutpal et Sawmynaden. Le conseiller au PMO, Zouberr Joomaye, y prend également pour son grade.

 

Zahirah RADHA

 

Q : Le pays n’est-il pas sous une tension constante avec les récents scandales alors que l’économie et le social auraient dû être la priorité dans ce moment de crise ?

Malheureusement ce gouvernement a profité d’une circonstance sans précédent pour prendre des actions sans aucune transparence. Il a fait fi de la notion d’« accountability ». Des médicaments et des équipements médicaux ont été importés en passant par certaines provisions du « public procurement » pour justifier l’octroi des contrats « tailor-made » dans certains cas.

Le pays est sous l’œil de la communauté internationale, mais aussi de celui de la population. Il y a une soif de la transparence. Or, le gouvernement s’est malheureusement approprié des biens du pays comme s’ils lui appartenaient. D’autres pays, dont la Slovénie, le Zimbabwe et la Grande-Bretagne, ont également été secoués par des scandales similaires. Mais la différence, c’est qu’ils ont pris des actions immédiates puisqu’ils croient dans la transparence et la bonne gestion.

À Maurice, le comité qui gérait la Covid a été « overwhelming » et « overpowering »,  prenant même le dessus du ministère de la Santé. La Banque de Maurice a dû décaisser des fonds pour que la STC puisse faire l’acquisition des équipements médicaux pour le ministère de la Santé. Les intermédiaires ont poussé comme des champignons du jour au lendemain. Des contrats ont été octroyés à des compagnies jamais vues ou entendues. Elles n’ont aucune prévisibilité et ne sont pas des fournisseurs réguliers. La conséquence, on la connaît tous. C’est effrayant.

Tandis que d’autres pays sont venus avec des protocoles pour prévenir la corruption et les fraudes pendant la période de confinement et d’urgence sanitaire, chez nous, ce n’est qu’après que l’opposition ait révélé des scandales que l’ICAC a commencé d’agir. L’État se retrouve maintenant devant ses responsabilités. Mais il les fuit.

 

Q : Quand dénonciations ne riment pas avec actions et sanctions, qu’est-ce que cela donne ?

Cela apporte un sentiment de frustration et de dégoût au sein de la population. Heureusement qu’on a pu soulever toutes ces questions bien que les séances parlementaires étaient minimes. Résultat : la population a été conscientisée. Ceux qui sont à la tête des institutions commencent aussi à « quake in their boots ». Les « law enforcement agencies » sont aussi contraintes d’assumer leurs responsabilités. Mais est-ce qu’elles le font ? Ce qui me ramène à la déclaration du Premier ministre concernant Pack and Blister. Il a voulu, d’un trait de plume, blanchi ses ministres. En ce faisant, il montre qu’il tolère ses ministres et qu’il ne prendra pas d’actions et puis, qu’il écarte des institutions comme l’ICAC.

C’est vrai qu’on était dans une situation d’urgence, mais le ministre du Commerce a fait fi des provisions de la « Public Procurement Act ». On ne peut pas octroyer un contrat de plus de Rs 500 millions à une compagnie qui, outre de pas être listée pour la fourniture des PPE et des « ventilators », est dirigée par une personne qui a été condamnée par la justice espagnole pour transactions frauduleuses et  détournements de fonds. C’est une compagnie (ndlr : Pack & Blister) qui a diverses « shelf companies » et je me demande si elle n’est pas aussi fichée sur la liste commune de la commission européenne pour évasion fiscale.

Il est clair que le gouvernement n’a fait aucun KYC ou « due diligence » avant que le contrat ne soit octroyé. C’est un crime contre l’humanité, parce qu’on joue avec la vie des patients et des « frontline workers ». On met en péril la vie et la santé de la population. Ce qui est extrêmement grave. Le gouvernement est à blâmer pleinement. Au lieu de se concentrer pour qu’on puisse sortir de la liste noire de l’EU et la liste grise de la FATF, il y a eu de nombreux scandales sous la couverture de Covid.

 

Q : Le fait qu’on soit Covid-free justifie-t-il ces acquisitions en urgence, comme le font ressortir les ministres concernés ?

Dans un argument d’un Queen’s Counsel dans une cour en Grande-Bretagne, Maurice a été référé comme une juridiction malpropre. En Inde, le Chief Minister et son fils sont impliqués dans un cas de blanchiment d’argent à Maurice. C’est extrêmement grave. Tout a été permissible durant la période de confinement. On ne peut pas tout traiter avec autant de légèreté.

Quand l’opposition dit qu’il faut acheter des médicaments de bonne qualité en Inde, mais sous licence des grands laboratoires comme Sanofi, Glaxo et Roches et certifiés par la « European Medical Authority » et l’USFD, on nous accuse de faire du « India bashing ». Cela démontre que le gouvernement est acculé et qu’il n’a pas d’arguments pour se défendre.

Le Dr Joomaye a voulu détourner l’attention de ces actes frauduleux et corrompus, que seulement une commission d’enquête pourrait éclaircir, en pointant du doigt la compagnie Biocom. Or, cette compagnie existe depuis des années et est un fournisseur régulier des vaccins. Ce qui démontre que le gouvernement est à court d’arguments. Est-ce que M. Joomaye peut-il donner des leçons à qui que ce soit ? Il a eu des terres de l’Etat en trois jours seulement. L’ICAC a initié une enquête dessus. Il est le conseiller le plus controversé au PMO.

 

Q : Il soutient qu’il est un professionnel de la Santé et qu’il a des projets qui seront bénéfiques pour le pays…

Un professionnel de la Santé doit agir avec professionnalisme. Personne ne l’empêche d’investir, mais lui, il a trahi les valeurs politiques en quittant un parti pour rejoindre un autre pour ses intérêts personnels. Ce n’est pas du transfugisme, mais d’un acte de lâcheté. Il est guidé par un esprit mercantiliste. Il a eu des terres de l’État en trois jours seulement. Ce n’est du jamais vu !

D’ailleurs, il y a eu une cacophonie totale. Le ministre de la Santé tente de se blanchir en renvoyant la balle…

 

Q : Vous faites références aux contradictions du ministre Jagutpal et de Zouberr Joomaye sur l’achat des « ventilators » ?

En effet. Cela démontre une cacophonie, une opacité et un conflit d’intérêts. C’est malsain. S’il y avait eu un plan cohérent, il n’y aurait pas eu de cacophonie. Dans le « Finance Bill », des amendements sont apportés à la « Companies Act » concernant la nomination des « independent directors ». Moi je dis qu’il faut que la charité bien ordonnée commence chez soi. Il faut faire provision pour qu’il en soit de même pour les directeurs de la STC et du CEB pour qu’il y ait de transparence et de bonne gestion.

D’ailleurs, quand vous regardez ce qui s’est passé à la STC concernant l’approvisionnement des médicaments, les vaines justifications et les tentatives de dédouaner le directeur de la STC, on se demande s’il n’y a pas d’une part, un « prima facie case » contre les ministres Jagutpal et Sawmynaden et d’autre part, un « clear case of conspiracy to defraud ».

 

Q : Ne fallait-il pas avoir des sanctions alors ?

En effet ! Ce qui me tracasse aussi, c’est l’argent décaissé par la Banque de Maurice à la MIC. Il se pourrait qu’il y ait un « replica » de l’affaire d’approvisionnement d’équipements médicaux, mais sur une plus grande échelle. Des « corporate financing bodies » poussent comme des champignons. Une bonne partie de ces fonds sera décaissée à des « zombie companies ». Il faudra faire très attention. Je l’ai déjà soulevé au Parlement. Il fallait des garde-fous. Il fallait créer une compagnie qui soit dirigée par des experts en « private equity ». Il fallait aussi s’assurer qu’il n’y ait pas de conflits d’intérêts en  nommant des personnes du secteur privé, comme il y en a actuellement à la MIC. Mais, on ne tire malheureusement pas de leçons de ce qui s’est passé. Pourtant, on parle de l’argent des contribuables d’un montant de Rs 158 milliards.

Un gouvernement responsable aurait pu redresser la barre, notamment en se focalisant sur les secteurs stratégiques pour minimiser la perte d’emplois. Ce qui m’inquiète, c’est la légèreté avec laquelle le gouvernement traite tous les dossiers. Il en a été de même pour ce Malgache qui a atterri en jet privé et qui a été testé positif à la Covid-19. Prend-on toutes les précautions qu’il faut ?

 

Q : Il est beaucoup question ces jours-ci de l’ouverture des frontières. Le PM a dit que cela ne se fera pas sans risques. Que doit-on faire pour minimiser les risques ?

Il y a eu un faux départ. Malgré ma première PNQ sur la Covid-19 en février, il y a eu une mauvaise gestion de toute la pandémie pour des raisons multiples. On avait pourtant prévenu le gouvernement. D’abord, on a mis du temps à fermer les frontières et à démarrer le « contact tracing ». Il y a eu un retard considérable dans la livraison des « protective equipments ».  Tout cela résulte de l’absence d’un plan cohérent.

Maintenant qu’on parle de l’ouverture des frontières, il faut un plan cohérent et une « staggered approach ». La surveillance doit être maintenue, tout comme les tests de dépistage. Il faut aussi une campagne d’information. Le port du masque ne doit pas être négligé. On prie pour qu’il y ait un vaccin. Mais entretemps, on doit prendre des risques mesurés en choisissant les destinations auxquelles on s’ouvrira avec prudence. Moi, je favorise l’Europe, puisque l’Afrique et l’Inde ont atteint le pic.

Une fois que les touristes sont là, on ne peut pas leur demander de rester en quarantaine dans leurs hôtels. La politique de prévention est donc extrêmement importante. Il faut minimiser les risques à zéro pour qu’on soit une destination « Covid-free ». Il incombe aussi à la population d’agir avec beaucoup de responsabilité.

 

Q : On a vu une série de lois qui a été amendée ou introduite pendant et après le confinement. Qu’est-ce que cela augure pour la démocratie, la liberté d’expression et les droits humains ?

Il y a d’abord eu la « Quarantine Act » et la « Covid-19 Act ». Dans un pays où il y a 140 000 personnes qui touchent un salaire minimal de Rs 10 000, les amendes sont extrêmement disproportionnées et effrayantes, soit une amende de Rs 500 000 et une peine d’emprisonnement de 5 ans. Il ne faut pas oublier que Maurice est un pays multiracial et multiethnique. Que vous le voulez ou pas, quand certaines personnes utilisent leurs pouvoirs, cela peut être perçu comme étant discriminatoire. Il y a aussi eu la « Companies Act ». Si quelqu’un commet un acte frauduleux, comme on en a vu dans le Saint-Louis Gate et le Covid Gate, il n’encoure qu’une amende de Rs 100 000 et une sentence de 2 ans.

C’est un pays à deux vitesses où les économiquement faibles sont pénalisés. Les gens sont conscients de cela. Dans une période où on fait face à une situation précaire et où les gens perdent leurs emplois, le gouvernement croit qu’il peut agir avec une mainmise pour que les gens rentrent dans leurs coquilles. Cependant, on a vu à travers le monde que les revendications commencent quand la classe moyenne se sent dépourvue de ses droits.

Il y a aussi une loi qui arrive sur la souveraineté. Ce qui est malheureux, c’est que le gouvernement passe des lois sans qu’il n’y ait des discussions préalables avec des décideurs politiques, de la société civile et socioreligieux. Toute décision qui a un impact sur la vie quotidienne des gens peut provoquer des réactions primaires. D’où l’importance des discussions.

 

Q : Il y a eu pas mal de nominations controversées ces derniers temps, dont celle de Sandhya Boygah à la tête du MSB. Est-ce qu’elles vous interpellent ?

Il est tout à fait normal quand un gouvernement est au pouvoir, et qu’il a une légitimité, de procéder à des nominations politiques. Mais on ne peut pas nommer quelqu’un en infligeant une sanction qui a une connotation communale et discriminatoire, surtout quand il s’agit d’une institution où il faut que la méritocratie prime. Cela fait mal.

Le développement social et économique est perturbé quand il y a la perception que la population mauricienne n’est pas équitablement représentée. Raison pour laquelle j’insiste qu’après 52 ans de l’indépendance, il est important de revoir notre Constitution. Kenya l’a déjà fait. Maurice doit préserver son unité et sa solidarité nationales, car il y va du succès de notre pays.

 

Q : Vous avez présenté une motion de blâme contre le Speaker cette semaine. Irez-vous jusqu’au bout de cette motion ?

Une motion de blâme a son importance. Elle doit être reflétée par le gouvernement et l’opposition. Malheureusement, je suis déçu. Je m’attendais à ce qu’il y ait une défense mesurée de la part du gouvernement, mais celui-ci s’est montré très partisan, le défendant comme s’il était partie prenante du gouvernement alors qu’il doit être « fiercely independent ». C’est dangereux.

Le Speaker doit être un arbitre, et non pas un joueur. Il doit être respecté et respectueux envers le parlementaire. Mais il agit de façon burlesque et menaçante. Non seulement nous a-t-il empêché de poser des questions durant les débats sur le budget, mais il m’a aussi interdit d’avoir accès à mon bureau et au « committee room ». Nous faisons beaucoup d’efforts de notre côté et nous le ferons encore plus s’il le faut. Le Parlement est sacro-saint. L’opposition doit « have its say » et le gouvernement doit « have its way ». Il y a cependant une façon de le faire.

On n’aura malheureusement pas d’autre choix que d’aller jusqu’aux votes alors qu’il a toujours été une coutume de retirer la motion une fois qu’elle est débattue. Il en avait été de même pour la motion de blâme contre Maya Hanoomanjee. Mais on ne la retirera pas cette fois-ci. On ne demandera toutefois pas une « division of votes ».

Q : Est-ce que l’unité de l’Opposition au Parlement se traduira aussi sur le terrain ?  

Les forces de l’opposition font un bon travail au niveau du Parlement. Il y a une bonne coordination, et cela dans le respect mutuel. On l’élargira au niveau des partis. Il y aura bientôt des rencontres des groupes de cinq où il y aura des échanges d’idées. Un calendrier sera également établi pour un travail commun sur le terrain. J’espère que les élections villageoises et municipales auront lieu. Nous irons ensemble pour ces élections. Entretemps, on descendra dans toutes les circonscriptions pour sensibiliser la population. Il y aura ensuite des grands mouvements, peut-être un grand meeting ou une marche pacifique. Tout le monde sera accueilli au sein de ce front commun pour faire face à ce gouvernement répressif.