Parvez Dookhy
Constitutionnaliste et membre du Ralliement Citoyen pour la Patrie (RCP), Parvez Dookhy, en visite au pays, passe en revue la situation politique et fait, dans la même foulée, certaines propositions pour renforcer la démocratie.
Zahirah RADHA
Q : Quel constat faites-vous de la situation actuelle à Maurice ?
Je constate qu’on est déjà en campagne pré-électorale. La présente législature expire en novembre 2024. Je suppose que le gouvernement tentera ainsi d’aller jusqu’au bout de son mandat, ou sinon légèrement avant, soit, selon moi, jusqu’en août ou septembre 2024.
Q : Au-delà de la situation politique, comment trouvez-vous l’évolution du climat social ?
L’usure gagne le gouvernement qui est au pouvoir depuis 2014. Il avait fait beaucoup de promesses. Certaines choses ont changé, d’autres pas du tout. Il y a même eu une détérioration en ce qui concerne le fonctionnement des institutions. Face à l’usure du régime, l’Opposition doit se reconstruire pour redonner un nouveau souffle au pays. Je pense que c’est dans cet objectif que les trois grands partis, à savoir le PTr, le MMM et le PMSD, se sont réunis. Il faut maintenant voir comment les choses évoluent.
J’invite cette alliance à formuler un programme sérieux et crédible, au-delà des simples annonces. Hélas, souvent à Maurice, on ne s’arrête qu’à la formulation de certaines idées. L’enjeu est encore plus grand à présent parce qu’il il y a de sérieux problèmes qui affectent le pays. La lutte contre la corruption, le combat contre le trafic de drogue et le fonctionnement des institutions sont trois grands chantiers auxquels les trois partis qui aspirent à une vraie alternative doivent se pencher pour proposer des réformes en profondeur.
Q : Qu’est-ce qui cloche dans combat actuel que dit mener le gouvernement contre la drogue ?
La police procède régulièrement à des arrestations spectaculaires et grandement médiatisées. En termes d’efficacité de l’enquête cependant, cela laisse à désirer, car souvent, les personnes arrêtées ne sont finalement pas condamnées. Les cas n’aboutissent pas, étant rayés en Cour. Ce qui veut dire que la police ne peut pas, dans ces cas, établir les faits de manière à ce que la personne puisse être jugée.
Q : Vous remettez donc en cause l’efficacité de la police ?
Son efficacité et aussi son incapacité à faire des enquêtes. Tout comme dans les récentes affaires…
Q : La corruption étant l’un des dossiers où vous souhaitez voir des mesures urgentes, quelle analyse faites-vous de l’absence d’enquête ou de convocation de deux membres du gouvernement, soit un ministre et un PPS, dont les noms ont été cités dans l’affaire connue désormais comme le ‘Stag Party’ ?
Encore une fois, la police a été incapable de faire une enquête…
Q : Incapable parce qu’il s’agit de deux membres du gouvernement ?
Il y a deux facteurs qui doivent être pris en compte. D’abord, l’incapacité de la police à faire des enquêtes. Et ensuite, la politisation de la police et de l’organe chargé d’enquêter dans les cas de corruption, en l’occurrence l’ICAC. Il ne faut pas oublier que le directeur de l’ICAC est nommé par le Premier ministre en toute discrétion. Le Commissaire de police est aussi nommé sous contrat apparemment. Ce qui expliquerait sa soumission apparente au gouvernement en place.
Lorsque ces deux institutions échouent dans leur rôle, on réclame, très souvent à Maurice, une commission d’enquête pour établir la vérité. Celle-ci est présidée par un juge ou un ancien juge qui mène l’enquête et qui rédige ensuite un rapport. Mais n’oubliez pas que c’est le Premier ministre qui choisit le président des commissions d’enquête.
C’est pour cela que moi je propose qu’il y ait plutôt un juge d’instruction, surtout en matière de lutte contre la corruption, de trafic de drogue ou de crime de sang. La différence, c’est que c’est alors le judiciaire qui décide du choix du juge d’instruction.
Q : Ce qui amènera plus d’indépendance…
Plus d’indépendance, mais aussi plus d’efficacité. D’ailleurs, à Maurice, on ne voit d’efficacité que lorsqu’il y a des commissions d’enquête.
Q : Mais faut-il encore que le Premier ministre se décide à mettre en application toutes les recommandations, n’est-ce pas ?
Tout à fait. C’est pour cela qu’il vaut mieux basculer dans le système de juge d’instruction où c’est le judiciaire, ou la ‘Judicial and Legal Service Commission’ (JLSC) qui nomme le juge d’instruction. Il y a un nombre considérable d’enquêtes non-abouties à Maurice. Il faut trouver une solution. Ce sont des questions qu’il faut absolument aborder dans le cadre d’une alternative.
Q : Une autre personnalité controversée chez nous est le Speaker. Comment évaluez-vous sa performance ?
Je dois préciser qu’avant 1996, le Speaker était choisi parmi les députés. Il avait donc une légitimité démocratique. Aujourd’hui malheureusement, le Speaker n’a pas cette légitimité démocratique face à des représentants de la nation que sont les députés. Nous avons maintenant une assemblée nationale et non législative. Ce qui sous-entend que les députés ne représentent pas seulement leurs circonscriptions, mais tout le pays au niveau national. Si ce Speaker sanctionne à outrance, c’est parce qu’il est motivé par des raisons politiques. Il a été choisi par la majorité pour justement la protéger. Le système a été complètement perverti.
Q : La résidence officielle du Speaker est aussi très contestée. Croyez-vous qu’il est judicieux dans le contexte actuel de dépenser Rs 24 millions pour un appartement qui ne servira probablement pas à grande chose ?
Effectivement, dans le contexte qu’on évoque, c’est tout-à-fait illégitime pour un non-élu, surtout très contesté, d’avoir une résidence officielle. Cela interpelle. Mais théoriquement parlant, le Speaker doit, selon moi, avoir droit à une résidence officielle puisqu’il a une fonction diplomatique, surtout dans le cadre des relations internationales où il peut être appelée à recevoir des délégués étrangers.
Q : Théoriquement peut-être, mais en pratique, l’actuel Speaker ne fait-il pas plus de mal à l’image du pays au niveau international ?
Tout à fait. Il y a visiblement eu un recul de la démocratie parlementaire sous sa présidence, que ce soit dans la façon dont il mène travaux ou expulse des députés de l’opposition, dans son comportement, ou même sa façon de s’adresser. Il fait honte au pays. Je dis oui pour une résidence officielle pour le Speaker, mais pas pour celui-là.
Q : Que préconisez-vous pour la nomination du Speaker ?
J’estime qu’on doit retourner à l’ancien système où le Speaker est nommé parmi les députés. Il serait donc un élu, et non un nominé politique. Il aurait ainsi plus d’autorité et pourrait s’imposer face à ses collègues. Par exemple, quand c’est le ‘Deputy Speaker’ qui préside les travaux, l’ambiance est nettement plus calme. Pas seulement sous l’actuel mandat, mais sous le précédent mandat, c’était pareil lorsque c’était le ‘Deputy Speaker’ qui présidait les travaux. On pourra arguer que le ‘Deputy Speaker’ ne préside les travaux que lorsqu’il n’y a pas de sujets polémiques. Ce qui est vrai. Mais il faut aussi reconnaître qu’il y a plus d’adhésion et de civilité quand c’est un élu qui assume la présidence de la Chambre. Or actuellement, il y a une confrontation entre le Speaker non-élu et les élus, surtout ceux de l’opposition.
Q : Mais un Speaker choisit parmi la majorité gouvernementale ne peut-il pas faire tout autant preuve de partialité et de parti pris ?
Pour que le Speaker soit davantage impartial, il faut que la Cour suprême, plus précisément un juge en chambre, puisse le sanctionner en cas de faux pas.
Q : Cela ne remettrait-il pas en cause le principe de la séparation des pouvoirs ?
La justice est là pour sanctionner et l’exécutif et le législatif. Par exemple, le judiciaire peut trancher s’il juge qu’une loi est anticonstitutionnelle. Le judiciaire est là pour contrôler tous les excès. Si le Speaker ou la majorité parlementaire prend des mesures excessives, le judiciaire doit pouvoir intervenir. D’ailleurs, les débats sont enregistrés. Ce qui fait qu’un juge en chambre pourrait trancher très rapidement, car il n’y aurait pas lieu d’établir les faits. Il pourrait, ainsi, juger si un tel acte mérite ou telle sanction ou pas. Cela préviendrait des abus concernant les suspensions par le Speaker mais aussi par la majorité lorsqu’il s’agit de la durée des sanctions. Il faut souligner que la situation serait encore plus grave lorsque c’est le leader de l’Opposition qui est expulsé ou suspendu du Parlement, d’autant plus qu’il ne peut être remplacé au Parlement. Les PNQs ne pourraient alors pas être posées.
Q : Qu’en est-il du rôle du Président de la République ? Ne peut-il pas, en tant que garant de la Constitution, rappeler le Speaker à l’ordre quant à ses responsabilités constitutionnelles ?
Sur le plan constitutionnel, le Speaker n’est pas soumis au Président. Et d’ailleurs, pour la présidence de la République, c’est la même chose. Le Premier ministre a choisi quelqu’un qui ne lui ferait pas d’ombre. Or, le Président est aussi le chef d’état. Il représente donc l’autorité suprême du pays. Il nous faut ainsi un Président qui a l’autorité de ses fonctions. Il faut qu’il soit élu, soit directement par le peuple ou indirectement par le peuple, plus précisément à travers des députés, conseillers municipaux, de districts ou de villages.
Q : En tant que constitutionnaliste, quelle lecture faites-vous du conflit entre le Commissaire de police et le DPP ?
La police est chargée de faire l’enquête alors que c’est le DPP qui prend ensuite le relais pour soutenir l’accusation devant le magistrat ou le juge. Je suppose que le conflit actuel est soulevé parce que le DPP ne veut pas soutenir des enquêtes mal faites. D’où le désir de la police de choisir son propre avocat pour les cautionner. Il convient de souligner qu’avant que le poste de DPP ne soit créé, il y avait un procureur qui avait, lui, un droit de regard sur l’enquête de la police et il pouvait même lui donner des directives. Ce qui n’existe plus dans l’actuel système avec le DPP. Ce qui nous ramène à la nécessité d’avoir une police plus efficace. Il faut que le DPP, dans le cadre d’une enquête policière, puisse avoir un droit de regard et donner une certaine orientation à la police dans le but d’assurer que ses enquêtes soient bien ficelées.
Q : Le recours aux services légaux du privé, au-delà du fardeau additionnel qu’il met sur le budget de la police, ne comporte-t-il pas d’autres risques ?
Évidemment. Il y a d’abord le coût, mais il y a aussi le choix de l’avocat et la question de confidentialité. Il s’agit là d’informations sensibles et confidentielles qui seront traitées par des avocats qui ne sont pas des fonctionnaires. Cela peut soulever des interrogations, même si les avocats sont tenus à respecter la confidentialité.
Le plus gros problème cependant, c’est que si la police commence à s’incarner comme l’autorité de poursuite et supplante le DPP, il y aura des risques de dérapages. Hypothétiquement, des opposants politiques pourraient alors être poursuivis par la police dans le cadre d’une persécution politique, alors qu’actuellement, même si la police ouvre une enquête contre un opposant politique, le DPP peut décider, s’il n’y a pas d’éléments suffisants, à ne pas aller de l’avant avec la poursuite. Le DPP est le représentant de la société. Ce que la police n’est pas.
Vu maintenant le conflit entre ces deux institutions, il y a une solution médiane à cela. Au lieu que la police choisisse son avocat, elle peut, dans le cadre d’un procès, demander au juge ou au magistrat d’intervenir comme l’ami de la Cour.
Q : C’est-à-dire ?
Dans un procès, il y a deux parties : la défense et la poursuite. Une autre partie, qui a un intérêt quelconque dans une affaire, peut demander au juge la permission de pouvoir intervenir dans ce procès en tant qu’ami de la Cour, connu comme amicus curiae.
Q : Cela existe-t-il dans notre système ?
Oui, il existe dans tous les systèmes, y compris à Maurice. Mais cela relève bien entendu de la discrétion du juge.
Q : Peut-on faire des réformes, sans nécessairement changer la Constitution ?
Je ne suis pas partisan d’un changement de Constitution qui est synonyme d’une deuxième République. Parce que cela sous-entend qu’il faut tout recommencer à zéro, et cela passe forcément par des incertitudes au niveau économique. Je préfère plutôt qu’on apporte de simples retouches à la Constitution. Par exemple, le poste du Président reste le même, sauf que le titulaire passe par des élections au lieu d’une nomination. Pour le poste du Speaker, son rôle demeure le même encore une fois, à l’exception d’un changement au niveau des critères de nomination. Le judiciaire doit aussi avoir un plus grand rôle. Ce ne sont pas de grandes réformes, mais de simples retouches à la Constitution qui permettraient néanmoins plus d’indépendance et d’efficacité.