Dharmanand Fokeer : « La dictature est engravée dans l’ADN du père et du fils Jugnauth »

  • « La MCIT n’inspire pas confiance. Le CCID n’inspire pas confiance. L’ICAC n’inspire pas confiance. Saken pe enket lor so camarade »

Dans cet entretien réalisé à bâtons rompus en milieu de semaine, Dharmanand Fokeer, ancien ministre et politicien de longue date, se livre à cœur ouvert sur la situation actuelle à Maurice. Nous vous proposons de grands extraits de cette interview que vous pourrez visionner en intégralité sur notre siteweb et page Facebook.

Zahirah RADHA

Q : En tant qu’observateur et ancien politicien et ministre pendant de longues années, comment évaluez-vous la situation actuelle à Maurice ?

De 1976, quand j’ai commencé à faire de la politique active, à 1995, j’ai participé à toutes les élections. J’ai été élu trois fois et j’ai aussi perdu à trois reprises. Au début de mon mandat en tant que parlementaire, c’est Sir Harilal Vaghjee qui officiait comme Speaker. Il était un homme extraordinaire qui présidait les travaux d’une façon parfaite, même dans des circonstances tendues. Il n’y a aucune comparaison avec ce qui se passe au Parlement aujourd’hui. La démocratie parlementaire n’existe plus avec le gouvernement MSM et le Speaker Sooroojdev Phokeer, dont le nom est malheureusement prononcé comme le mien. Ils ridiculisent l’Assemblée nationale. C’est malheureux pour le pays et pour le Parlement.

Q : N’est-ce pas malheureux aussi qu’il n’y ait pas d’instance, outre une action en cour qui prend du temps, qui puisse trancher rapidement surtout lorsque des parlementaires de l’opposition sont arbitrairement suspendus ?

Il faut que le système de séparation de pouvoirs, soit l’exécutif, le Parlement et le judiciaire, soit maintenu. L’un ne peut pas dicter l’autre. Le jour où le Parlement ou l’exécutif dictent le judiciaire, on ne sera plus une démocratie. Le Parlement est élu par le peuple. Le judiciaire est régi par la ‘Judicial and Legal Services Commission’ (JLSC). L’exécutif est dicté par la ‘Public Service Commission’ (PSC) ou à travers le Conseil des ministres, entre autres. Ce système a fait ses preuves jusqu’à ce que l’actuel gouvernement MSM ait pris le pouvoir depuis 2014. La démocratie, dont le fonctionnement du Parlement, est très mal en point.

Q : Nous sommes donc condamnés à accuser le coup du déclin de la démocratie parlementaire …

Le Parlement est suprême. Personne ne peut le dicter. C’est au Speaker de jouer son rôle comme il se doit. Malheureusement, nous avons un vaurien comme Speaker. Il a beaucoup à apprendre. Il doit même prendre des leçons de son ‘Deputy Speaker’.

Q : Mais la façon de faire du Speaker ne résume-t-il pas bien le fonctionnement général de ce gouvernement ?

Tout à fait ! Le gouvernement MSM et le Speaker, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Le Premier ministre a choisi un Speaker ‘ki ena ene sel côté lizié, ene sel côté zorey’. Je n’ai jamais, depuis 1976 et même avant, vu un tel Speaker. Ce n’est pas possible qu’à chaque séance, un député de l’opposition est suspendu ou ‘ordered out’. (Hochant la tête) Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible.

Q : Quand vous regardez la situation qui prévaut à tous les niveaux, diriez-vous qu’il y a une anarchie qui règne dans le pays ?

Pas seulement anarchie. J’irai encore plus loin. Il y a une sorte de dictature qui est engravée dans l’ADN du père et fils Jugnauth. Je dois rappeler à la population comment, quand bolom Jugnauth était Premier ministre, il avait tenté d’éliminer le ‘Privy Council’. À la place, il songeait à mettre sur pied un autre système. Heureusement que cela n’a pas abouti.

Q : Ironiquement, son fils Pravind a bénéficié du recours au ‘Privy Council’ dans l’affaire Medpoint…

Oui, c’est incroyable. J’y reviendrai. Laissez-moi vous dire une anecdote. Rama Sithanen l’avait déjà évoqué dans la presse. Après la tenue du dernier Conseil des ministres en 1995 – le Parlement avait déjà été dissous et on allait vers les élections -, bolom Jugnauth nous avait demandé : ‘ki zot dire si mo met ene state of emergency ?’. Il n’y avait pourtant aucune situation qui aurait justifié un état d’urgence. Qu’est-ce qui avait poussé bolom Jugnauth à rechercher notre opinion dessus ? Nous avons alors répondu que c’est hors de question et il n’est pas allé de l’avant. Est-ce qu’il y a aujourd’hui des ministres qui puissent dire non à ce Premier ministre ?

L’arrestation de l’ancien DPP Satyajit Boolell était aussi un signe de dictature. C’est incroyable que la police ait débarqué chez lui aux petites heures du matin, avec la bénédiction du gouvernement, pour l’arrêter alors qu’il occupe un poste indépendant. Heureusement que la Cour ait pu mettre un frein à cette tentative d’arrestation. Ils ont tout essayé pour évincer l’ancien DPP de son poste. On se souvient du ‘Prosecution Bill’. Chapeau à Xavier Duval et au PMSD qui ont démissionné du gouvernement pour empêcher cette dérive. Nous devons une fière chandelle au PMSD pour cet acte hautement patriotique et démocratique. Sinon, le pays serait une vraie dictature aujourd’hui.

Si nous avions un ‘Prosecution Commission’ à la place du DPP, la mort de Kistnen n’aurait-elle pas été traité comme un suicide au lieu d’un meurtre ? D’ailleurs, dans le sillage de cette affaire, le Premier ministre a osé dire que son colistier Yogida Sawmynaden est innocent alors que l’enquête policière était toujours en cours. ‘Ki serti la police fer l’enket alors ?’ S’il était innocent, pourquoi n’est-il plus ministre ? Jugnauth aurait même dû lui demander de démissionner comme parlementaire. Sawmynaden a-t-il des secrets pour que le Premier ministre n’ose pas lui demander de partir ? Plus aberrant encore, la police ne l’a même pas encore appelé, malgré le rapport de la magistrate Mungroo-Jugurnath.

Q : Êtes-vous vraiment étonné que la police réagit ainsi ?

Zot pe touye la démocratie’ ! Nous devenons un des pires démocraties qu’il y a en Afrique alors qu’on a toujours été un modèle auparavant. C’est incroyable. Nous sommes sur la voie de l’autocratie. Tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du gouvernement. Savez-vous de quels pouvoirs additionnels dispose le Premier ministre après les amendements à l’‘Immigration Act’ ? On ne peut même pas avoir recours à la cour pour contester une décision ! Dans le cas des arrestations des avocats Rama Valayden et Roshi Bhadain et la perquisition de la maison des beaux-parents de Sanjeev Teeluckdharry, rien d’incriminant n’a été retrouvé. Une unité spéciale a également été mise sur pied, semble-t-il, pour planter de la drogue chez certaines personnes. Le fonctionnement de la police est inacceptable.

Q : Mais ces agissements ne visent-ils pas justement de réduire la population au silence ?

Définitivement. Que ce soit Shakeel Mohamed, le Bar Council ou d’autres professionnels de la loi, ils ont exprimé leurs craintes par rapport à ce qui se passe dans le pays. C’est le devoir des avocats de défendre ceux qui retiennent leurs services. Est-ce que cela veut dire qu’ils sont proches de la drogue, comme le prétend Jugnauth ? Est-ce une raison pour débarquer chez eux pour dire qu’il y a de la drogue chez eux alors qu’il n’y a clairement pas leur ADN sur ces drogues ?

Q : Y a-t-il une certaine hypocrisie du gouvernement par rapport au combat contre la drogue ?

Et ce gouvernement et le gouvernement de bolom Jugnauth prétendent combattre la drogue. À l’époque, Harish Boodhoo avait expliqué publiquement comment des trafiquants de drogue étaient venus au bureau de bolom Jugnauth avec des ‘tentes larzan pou donne li kas’. Ces trafiquants étaient même invités à la State House pour les célébrations du 12 mars. Ce n’est pas mieux sous le gouvernement actuel. Malgré les grosses saisies, il n’y a jamais eu de suite, surtout dans le cas de la tractopelle et de Dewdanee parce que ce dernier est tellement proche de Pravind Jugnauth. Même après le naufrage du Wakashio, Pravind Jugnauth s’était fait accompagner sur le lieu par quelqu’un qui fait sourciller.

Q : C’est encore une fois le même schéma entre la gestion du père et du fils ?

Absolument. Si la drogue se trouve aujourd’hui dans tous les coins et recoins du pays, c’est parce que ce fléau a commencé sous le règne de bolom Jugnauth et qu’il se poursuit et toléré par ce gouvernement. Il semble que les drogues saisies sont même plantées par la suite chez des opposants. ‘La drogue pe fini la jeunesse, dans bane institutions secondaires, tertiaires’. C’est triste ce qui arrive. Il n’y a pourtant que deux entrées au pays : le port et l’aéroport. Que fait la ‘National Coast Guard’ ?

Q : Ce dysfonctionnement de nos institutions est-il normal ?

Pravind Jugnauth a lui-même reconnu qu’il y a des brebis galeuses dans la force policière. Il nomme des proches à la tête des unités…

Q :  Le recrutement doit-il être revu ?

Certainement. Il n’y a plus de sens de la discipline au sein de la force policière, comme il y en avait auparavant sous Rajarai, Fulena, Juggernauth, Ribet ou même Dayal.

Q : Mais à cette époque, les Commissaires de police n’étaient pas nommés sous contrat…

C’est incroyable qu’un poste indépendant selon la Constitution soit sujet à une nomination sous contrat. ‘Pe dire li tous les jours to bizin vine tombe lor mo lipied, dire toem mama, toem papa…’

Q : Il y a aussi l’ICAC dont le directeur est sujet à une enquête policière. N’est-ce pas un mauvais signal ?

Qui ne se souvient pas de la volte-face de l’ICAC au Privy Council dans l’affaire Medpoint ? C’est du jamais-vu. L’ICAC est une honte pour notre pays. C’est risible que la police enquête aujourd’hui sur l’ICAC.

Q : Il y a aussi le MCIT qui enquête sur le CCID…

C’est pour cela que je dis que c’est incroyable ce qui se passe dans le pays. La MCIT n’inspire pas confiance. Le CCID n’inspire pas confiance. L’ICAC n’inspire pas confiance. ‘Saken pe enket lor so camarade’.

Q : Est-ce une crise sans précédent ?

Oui, c’est une crise sans précédent. ‘Pays pe coulé’. Notre économie n’est pas mieux lotie. Avec le déficit de Rs 11 milliards de la Banque de Maurice, notre économie se dirige vers la banqueroute, comme on l’a vu au Sri Lanka. Je me demande où est la conscience des députés de la majorité. Ils prétendent que l’opposition encourage la population à se révolter. L’opposition voit la réalité en face. Mais qu’en est-il des députés du gouvernement ? Jusqu’où continueront-ils à soutenir le gouvernement qui ‘pe met le pays dan trou’ ? Les ministres font ce qu’ils veulent. Les ‘backbenchers’, eux, doivent se faire entendre puisqu’ils ont été élus par le peuple. Ils ne doivent pas suivre aveuglément le ‘party line’.

Q : La qualité des politiciens de nos jours fait-elle défaut ?

Aujourd’hui, certains parmi eux donnent de l’argent pour être candidats. Une fois élu, ils ne s’intéressent qu’aux postes qu’ils obtiendront au gouvernement. À mon époque, ce n’était pas ainsi.

Q : Quid de la politique « asté vendé » prônée par le gouvernement ?

À l’intérieur même du gouvernement, les députés ne se préoccupent qu’aux postes ministériels vacants. C’est ainsi que le Premier ministre s’assure de la fidélité des élus de sa majorité. Il y a ensuite la politique « asté vendé » comme vous le dites. Ils achètent la conscience des gens pour leur soutenir. Il y a aussi le rôle des associations socioculturelles dont les actions sont dictées par Lakwizinn.   

Q : N’est-ce pas temps d’en finir avec cette association malsaine des sociétés socioculturelles avec la politique ?

Je suis sûr que la conscience des dirigeants de ces associations socio-culturelles leur reprochent. Ils savent que la situation est pourrie dans le pays. Mais ils se soumettent néanmoins au diktat de Lakwizinn. Je leur demande de bien réfléchir avant d’agir.

Q : On voit de plus en plus de manifestations ces jours-ci. Mais suffisent-elles pour faire partir le gouvernement ?

Définitivement non. Même dans les années 70 et 80, quand les manifs avaient toute leur importance, le gouvernement n’a jamais démissionné. Les manifs sont importantes parce qu’elles permettent à la population de s’exprimer. Le gouvernement fait ce qu’il veut, mais heureusement qu’il n’a pas une majorité de trois-quarts. ‘Line deza gayn so cogné dans Souillac. Li pou gayn cogné dans Maurice’. Il lui faut oublier le 4 à 14. Les électeurs sont aujourd’hui éclairés, informés et ils sont conscients de ce qui se passe dans le pays. ‘Dimoune ine plein’, mais ceux qui ont des faveurs à obtenir continueront à caresser le pouvoir dans le sens du poil.

Q : C’est donc à la population d’assumer ses responsabilités ?

Oui. Avec l’affaire que porte Suren Dayal au ‘Privy Council’, il y a une forte possibilité que le gouvernement donne des élections générales anticipées. Si Pravind Jugnauth sent qu’il perdra son cas, il dissoudra le Parlement. Parce qu’il sait que s’il perd son cas, outre d’être une humiliation pour lui, il ne pourra pas être candidat pendant sept ans.

Q : Mais si jamais il sort victorieux de ce procès, cela ne rendra-t-il pas Pravind Jugnauth plus fort ?

Je ne crois pas que Pravind Jugnauth remportera ce procès. Navin Beekharry n’y sera pas pour retourner sa veste. Ses chances sont bien minimes, à moins qu’il n’y ait un revirement de situation.