[Interview] Narendranath Gopee, syndicaliste: « La mauvaise utilisation des fonds publics relève d’une offense criminelle et doit être sanctionnée »

Il ne mâche pas ses mots et tout le monde en prend pour son grade : ministres inaptes, officiers irresponsables, nominés politiques incompétents… Narendranath Gopee, négociateur de la ‘Federation of Civil Service and Other Unions’ (FCSOU), dénonce le gaspillage des fonds publics qui se poursuit d’année en année, malgré les dénonciations du rapport de l’Audit. La solution, selon lui, réside dans l’introduction d’un cadre légal visant à sanctionner ceux trouvés coupables de mauvaise utilisation de ces fonds.

Propos recueillis par Zahirah RADHA

Q : Le rapport de l’Audit a été rendu public cette semaine. Qu’en retenez-vous surtout ?

À première vue, il me semble que c’est un bis repetita des années précédentes. Les mêmes ministères sont critiqués, les mêmes problèmes sont dénoncés, et le manque de planification est toujours décrié. Je suis sidéré par le manque de contrôle tandis que le gaspillage des fonds publics se poursuit.

Je tiens à rappeler que le ‘National Audit Office’ n’a pas la juridiction d’examiner les comptes et les dossiers des entreprises du secteur privé qui reçoivent de l’argent du gouvernement. Prenons l’exemple de la ‘Mauritius Investment Corporation’ (MIC) qui a bénéficié d’une injection à hauteur de plusieurs milliards de roupies du gouvernement, mais dont les comptes ne sont pas soumis à l’Audit sous prétexte que c’est une compagnie privée.

J’apprécie d’ailleurs que le rapport de l’Audit ait mentionné les compagnies d’État dans lesquelles le gouvernement a injecté de l’argent, mais dont il n’a pas eu accès aux comptes. Lorsque des ‘statutory bodies’ ou les ‘government owned enterprises’ sont réticents à soumettre leurs comptes, cela créé beaucoup de doutes quant à leur bonne gouvernance.

Q : Comment expliquez-vous le fait que ces problèmes persistent d’année en année ?

Ces problèmes persistent parce que les ministères et les officiers qui sont visés ne sont redevables envers aucun comité. Aucune sanction ne peut être prise contre eux ou contre les ministres concernés.

Q : Que proposez-vous pour tacler ces problèmes récurrents ?

Je préconise la création d’un ministère qui se chargera d’assurer que les normes de bonne gouvernance et que l’implémentation des projets soient suivies. Ce ministère devra aussi être doté de pouvoirs lui permettant de prendre des actions contre les récalcitrants.

Q : Êtes-vous donc en faveur des sanctions contre des fonctionnaires ou même des ministres qui ont fauté dans l’exercice de leur travail ?

La mauvaise utilisation des fonds publics relève, selon moi, d’une offense criminelle. Elle doit ainsi être criminalisée. Ce n’est ni plus ni moins qu’un blanchiment d’argent qui se fait de façon légale. Il doit y avoir un système de ‘checks and balances’ pour acculer et sanctionner des ministres ou des officiers qui sont responsables de la mauvaise gestion des fonds au sein des ministères.

Q : Un tel mécanisme ne devrait toutefois pas s’arrêter au rapport de l’Audit uniquement, sachant que le système de ‘procurement’ est aussi source de pas mal de scandales, n’est-ce pas ?

Tout à fait ! Il faut que le comité parlementaire qui se penche généralement sur le rapport de l’Audit soit doté de pouvoirs légaux qui lui permettent de prendre des actions contre ceux qui ont fauté. Ce qui n’est pas le cas actuellement, d’autant que le comité parlementaire tel qu’il existe ne peut même pas convoquer un ministre. Il faut que ce comité soit régi par un cadre légal qui lui permette d’agir comme un tribunal, avec des pouvoirs de sanctions. Je suis certain que cela apportera un changement en termes de gestion s’il est implémenté. Actuellement, les ministres et les responsables des ministères profitent grandement de l’absence de redevabilité et de sanctions.

Q : Avez-vous fait une telle proposition au gouvernement, surtout dans le cadre des consultations pré-budgétaires qui se poursuivent en ce moment ?

En termes de propositions pré-budgétaires, nous nous concentrons davantage sur des mesures sociales qui seront bénéfiques à la population et aux travailleurs. Quant aux mesures visant à contrôler les dépenses gouvernementales, on les laisse entre les mains des responsables des ministères. Je pense néanmoins que cette suggestion doit faire l’objet de débats approfondis avec le ministre des Finances ou le Premier ministre lui-même. Pourquoi ce dernier ne met-il pas sur pied un comité national réunissant le Secrétaire au Cabinet et chef du service civil, les fédérations et la société civile pour discuter et faire des recommandations visant à combattre le gaspillage des fonds publics ? La situation est, je le répète, très grave, car le système actuel engendre un ‘legal money laundering’.

Q : Au-delà du gaspillage des fonds publics et des scandales, comment évaluez-vous la situation sociale dans le pays ?

Maurice a perdu son ancrage. Il n’y a plus de repères dans le pays. Quand j’étais enfant, on respectait les aînés et nous vivions tous en harmonie, toutes communautés confondues. Cela n’existe malheureusement plus aujourd’hui. Le problème découle surtout du mauvais système d’éducation. Je trouve aberrant qu’une ministre de l’Éducation puisse nous dire qu’elle est satisfaite bien que seulement 2% des élèves ont réussi au ‘Extended Stream’ alors que 98% ont échoué. C’est une faillite totale de notre système d’éducation !

Que trouve-t-on ensuite sur le plan social ? Vagabondage, vols, viols, meurtres… D’où viennent ceux qui les commettent ? Ils font partie de ces 98% d’élèves qui ont échoué à ces mêmes examens. Pouvez-vous imaginer qu’environ 3000 jeunes sont jetés en pâture après le grade 9 sans aucune considération pour leur avenir ? C’est là qu’émergent de jeunes toxicomanes et criminels. Donc pour moi, il ne fait pas de doute que la dégradation de notre plan social résulte de la faillite de notre système éducatif à partir de 2014.

Q : Qu’est-ce qui explique cette faillite de notre système éducatif ?

Il y a un gros problème. Selon la section 5 de l’Education Act, provision est faite pour un ‘National Education Council’. Celui-ci est responsable de l’‘Education Policy’ du pays à long terme, indépendamment du gouvernement qui est en place. Or, à Maurice, chaque nouveau ministre vient avec son propre système d’éducation. Il n’y a pas de continuité. Leela Devi Dookun-Luchoomun pa koné mem ki système l’éducation li pe kozé ! Fine tire nom 6ème fine appel li PSAC. Forme 3 ine vine 9ème. Mais qu’est-ce qui a changé concrètement puisque le système est resté pareil ? Le plus aberrant, c’est qu’un élève qui a échoué au grade 9 est appelé à faire un an supplémentaire en Extended Stream, en suivant le même curriculum. Or, s’il a échoué, c’est justement parce que ce curriculum n’est pas adapté à ses besoins et capacités. Par contre, la tenue des examens nationaux après le grade 9 était bien accueillie puisqu’ils devaient ensuite mener ceux qui n’avaient pas réussi vers des créneaux techniques. Ils ne devaient ainsi pas être expulsés du système éducatif.

Q : Le système éducatif est-il en partie responsable de l’exode de nos jeunes talents ?

 La qualité d’une société dépend de la qualité de son éducation. Tout ce qu’on voit aujourd’hui, je le répète, résulte de la qualité de notre éducation.

Q : Puisque vous parlez beaucoup de changement de société, de gestion et de gouvernance, quels sont, selon vous, les principaux enjeux pendant cette année électorale ?

N’importe quel gouvernement qui viendra, qu’il soit celui de Navin Ramgoolam ou de Pravind Jugnauth, devra impérativement mettre un frein aux bribes électorales comme on en voit à outrance actuellement. Gouvernement pe défonce la caisse pe donné ene derrière lot. So Rs 20 000 pou bane jeunesse, so Rs 2000 par MRA, so pension vieillesse ki pe augmenté en flèche quand nou pays pena auken ressources… Le pays est totalement déficitaire. Un économiste ayant déjà exercé à la Banque de Maurice dans le passé a eu les mots exacts pour qualifier la situation économique dans un récent entretien de presse. « If we get any global shock, Mauritius is sitting naked with no savings and too much debt to defend itself », a-t-il dit avec raison. Aujourd’hui, on ne fait plus que du « virtual patchwork ». Ena ene ti trou la, colle li, saem tou. Ce qu’il nous faut, c’est un changement à la tête de toutes les institutions clés du pays car il n’y a que des incompétents qui y siègent.

Q : Qu’en est-il des nominations ?

Il faut que le gouvernement vienne avec une ‘Parastatal Service Commission’. Cela figure d’ailleurs dans mes propositions budgétaires. Elle sera chargée d’assurer la discipline et de faire les nominations, les recrutements et les promotions. Ces responsabilités ne devraient pas être laissées aux boards. Il y a déjà trop de pouvoirs qui sont concentrés entre les mains des ministres et du Premier ministre. Akoz sa ki tou devire enbalao parski la politique ki pe rentre dans tout. Dès que la politique fait intrusion dans les institutions, leur faillite totale est assurée. Air Mauritius en est l’exemple parfait.

Q : Quid des autres enjeux ?

Il faut freiner l’ingérence politique dans les institutions. Nous avons aujourd’hui à la tête du ministère du Service civil un ministre qu’on n’entend jamais. Idem pour le Secretary for Public Service. Nos institutions se sont affaiblies à cause de la politique à outrance.

Q : Faut-il donc un changement de politique pour changer le système actuel ?

Je laisse la politique de côté puisqu’elle est devenue plus que sale, surtout quand on voit ce qui s’est passé dans le contexte électoral de 2019 avec le crime, la façon dont les procurements ont été faits et l’utilisation outrancière de l’argent sans aucune notion de redevabilité. Pour avoir un changement à la tête du pays, il faut qu’il y ait des politiciens propres, intègres et honnêtes qui prennent des décisions dans l’intérêt de la population dans son ensemble, et non pas basées sur des considérations communales ou autres.

Si on veut amener un changement dans la gestion des institutions, il faut que le ‘Public Service Bill’ soit adopté. Bizin arrêter ki bane ministres arrête fout zot néné dans kitsoz ki pas concerne zot. Ce projet de loi apportera des changements concrets dans la fonction publique. Il donnera peut-être même le courage aux officiers responsables « to bring their ministers to task », surtout lorsqu’il s’agit des instructions, puisque celles-ci qui devront alors être faites par écrit, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui.