[Interview] Raouf Bundhun, ancien vice-président de la République : « Le gouvernement doit emboîter le pas au secteur privé en privilégiant les compétences »

L’ancien vice-président de la République, Raouf Bundhun, se remémore, dans l’entretien qui suit, des valeurs d’antan, fait l’éloge du gouvernement de Sir Seewoosagur Ramgoolam dont il faisait partie à l’époque, dit tout le bien qu’il pense de l’éducation gratuite et se désole de l’état du Parlement actuel, devenu selon lui, la « risée » de tout le monde. Il relève aussi certaines vérités qui peuvent blesser quelques sensibilités…

Zahirah RADHA

Q : Vous êtes l’une des rares personnalités à avoir vécu l’Indépendance en 1968. Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur l’évolution du pays pendant ces 54 ans ?

Effectivement, il ne reste plus qu’Elizier François, Yusuf Mohamed qui est très souffrant et pour lequel je prie pour qu’il retrouve sa santé et moi-même. Nous avons été les témoins privilégiés du combat pour l’indépendance. L’île Maurice des années 60 diffère de celle de 2000. Cette différence se voit à tous les niveaux. À mon époque, il n’y avait pas de facilités de télécommunications. La jeunesse d’aujourd’hui n’a rien de semblable à celle de ma génération. La jeunesse contemporaine est plus éduquée, cultivée et éclairée en raison de l’éducation gratuite, mais malheureusement – et je m’en désole -, elle ne lit plus, ne fait plus du théâtre et est accro aux portables.

Sur le plan infrastructurel, il y a eu d’énormes développements. Le projet Metro Express et les différents autoponts construits dans la région de Quatre-Bornes et de Phoenix sont spectaculaires. On voit que le pays change de visage. Sur le plan politique, je vois que le gouvernement est stable et que le Premier ministre est constant alors qu’il y a, au sein de l’Opposition, un manque de vrai leadership. Qui est le leader de l’Alliance de l’Espoir qui réunit le MMM, le PMSD, le Rassemblement Mauricien et le Reform Party ? Si l’Opposition veut combattre le gouvernement et prendre le pouvoir, il faut qu’il y ait une certaine homogénéité au sein de cette entente ou alliance.

Je ne vois pas pourquoi ce serait, selon un article de presse, Kailash Purryag qui succèdera à Navin Ramgoolam comme Premier ministre et non pas Arvin Boolell alors que ce dernier a été élu avec une majorité écrasante à deux reprises à Quatre-Bornes, en démontrant qu’il transcende toutes les barrières. Cet arrangement sous-entend qu’il faut absolument un Vaish pour remplacer Navin Ramgoolam. Ce n’est pas normal pour l’île Maurice 54 ans après son indépendance.

Q : Que vaut le sens du mauricianisme aujourd’hui ?

Tous ceux qui sont nés dans ce pays se considèrent comme des Mauriciens. Moi, je me considère comme un Mauricien à part entière. Le mauricianisme, c’est le vivre-ensemble et la tolérance envers les autres. Malheureusement, il y a toujours des passéistes qui veulent avoir une certaine prédominance dans toutes les sphères. C’est mauvais pour le mauricianisme.

En politique, on a des adversaires, pas des ennemis. On en a eu la preuve quand Pravind Jugnauth a facilité les démarches de Navin Ramgoolam pour se rendre en Inde pour se faire soigner. C’est cela le mauricianisme.

Q : Mais n’y a-t-il pas une fragmentation de la société mauricienne aujourd’hui, avec le communalisme qui prend très souvent le dessus ?

Je ne sais pas s’il y a une campagne communale en cours, mais autant que je sache, la communauté majoritaire est favorisée pour les nominations à la tête des institutions et des corps paraétatiques. C’est un constat qui saute aux yeux.

Q : Est-ce sain pour la démocratie ?

Je partage l’avis du cardinal Piat qui a dit qu’il faut privilégier les gens compétents pour travailler dans les services de l’État et des corps paraétatiques, quel que soit leur communauté ou leur appartenance politique. Ce n’est pas sain pour la démocratie et pour l’entente entre les communautés quand on favorise une communauté pour les postes importants.

Q : Il y a un sentiment, soutenu par le récent rapport V-Dem, que le pays recule sur le plan de la démocratie. Comment sommes-nous arrivés jusque-là ?

Je ne suis pas au courant de ce rapport. Personnellement, je ne vois pas de recul au niveau de la démocratie. Il y a un Premier ministre, un gouvernement et un Parlement où ils doivent répondre. 

Q : Mais répondent-ils vraiment au Parlement ?

Ils doivent répondre. C’est le Parlement qui ne fonctionne pas comme il se doit parce que le Speaker ne joue pas le jeu. On est bien loin de l’époque où feu Sir Harilall Vaghjee dirigeait les travaux d’une poigne de fer.

Q : Le Parlement a donc perdu ses lettres de noblesse ?

Absolument ! Le Parlement est aujourd’hui la risée de tout le monde. Le Speaker fait ce qu’il veut quand il veut. Il « order out » et « name » des élus pour un oui ou pour un non. Il n’a point de tolérance et d’humour. Non, ce n’est pas le Parlement que j’avais connu à l’époque.

Q : Mais quand vous dites qu’une communauté est favorisée pour les nominations importantes et que le Speaker ne joue pas son rôle convenablement, n’est-ce pas des atteintes à la démocratie ?

D’une certaine façon, oui. Maurice, je dois le dire, reste l’un des rares pays de la région africaine à jouer son rôle de démocratie comme il faut. Mais il y a certainement des manquements.

Q : Comme les irrégularités aux dernières élections, par exemple ?

Il est vrai que la Cour suprême a mis à jour certaines irrégularités. Maintenant, on veut la peau du Commissaire électoral Irfan Raman. Moi, je ne suis pas d’accord qu’on jette tout le blâme sur lui. S’il y a eu des irrégularités dans certaines circonscriptions, ce sont peut-être les fonctionnaires ou même le ‘Returning Officer’ qui sont à blâmer, et non pas le Commissaire électoral lui-même.

Irfan Raman, que je connais depuis longtemps, a organisé beaucoup d’élections à Maurice. Il a aussi été observateur dans d’autres pays du ‘Commonwealth’ et de la francophonie. C’est un homme respecté qui connait son travail.

Q : Mais comment n’a-t-il pas pu constater ces irrégularités au moment de la contre-vérification dans le sillage des pétitions électorales ?

Il a rendu hommage à la vérité en venant dire en Cour qu’il n’objecte pas à un ‘recount’. Il y a, dans le pays, un gardien de la liberté et des droits. Ce gardien n’est nul autre que la Cour suprême, une institution totalement indépendante. Si elle a trouvé qu’il y a eu des irrégularités, c’est clair qu’il y a eu des choses qui ne se sont pas tournées en rond. Moi, je ne suis pas expert en la matière. Tout ce je sais, c’est que le gouvernement a obtenu une majorité confortable bien que la majorité des électeurs a voté en faveur de l’Opposition. Malheureusement, le système « First Past the Post » en est ainsi.

Notre système électoral, basé sur le Rapport Banwell et daté de 1967, n’a pas changé bien qu’il ait fait son temps. Il y a eu quelques rapports, dont celui de Sachs, mais rien n’a été fait pour changer le système. Quand ils sont dans l’Opposition, les partis politiques disent vouloir changer le système électoral, mais ils ne le font pas une fois au pouvoir. Il y a eu, à deux reprises, soit en 1982 et en 1995, des gouvernements 60-0, leur permettant de changer complètement la Constitution. Mais ils ne l’ont pas fait. Les deux fois pourtant, le MMM se trouvait au gouvernement. S’il y avait un réel désir de changer la Constitution, ils auraient pu le faire avec une facilité déconcertante puisqu’ils avaient une majorité absolue au lieu des trois-quarts requis.

Q : Une refonte constitutionnelle est-elle nécessaire ?

Oui, certainement. Savez-vous qu’à la Conférence de Londres en 1965, deux leaders politiques, et pas n’importe lesquels puisqu’il s’agissait de Jules Koenig, et de Sir Abdool Razack Mohamed, leaders du PMSD et du CAM respectivement, avaient demandé une liste électorale séparée pour que chaque communauté puisse élire son propre député ? Le PTr et le gouvernement britannique leur avaient alors fait comprendre que ce n’était pas sain pour éventuellement bâtir une nation mauricienne. Par la suite, on a adopté le système « First Past the Post ».

Ce que l’Opposition réclame aujourd’hui, ce n’est pas un vote communal, mais plutôt un système proportionnel, comme il y en a eu récemment à Rodrigues. Sous la représentation proportionnelle, les votes recueillis par un parti politique ne sont pas gaspillés puisqu’ils sont comptabilisés pour le permettre d’obtenir le nombre de sièges qu’il mérite au Parlement. Personnellement, je trouve que le rapport Collendavelloo, rédigé à l’issue d’un ‘Select Committee’, était idéal pour le pays. Mais le rapport n’avait pas été accepté, sous prétexte qu’il n’était pas inclu dans le programme gouvernemental.

Q : Pensez-vous qu’il y a beaucoup d’hypocrisie autour de la question ?

Exactement. Il y a beaucoup d’hypocrisie de part et d’autre. Je ne suis pas d’accord avec cette attitude. Si vous êtes honnête et franc envers vous-même, vous avez le devoir, une fois au pouvoir, d’amender la Constitution si vous le jugez nécessaire, surtout si vous avez une majorité absolue.

Q : 54 ans après l’Indépendance, a-t-on remporté le pari au niveau de la démocratisation de l’économie ?

Démocratisation, il y en a eu. Aujourd’hui, nous n’avons plus de maisons en paille, les routes sont asphaltées, la population dans son ensemble a accès à l’eau, l’électricité et le téléphone. Il n’y a plus ce besoin de faire la queue devant une fontaine pour avoir de l’eau, car tous les foyers sont équipés de robinets.

Q : Des robinets oui, mais ils sont désespérément à sec dans certains endroits…

Je suis d’accord qu’il y a certains problèmes concernant la fourniture d’eau, comme il y en a eu à Bambous-Virieux récemment. Il y a un problème décisionnel au niveau de la construction de nouveaux réservoirs. Il aurait dû y avoir un réservoir dans le sud du pays pour régler le problème de la fourniture d’eau. L’eau de la pluie, surtout des grosses averses de ces derniers jours, va toute à la mer. Il faut être prévoyant.

Q : Vous disiez plus tôt qu’il y a eu des projets spectaculaires, mais vous n’êtes pas sans savoir que des économistes trouvent que ceux-ci ne sont pas prioritaires dans le contexte actuel. Le gouvernement doit-il revoir ses priorités en termes des projets, selon vous ?

Il y a eu des projets prestigieux comme le Metro Express et dont les habitants de Beau-Bassin, Rose-Hill et de Quatre-Bornes sont fiers. Le projet de Metro Express, nous ne l’avons pas demandé. C’est le gouvernement indien qui nous l’a offert, telle une manne tombée du ciel. Il nous aurait fallu 50 ans pour le faire si nous devions compter sur nous-mêmes. Le gouvernement indien a envoyé ses techniciens, ingénieurs et travailleurs et ils ont fait un travail extraordinaire.

Ceci dit, je suis d’accord que ce n’est pas un projet prioritaire. Quel aurait dû être la priorité du gouvernement ? De créer de l’emploi pour les jeunes qui représentent l’avenir du pays. (Nldr : il revient sur le rêve de SSR de donner l’éducation gratuite et la construction des collèges d’État dans tous les grands villages pour rendre l’éducation gratuite plus accessible). À l’époque, on disait que la promesse faite par SSR de donner l’éducation gratuite était un bribe électoral. Il y a ensuite eu le transport gratuit.

Q : Vous vous attardez beaucoup sur l’éducation gratuite. Notre système éducatif fait actuellement l’objet de critiques. Quel regard y jetez-vous ?

Oui. Si vous me demandez de parler sur le gouvernement, je ne saurai par où commencer. On ne peut pas comparer le gouvernement d’antan à l’actuel gouvernement. À l’époque de SSR, n’importe quel élu au sein du gouvernement, dont je faisais partie, pouvait devenir Premier ministre. Il y avait Sir Veerasamy Ringadoo, Sir Satcam Boolell, Sir Harold Walter, Sir Kher Jagatsingh, Sir Abdool Razack Mohamed et Sookdeo Bissoondoyal, entre autres. Ils avaient véritablement l’intérêt du pays à cœur.  « Zot pas ti pe calcule rempli zot poche ou rempli poche zot camarades. Zot fine mort misères ».

Q : Kot noune fauté ? Est-ce le système éducatif qui est fautif ou les valeurs d’antan n’existent-elles plus ?

Non, non, non ! Cela n’a rien à voir avec le système éducatif. Les personnes que j’ai citées n’étaient pas forcément éduquées. Sir Abdool Razack Mohamed m’avait confié un jour : « Look at me bhaiya, I’m a 6th Standard Fail ». Mais politiquement, sa valeur était inestimable. Il en est de même pour Bissoondoyal et Jagatsingh qui n’étaient jamais allés au collège ou à l’université. Mais ils avaient mis tout leur cœur dans la gestion du pays. Ces valeurs n’existent plus aujourd’hui.

J’aime bien Pravind Jugnauth. C’est un garçon ‘bien cool’ contrairement à son père qui avait un langage violent. Mais au sein de son gouvernement, il n’y a pas un seul élément qui peut le succéder comme Premier ministre de ce pays. Personne ! S’il n’y a pas de cohésion entre les partis de l’Opposition, « marké gardé Pravind Jugnauth pou reste comme Premier ministre pou encore deux ou trois mandats ».

Même au sein de l’Opposition, je ne vois personne succéder à Navin Ramgoolam qui reste le seul challenger de Pravind Jugnauth. Apparemment, on ne veut pas d’Arvin Boolell. Qui est ce Vaish qui succèdera à Navin Ramgoolam ? La communauté majoritaire a mis une croix sur Bérenger comme Premier ministre. Idem pour Duval. Qui au sein de l’Opposition pourra alors être Premier ministre après Navin Ramgoolam ?

Q : La façon dont vous le dites, il semble qu’il n’y a plus d’espoir pour la classe politique…

Il y a de l’espoir. Mais cela dépend des chefs et des dirigeants actuels. Si les partis de l’Opposition ne changent pas d’attitude envers le PTr et si le PTr ne trouve pas quelqu’un d’autre pour devenir Premier ministre après Navin Ramgoolam, « alors bliyé pouvoir » !

Q : Quelle est votre vision pour une île Maurice meilleure ?

L’île Maurice, c’est avant tout le peuple et le savoir-vivre. Ceci dit, c’est le secteur privé qui amène actuellement le vrai développement dans le pays. L’oligarchie sucrière a beaucoup changé. Aujourd’hui, le secteur privé fait davantage confiance aux personnes qualifiées et compétentes. Je n’ai jamais rêvé de voir, un jour, un fils de coolie à la tête d’une organisation qui était jadis un monopole de l’oligarchie sucrière. Mais pourtant, le CEO de « Médine Sugar Estate » est aujourd’hui Dhiren Ponnusamy. Le « Mauritius Sugar Syndicate » est maintenant dirigé par Devesh Dukhira, arrière-petit-fils d’un coolie. Qui l’aurait imaginé ?

Le secteur privé privilégie les compétences, d’où qu’elles viennent. Le gouvernement doit lui emboîter le pas. Il ne faut pas que le gouvernement porte de visière et favoriser spécifiquement une communauté ou une caste. Il y a encore beaucoup à faire. Mais il faut de la volonté pour y arriver.